Été 1983, Tamo et Meyer, 80 ans, sont les dernier juifs berbères du Haut Atlas. © Abderrahim Youssi
A l’occasion de l’exposition “Les juifs dans l’orientalisme”, au
musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à Paris jusqu’au 8 juillet, retour
sur la saga du judaïsme marocain.
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Ils n’ont jamais voulu partir. Refusant de se laisser bousculer par
l’Histoire. Sourds aux appels de la Terre promise. En cet été 1983, Tamo
et Meyer, 80 ans, savent qu’ils sont les derniers juifs berbères du
Haut Atlas. La veille encore, des membres de la communauté, venus de
Casablanca, ont tenté de les emmener dans un hospice de Marrakech. Mais
ils ne quitteront pas les flancs ocre d’Aït Bouguemez. Et qu’importe
s’ils ne sont plus en mesure de vivre de leur métier – bourrelier pour
lui, tisserande pour elle. Ils savent qu’ils peuvent compter sur les
familles du village. Dans la soirée, le fils des Janane, chauffeur
routier, rapportera de Béni Mellal de la viande kasher. Demain, l’une
des filles des Beigha déposera du grain, des œufs et des légumes.
Normal, entre voisins ? Peut-être. Mais surtout emblématique de ce
judaïsme marocain qui compte aujourd’hui trois mille âmes. Certes, c’est
peu au regard des deux cent cinquante mille de 1945. Mais cela n’en
fait pas moins la plus grande communauté juive du monde arabe.
« Il est probable que les premiers juifs sont arrivés au Maroc au
Ve siècle av. J.-C., après la destruction du premier Temple de
Jérusalem. »
Mohammed Kenbib, spécialiste de l’histoire du judaïsme marocain
« Il y a les juifs. Et il y a nous, les juifs marocains », s’amuse
Hervey Levy, chef d’entreprise d’Agadir. La quarantaine, père de deux
enfants, il vit avec tous les siens dans sa ville natale. « Nous faisons
partie intégrante de l’évolution de ce pays. Nous y avons toujours eu
notre place et personne ne la conteste. »
Il faut remonter à la nuit des temps pour trouver l’origine de cette
histoire qui a vu juifs et musulmans partager les mêmes langues,
superstitions, saints, souverains ou ennemis, comme le rappelle
l’exposition « Les juifs dans l’orientalisme » du musée d’Art et
d’Histoire du judaïsme à Paris. Le Maroc y est largement représenté,
notamment avec la célèbre Noce juive de Delacroix (1841), mais aussi
dans les tableaux de Jean Lecomte du Nouÿ, Alfred Dehodencq ou Jean-Léon
Gérôme. La Madeleine de ce dernier, en bronze doré et patiné, porte
ainsi le costume des mariées juives du pays.
« Il est probable que les premiers juifs sont arrivés au Maroc au Ve
siècle av. J.-C., après la destruction du premier Temple de Jérusalem,
explique le professeur Mohammed Kenbib, grand spécialiste de l’histoire
du judaïsme marocain. Vinrent ensuite ceux chassés par la destruction du
second Temple, en l’an 70, entraînant la judéisation des Berbères,
comme il y a eu berbérisation des juifs. Les Andalous sont arrivés en
1492, avec l’Inquisition. »
Les juifs bénéficient du statut de « dhimmis ». « Ce sont des
protégés du sultan, poursuit Kenbib. Ils peuvent pratiquer leur religion
mais reconnaissent la suprématie de l’islam et payent un impôt
particulier. » L’intégration du Maroc dans le marché économique mondial,
au XIXe siècle, met à mal l’équilibre culturel, social et économique
trouvé entre les populations juives et musulmanes. Les artisans juifs
doivent faire face à la concurrence des machines et des objets
manufacturés venus d’ailleurs. Et cela s’accentue avec le protectorat
(1912-1956), qui entraîne une certaine prolétarisation de la communauté.
Sans parler des colons, qui occupent désormais le rôle d’intermédiaires
avec l’Europe, jadis dévolu aux juifs.
A l’arrivée des Français, ces derniers doivent également faire face à
un antisémitisme jusqu’alors inconnu au Maroc. Dès 1940, les lois
antijuives de Vichy y sont appliquées. Sauf qu’entre 1941 et 1943 les
musulmans n’hésitent pas à leur servir de prête-nom pour éviter que
leurs biens soient séquestrés. Quant au roi Mohammed V, qui avait ouvert
les portes du royaume aux juifs d’Europe persécutés dès les années
1930, il a ostensiblement fait savoir aux autorités françaises qu’il ne
faisait aucune distinction entre ses sujets.
