L’histoire du colonel Mohamed el-Ghanam ressemble à un mauvais roman
d’espionnage, dans lequel James Bond rencontrerait Kafka. Victime au
Caire d’un attentat à la soviétique en 1999, cet opposant de la première
heure au régime Moubarak s’est réfugié en Suisse, où il est aujourd’hui
enfermé sur la foi d’un rapport qui s’est révélé faux. Depuis plus de
dix ans, sa famille ne parvient pas à le voir.
Extrêmement amaigri, le colonel el-Ghanam n’est plus que l’ombre de
lui-même, assure son avocat, qui lui a rendu récemment visite dans sa
prison de Champ-Dollon. L’Égyptien, ancien directeur du département de
recherche juridique du ministère de l’Intérieur de son pays, avait
demandé l’asile politique à la Suisse en 2001. Mais ce refuge est devenu
sa geôle. Est-ce lié à son refus d’enquêter sur un centre islamique
genevois au profit de la police helvétique ? L’affaire el-Ghanam ou la
chute d’un officier qui en sait peut-être trop.
Le polar commence dans une rue sombre du Caire. Nous sommes en 1999.
Au volant d’une Coccinelle blanche, Mohamed el-Ghanam est pris en
sandwich par deux voitures qui lui foncent dessus et lui font perdre le
contrôle de la direction. Le colonel dirige alors le département de
recherche juridique au ministère de l’Intérieur, mais il est identifié
comme un fervent opposant de Moubarak. Il a ainsi refusé de falsifier
des rapports destinés à compromettre un journal égyptien. Selon lui,
c’est pour cela que le régime veut le faire taire. La Suisse accepte sa
demande d’asile politique.
Descente aux enfers
Cette année 2003, el-Ghanam passe un coup de fil au journaliste
anglais Robert Fisk, réputé pour le sérieux de ses enquêtes. L’ancien
haut gradé confie à Fisk que les services secrets et la police
helvétique le traquent et le harcèlent depuis qu’il a refusé de
travailler pour eux. Il soutient avoir été approché pour infiltrer le
Centre islamique de Genève, dirigé par Hani Ramadan (frère de Tariq).
Une opération nommée Memphis. Victime de paranoïa ou réellement
persécuté ? L’ancien colonel porte plainte contre les services secrets
helvétiques pour harcèlement moral. Pour l’ex-colonel, c’est le début
d’une descente aux enfers.
L’Égyptien est d’abord mis en détention préventive pour quatre mois.
Il est accusé, sur la foi d’un rapport de police, d’avoir planté un
couteau de cuisine dans l’abdomen d’un doctorant africain. Une
altercation qui a eu lieu le 15 février 2005, dans le hall de
l’université de Genève où el-Ghanam prend des cours de droit pour
devenir avocat. La victime dira plus tard que Mohamed el-Ghanam l’a
menacée avec un couteau, mais ne l’a pas touchée.
"Pénalement irresponsable"
L’affaire du couteau est vécue par l’Égyptien comme une injustice. Il
est persuadé que c’est son refus de travailler pour les services
secrets qui lui a valu l’incarcération. Et dénonce une tentative
d’intimidation de la part des services secrets, qu’il accuse de vouloir
faire pression sur lui afin qu’il retire la plainte. Une affirmation
qu’il clame haut et fort. Et d’adresser dans ce sens plusieurs courriers
de menaces à des élus dont fait partie l’ex-conseillère d’État
Micheline Spoerri, alors à la tête de la police cantonale.
C’est sur un rapport psychiatrique et la plainte de Spoerri, qui
prétend avoir été menacée de mort, qu’il est jugé pénalement
irresponsable et interné à Champ-Dollon, d’où il ne sortira plus.
Problème : sept ans plus tard, le rapport de police se révèle être un
faux.
La valse des remords
"J’ai eu une rupture d’anévrisme cette année-là et je n’étais pas en
forme, j’ai mal interprété le résumé de l’altercation", a déclaré
récemment Jacques Mettraux, l’officier de la Brigade de sécurité
intérieure suisse (BRIS) rédacteur du fameux rapport. L’officier se
souvient sept ans plus tard que Mohamed el-Ghanam n’a en fait jamais
blessé le doctorant africain.
Micheline Spoerri, l’élue qui a porté plainte contre l’ancien
colonel, se rétracte également. Elle a confié récemment au journal
suisse La liberté reconnaître que le degré de menaces des lettres
qu’elle a reçues à l’époque était très "controversé", mais que "tout de
même" elle se souvient avoir été menacée de mort...
