mercredi 2 mai 2012

Égypte : l’étrange histoire de Mohamed el-Ghanam

L’histoire du colonel Mohamed el-Ghanam ressemble à un mauvais roman d’espionnage, dans lequel James Bond rencontrerait Kafka. Victime au Caire d’un attentat à la soviétique en 1999, cet opposant de la première heure au régime Moubarak s’est réfugié en Suisse, où il est aujourd’hui enfermé sur la foi d’un rapport qui s’est révélé faux. Depuis plus de dix ans, sa famille ne parvient pas à le voir.

Extrêmement amaigri, le colonel el-Ghanam n’est plus que l’ombre de lui-même, assure son avocat, qui lui a rendu récemment visite dans sa prison de Champ-Dollon. L’Égyptien, ancien directeur du département de recherche juridique du ministère de l’Intérieur de son pays, avait demandé l’asile politique à la Suisse en 2001. Mais ce refuge est devenu sa geôle. Est-ce lié à son refus d’enquêter sur un centre islamique genevois au profit de la police helvétique ? L’affaire el-Ghanam ou la chute d’un officier qui en sait peut-être trop.
Le polar commence dans une rue sombre du Caire. Nous sommes en 1999. Au volant d’une Coccinelle blanche, Mohamed el-Ghanam est pris en sandwich par deux voitures qui lui foncent dessus et lui font perdre le contrôle de la direction. Le colonel dirige alors le département de recherche juridique au ministère de l’Intérieur, mais il est identifié comme un fervent opposant de Moubarak. Il a ainsi refusé de falsifier des rapports destinés à compromettre un journal égyptien. Selon lui, c’est pour cela que le régime veut le faire taire. La Suisse accepte sa demande d’asile politique.

Descente aux enfers
Cette année 2003, el-Ghanam passe un coup de fil au journaliste anglais Robert Fisk, réputé pour le sérieux de ses enquêtes. L’ancien haut gradé confie à Fisk que les services secrets et la police helvétique le traquent et le harcèlent depuis qu’il a refusé de travailler pour eux. Il soutient avoir été approché pour infiltrer le Centre islamique de Genève, dirigé par Hani Ramadan (frère de Tariq). Une opération nommée Memphis. Victime de paranoïa ou réellement persécuté ? L’ancien colonel porte plainte contre les services secrets helvétiques pour harcèlement moral. Pour l’ex-colonel, c’est le début d’une descente aux enfers.
L’Égyptien est d’abord mis en détention préventive pour quatre mois. Il est accusé, sur la foi d’un rapport de police, d’avoir planté un couteau de cuisine dans l’abdomen d’un doctorant africain. Une altercation qui a eu lieu le 15 février 2005, dans le hall de l’université de Genève où el-Ghanam prend des cours de droit pour devenir avocat. La victime dira plus tard que Mohamed el-Ghanam l’a menacée avec un couteau, mais ne l’a pas touchée.

"Pénalement irresponsable"
L’affaire du couteau est vécue par l’Égyptien comme une injustice. Il est persuadé que c’est son refus de travailler pour les services secrets qui lui a valu l’incarcération. Et dénonce une tentative d’intimidation de la part des services secrets, qu’il accuse de vouloir faire pression sur lui afin qu’il retire la plainte. Une affirmation qu’il clame haut et fort. Et d’adresser dans ce sens plusieurs courriers de menaces à des élus dont fait partie l’ex-conseillère d’État Micheline Spoerri, alors à la tête de la police cantonale.
C’est sur un rapport psychiatrique et la plainte de Spoerri, qui prétend avoir été menacée de mort, qu’il est jugé pénalement irresponsable et interné à Champ-Dollon, d’où il ne sortira plus. Problème : sept ans plus tard, le rapport de police se révèle être un faux.