« Après la Shoah, il fallait redonner aux juifs de nouvelles
raisons de vivre et d’espérer. C’est au Maroc que se trouvait
la communauté la plus importante d’Afrique du Nord. »
Emile Sebban, fondateur de l’Ecole normale hébraïque de Casablanca
Les juifs marocains ont ainsi traversé la tourmente sans grands
dommages, contrairement aux juifs d’Europe, quasiment rayés de la carte.
C’est donc naturellement vers eux que se tournent les sionistes (1)
pour peupler le nouvel Etat d’Israël. Dès 1947, des centaines d’agents
sionistes parcourent à cette fin le Maroc, forçant parfois la main à une
population totalement intégrée dans la société. Les départs
s’accentuent ensuite avec l’indépendance du pays (1956) et la guerre des
Six-Jours en Israël (1967).
Aujourd’hui, au Maroc, cette histoire vieille de près de deux mille
cinq cents ans est vaguement enseignée dans les manuels scolaires.
Pourtant, elle est partout, inscrite à jamais dans le paysage. Et bien
sûr dans les ruelles des mellahs, ces quartiers jadis dévolus aux juifs,
à ne pas confondre avec les ghettos fermés d’Europe. Celles de Rabat
portent toujours leurs noms. Rue Shalom-Zaoui, rue David-Cohen... Plus
un seul juif n’habite ici. Ceux qui résident encore dans la capitale du
royaume se sont éparpillés en ville. Mais c’est surtout à Casablanca que
l’on trouve le gros de la communauté.
En ce début avril, veille de Pessah (Pâque juive), l’heure y est à la
fête. Voilà maintenant plusieurs jours que Marcelle Sebban et son amie
Sarita Harrus (respectivement 83 ans et 94 ans) sont sur le pont. La
première était professeur de mathématiques. La seconde, institutrice, a
aussi voué sa vie à l’éducation. Elles et leurs maris symbolisent le
rôle joué, au sein de la communauté juive marocaine, par les
institutions scolaires de l’Alliance israélite universelle, cette
société culturelle juive internationale fondée en France en 1860. Comme
le rappelle Marcelle, « l’Alliance a amené l’émancipation par
l’instruction. »
Avril 2012, Emile et Marcelle Sebban et Sion Assidon. © Zara Samiry
Né en Algérie, Emile Sebban, le mari de Marcelle, est arrivé au Maroc
au lendemain de la guerre pour créer l’Ecole normale hébraïque de
Casablanca, en 1946. Au programme, un enseignement moderne, hébraïque,
français et arabe d’excellente qualité. « Après la Shoah, il fallait
redonner aux juifs de nouvelles raisons de vivre et d’espérer. Nous
n’aurions pas pu ouvrir cette école ailleurs. C’est au Maroc que se
trouvait la communauté la plus importante d’Afrique du Nord. A l’époque,
nous n’avions pas conscience qu’elle allait massivement émigrer vers
Israël, la France ou le Canada. » Aujourd’hui, l’école, située dans le
quartier résidentiel de l’Oasis, compte encore 150 élèves.
Presque tous les enfants Sebban, désormais dispersés à l’étranger, y
ont étudié. Et c’est pour les accueillir que Marcelle court les rues de
Casa, où l’effervescence de la fête de Pessah est à son comble. La
boucherie Amar ne désemplit pas. Idem pour la pâtisserie de Norbert
Fahl. Les indigents de la communauté ne s’y sont pas trompés, faisant la
manche alternativement en arabe et en français. Ouverte en 1945 par la
grand-mère de Norbert, la maison débite meringues, biscuits secs et
autres gâteaux kasher. D’autant que la boutique est mitoyenne de la
synagogue Beth-El, l’une des trente synagogues de la ville. Construite
en 1949 dans un style arabo-andalou, elle accueille les cérémonies
officielles en présence des représentants de Mohammed VI. Tous les
vendredis soir, on y bénit le roi et ce pays, dont la nouvelle
Constitution stipule que l’unité « forgée par la convergence de ses
composantes arabo-islamiques, amazigh [berbère, NDLR] et saharo-hassani
s’est nourrie et enrichie de ses affluents africains, andalous,
hébraïques et méditerranéens ».