En dépit de ces explications confuses, el-Ghanam est toujours
incarcéré. Il n’a subi aucun procès en bonne et due forme, car il a été
jugé "pénalement irresponsable". Nouveau problème : l’expertise
psychiatrique a été effectuée sans qu’il ait vu le moindre psychiatre !
Le professeur Timothy Harding, à l’origine de l’expertise, est
aujourd’hui à la retraite. Il éprouve lui aussi quelques remords.
"Expertiser un patient sans pouvoir lui parler est très exceptionnel, je
l’ai fait deux fois dans ma carrière. Je ne suis évidemment pas très
tranquille de la tournure dramatique de cette affaire. Cela m’inquiète
beaucoup", confie-t-il aux journalistes du journal suisse La Liberté.
Un officier de brigade qui revient sur son rapport, une élue qui
n’est plus certaine du degré de dangerosité du détenu, un psychiatre qui
déclare fou un patient qu’il n’a jamais rencontré : mais pourquoi
garde-t-on Mohamed el-Ghanam en détention ? Son avocat tire la sonnette
d’alarme sur l’état de santé de son client, qu’il dit être en danger de
mort. Il souhaite le voir au plus vite quitter Champ-Dollon pour un
établissement hospitalier.
Inquiétudes
Dans un café du centre-ville du Caire, le frère cadet de Mohamed
el-Ghanam pense avoir quelques réponses à ces interrogations : "Je suis
persuadé que mon frère sait quelque chose qui est susceptible de
compromettre la police et les services secrets suisses ; cela tourne
autour de l’infiltration de Centre islamique de Genève, l’opération
Memphis." L’homme est pharmacien et n’a rien d’un hurluberlu. Il est
arrivé au rendez-vous avec un attaché-case ou sont compilées les preuves
de l’innocence de son aîné. "Si les Suisses l’enferment et le font
passer pour fou, c’est pour l’empêcher de parler", affirme Ali. Il
ajoute ne pas être certain que la personne incarcérée à Champ-Dollon
soit bien Mohamed el-Ghanam. "Je n’ai pas vu mon frère depuis 2001. À
chaque fois que je me suis présenté à la prison, le personnel m’a
affirmé que Mohamed refuse de me voir. Mon frère est-il toujours
vivant ?" s’inquiète-t-il.
La seule personne qui a pu rencontrer le détenu est l’avocat de la
famille, Me Baynet. "Bien qu’il ne m’ait pas adressé la parole, je n’ai
pas de motif de douter que c’est bien Mohamed el-Ghanam que j’ai pu voir
lors de ma dernière visite, dit l’avocat. Il m’a été présenté comme tel
par les employés de la prison et la directrice du service d’exécution
des peines. Mais effectivement, je n’ai pas pu le reconnaître, car il
porte la barbe et ne ressemble pas aux photos que j’ai pu voir de lui,
prises avant 2005. Je ne crois toutefois pas qu’il soit décédé",
commente l’avocat. Son défenseur pense que, dans cette affaire, les
services secrets suisses ont fait une erreur. "Il est plus simple de
maintenir el-Ghanam en prison plutôt que de reconnaître les erreurs du
passé", conclut-il.
Les autorités égyptiennes se réveillent
Après la chute de Hosni Moubarak, en février 2011, un nouveau
Parlement est élu en Égypte. L’affaire el-Ghanam commence à faire grand
bruit. Le ministère égyptien des Affaires étrangères s’est saisi du
dossier. Le député Magdy Sabri réclame la libération de l’ex-colonel.
D’après Ali el-Ghanam, l’ambassadeur de Suisse en Égypte devrait être
convoqué incessamment.
Dominik Furgler, l’ambassadeur de Suisse en Égypte, ne peut recevoir
les journalistes pour cause, nous dit-on, d’agenda chargé. Mais il
répond par mail : " Monsieur el-Ghanam a été interné en 2007, suite à un
jugement du tribunal compétent du canton de Genève. Il est actuellement
détenu à cause de son état psychiatrique et maintenu en détention pour
des raisons thérapeutiques. Cette mesure est régulièrement réexaminée
par les médecins. Les autorités suisses et égyptiennes sont en contact
sur cette affaire." Fin du mail. Pas de l’histoire.
(02 mai 2012 - Par Fatiha Temmouri)
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