La valse des remords
"J’ai eu une rupture d’anévrisme cette année-là et je n’étais pas en forme, j’ai mal interprété le résumé de l’altercation", a déclaré récemment Jacques Mettraux, l’officier de la Brigade de sécurité intérieure suisse (BRIS) rédacteur du fameux rapport. L’officier se souvient sept ans plus tard que Mohamed el-Ghanam n’a en fait jamais blessé le doctorant africain.
Micheline Spoerri, l’élue qui a porté plainte contre l’ancien colonel, se rétracte également. Elle a confié récemment au journal suisse La liberté reconnaître que le degré de menaces des lettres qu’elle a reçues à l’époque était très "controversé", mais que "tout de même" elle se souvient avoir été menacée de mort...
En dépit de ces explications confuses, el-Ghanam est toujours incarcéré. Il n’a subi aucun procès en bonne et due forme, car il a été jugé "pénalement irresponsable". Nouveau problème : l’expertise psychiatrique a été effectuée sans qu’il ait vu le moindre psychiatre !
Le professeur Timothy Harding, à l’origine de l’expertise, est aujourd’hui à la retraite. Il éprouve lui aussi quelques remords. "Expertiser un patient sans pouvoir lui parler est très exceptionnel, je l’ai fait deux fois dans ma carrière. Je ne suis évidemment pas très tranquille de la tournure dramatique de cette affaire. Cela m’inquiète beaucoup", confie-t-il aux journalistes du journal suisse La Liberté.
Un officier de brigade qui revient sur son rapport, une élue qui n’est plus certaine du degré de dangerosité du détenu, un psychiatre qui déclare fou un patient qu’il n’a jamais rencontré : mais pourquoi garde-t-on Mohamed el-Ghanam en détention ? Son avocat tire la sonnette d’alarme sur l’état de santé de son client, qu’il dit être en danger de mort. Il souhaite le voir au plus vite quitter Champ-Dollon pour un établissement hospitalier.

Inquiétudes
Dans un café du centre-ville du Caire, le frère cadet de Mohamed el-Ghanam pense avoir quelques réponses à ces interrogations : "Je suis persuadé que mon frère sait quelque chose qui est susceptible de compromettre la police et les services secrets suisses ; cela tourne autour de l’infiltration de Centre islamique de Genève, l’opération Memphis." L’homme est pharmacien et n’a rien d’un hurluberlu. Il est arrivé au rendez-vous avec un attaché-case ou sont compilées les preuves de l’innocence de son aîné. "Si les Suisses l’enferment et le font passer pour fou, c’est pour l’empêcher de parler", affirme Ali. Il ajoute ne pas être certain que la personne incarcérée à Champ-Dollon soit bien Mohamed el-Ghanam. "Je n’ai pas vu mon frère depuis 2001. À chaque fois que je me suis présenté à la prison, le personnel m’a affirmé que Mohamed refuse de me voir. Mon frère est-il toujours vivant ?" s’inquiète-t-il.
La seule personne qui a pu rencontrer le détenu est l’avocat de la famille, Me Baynet. "Bien qu’il ne m’ait pas adressé la parole, je n’ai pas de motif de douter que c’est bien Mohamed el-Ghanam que j’ai pu voir lors de ma dernière visite, dit l’avocat. Il m’a été présenté comme tel par les employés de la prison et la directrice du service d’exécution des peines. Mais effectivement, je n’ai pas pu le reconnaître, car il porte la barbe et ne ressemble pas aux photos que j’ai pu voir de lui, prises avant 2005. Je ne crois toutefois pas qu’il soit décédé", commente l’avocat. Son défenseur pense que, dans cette affaire, les services secrets suisses ont fait une erreur. "Il est plus simple de maintenir el-Ghanam en prison plutôt que de reconnaître les erreurs du passé", conclut-il.

Les autorités égyptiennes se réveillent
Après la chute de Hosni Moubarak, en février 2011, un nouveau Parlement est élu en Égypte. L’affaire el-Ghanam commence à faire grand bruit. Le ministère égyptien des Affaires étrangères s’est saisi du dossier. Le député Magdy Sabri réclame la libération de l’ex-colonel. D’après Ali el-Ghanam, l’ambassadeur de Suisse en Égypte devrait être convoqué incessamment.
Dominik Furgler, l’ambassadeur de Suisse en Égypte, ne peut recevoir les journalistes pour cause, nous dit-on, d’agenda chargé. Mais il répond par mail : " Monsieur el-Ghanam a été interné en 2007, suite à un jugement du tribunal compétent du canton de Genève. Il est actuellement détenu à cause de son état psychiatrique et maintenu en détention pour des raisons thérapeutiques. Cette mesure est régulièrement réexaminée par les médecins. Les autorités suisses et égyptiennes sont en contact sur cette affaire." Fin du mail. Pas de l’histoire.

(02 mai 2012 - Par Fatiha Temmouri)

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