« La saga du judaïsme marocain est trop profondément
ancrée dans l’histoire de ce pays pour disparaître. »
André Azoulay, conseiller de Mohammed VI
Alors, tout irait pour le mieux dans le Royaume chérifien ? Non. La
communauté se réduit chaque jour davantage, et sa moyenne d’âge est
élevée. Le pays va mal. Les islamistes « modérés » sont au pouvoir. Les
inégalités sont criantes, la délinquance en hausse, et c’est sur ce
terreau que prospère un islamisme radical à l’origine des attentats de
Casablanca, en 2003. « Un juif, c’est désormais une abstraction. Non
plus le voisin ou le cordonnier, mais celui qui est en Palestine et fait
du mal », regrette le militant associatif antisioniste Sion Assidon
(lire encadré ci-dessous).
On fait avec. D’autant que certains enfants reviennent au pays.
« Après ses études en France, mon aîné a accumulé des stages payés une
misère, raconte Norbert Fahl, le pâtissier. A Casa, il a immédiatement
trouvé du travail. » Idem pour Yoav, le fils Amar, parti à l’étranger
six ans durant, qui a ouvert une sandwicherie kasher mitoyenne à la
boucherie de ses parents, fréquentée à 95 % par des musulmans.
« La saga du judaïsme marocain est trop profondément ancrée dans
l’histoire de ce pays pour disparaître », affirme André Azoulay, hier
conseiller économique de Hassan II, aujourd’hui conseiller de son fils,
Mohammed VI. « Pour en comprendre la réalité contemporaine et les
ressorts, pensez à ce million de juifs marocains dispersés sur tous les
continents et qui, génération après génération, ont su et voulu cultiver
leur mémoire, affichant sans complexe la richesse de leur marocanité. »
Sion Assidon, lui, fait un rêve. « Au XII-XIIIe siècle, la dynastie
musulmane berbère des Almohade, qui domina l’Afrique du Nord et
l’Espagne, avait réduit la communauté juive à néant. Mais à peine
ont-ils perdu le pouvoir qu’elle renaissait de ses cendres. Avec un peu
de chance, l’histoire pourrait se répéter... »
(Par Yasmine Youssi - Télérama n° 3252)
Note
(1) Le mouvement sioniste est né à la fin du XIXe siècle, sous
l’impulsion de l’écrivain austro-hongrois Theodor Herzel (1860-1904). Il
prône l’installation du peuple juif en Palestine dans le cadre d’un
Etat indépendant.
Juif et arabe à la fois
Juin 1967, avec la guerre des Six-Jours, de nombreux Juifs marocains
plient bagage. Tous pourtant ne réagissent pas de la même manière.
« C’est là que s’est forgée ma conscience politique », se souvient Sion
Assidon. Lui est né en 1948, à Agadir. « Assidon est un nom berbère,
dit-il. J’appartiens au Maroc. Je suis arabe, issu de la communauté
juive. En 1967, j’ai été sommé de me définir. J’ai pris le parti des
opprimés, les Palestiniens. » Assidon appartient à une longue lignée de
Marocains, juifs, impliqués dans un combat citoyen pour leur pays. Ses
aînés, alors communistes – emmenés par l’écrivain Edmond Amran El Maleh
(1917-2010), l’ingénieur des mines Raphaël Scemama (1918-2012, né au
Maroc mais de nationalité tunisienne), Abraham Serfaty (1926-2010) ou le
linguiste Simon Levy (1934-2011) –, se sont battus pour l’indépendance.
La génération suivante, souvent engagée à l’extrême gauche, a affronté
Hassan II. Tel Assidon, torturé et emprisonné de 1972 à 1984. Il anime,
depuis 1996, Transparency Maroc, l’association qui lutte contre la
corruption des pouvoirs publics.
A Casa, le musée du judaïsme
Elle arpente les allées des antiquaires des médinas. Alpague un
vendeur. « Quoi, tu vas vendre ce manteau de Torah aux Américains ? On
ne nous donnera même pas de visa pour aller le voir. Honte à toi ! »
Zhor Rehihil, conservatrice du musée du Judaïsme marocain – le seul
musée juif du monde arabe –, voit son énergie décuplée lorsqu’il s’agit
de se battre pour son établissement, fondé par Simon Levy en 1997.
L’institution, nichée dans un ancien orphelinat, paraît bien petite au
regard des musées occidentaux. Elle n’en est que plus forte, parce
qu’elle raconte aux Marocains leur propre histoire à travers une poignée
de trésors. Comme cette extraordinaire estrade de lecture de la Torah
du XVIIIe siècle, couleur vert d’eau, en bois, dénichée dans les
sous-sols de la grande synagogue Toledano de Meknès.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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