Sa kalachnikov n’est jamais loin. Dans son petit garage à Bab
el-Tabaneh, un quartier sunnite de Tripoli, dans le nord du Liban,
Samir, 54 ans, les cheveux bruns et une grosse moustache, dévoile une
cicatrice à l’arrière de sa jambe gauche. Quelques jours plus tôt, il a
reçu une balle alors qu’il "défendait" son quartier contre les tirs en
provenance de Jebel Mohsen, quartier alaouite de Tripoli, situé juste en
face. Les combats entre ces deux quartiers ont fait une dizaine de
morts.
La tension est montée d’un cran lorsque, le 12 mai, la sûreté générale,
dont le directeur est considéré comme proche du Hezbollah, a arrêté le
militant salafiste Chadi Mawlaoui. Accusé de liens avec un groupe
terroriste armé, ce dernier a démenti. Place al-Noor, sur laquelle trône
une imposante sculpture formant le mot "Allah", de nombreux drapeaux
noirs à l’effigie du califat flottent. Chaises en plastique, pupitres,
paillotes, les salafistes se sont installés pour demander la libération
de leur "frère", effective depuis le 22 mai.
L’imam Bilal Ahmed, de la mosquée al-Farouk, arrive en scooter. Djellaba
couleur taupe, cheveux ras et barbe brune, il explique qu’ils "ne
partiront pas de la place tant que les quelque 200 autres prisonniers
détenus depuis 5 ans sans jugement ne sont pas libérés". La plupart
auraient été interpellés à la suite des combats qui ont opposé l’armée
libanaise au Fatah al-Islam en 2007 dans le camp palestinien de Nahr
el-Bared, situé à quelques kilomètres de Tripoli.
L’appel à la prière retentit. En ce jour de prière, les fidèles prient
sur le bitume, place al-Noor, à Bab el-Tabaneh, ils se pressent dans les
nombreuses mosquées du quartier. Les magasins baissent leur rideau les
uns après les autres. Des drapeaux de la révolution syrienne flottent
dans ce quartier aux immeubles criblés de balles. Quelques portraits de
Saad Hariri, le fils du Premier ministre Rafik Hariri assassiné en 2005,
sont visibles, même si l’étendard noir des salafistes domine.
Samir exhibe fièrement son arme, expose le chargeur plein et la suspend
au fond de son garage vide. À ses côtés, Mohamed, les cheveux
grisonnants et sans emploi, revendique aussi être un combattant "depuis
plus de 30 ans". "Ces armes nous servent contre le Hezbollah, contre le
régime syrien et contre Jebel Mohsen", scande-t-il. De l’autre côté de
la rue de Syrie, Jebel Mohsen surplombe Bab el-Tabaneh. Des barrages de
l’armée filtrent l’accès de ce quartier alaouite (branche du chiisme à
laquelle appartient Bachar el-Assad). Des soldats sont postés à tous les
coins de rue. D’autres patrouillent.
Les immeubles dentelés portent les stigmates de plus de 30 ans de combats.
Certains impacts d’obus datent de la guerre civile (1975-1990),
d’autres de la veille. "C’est Bachar el-Assad ! On le défendra jusqu’à
la mort", lance un jeune homme d’une trentaine d’années, en pointant du
doigt l’immense portrait du dictateur syrien qui s’affiche sur un
rond-point. Ici, c’est le drapeau officiel syrien qu’on arbore. Une
photo d’Hafez el-Assad (père de Bachar el-Assad) vieillie par le temps
est scotchée à la devanture d’un café narguilé, non loin de celle de
Michel Sleimane, le président libanais. Une barbe poivre et sel bien
fournie, Abou Hassan, 52 ans, se revendique comme le "chef du comité de
défense du quartier" et estime que "les salafistes sont à la base des
problèmes avec Bab el-Tabaneh".
La tension entre les deux communautés date des années 1980, lorsque de
nombreux alaouites ont été installés dans ce quartier sous la protection
de l’armée syrienne. Depuis mai 2008, le fossé entre sunnites et
chiites s’est creusé. À l’époque, la démonstration de force du Hezbollah
dans les quartiers du Courant du futur à Beyrouth avait été vécue comme
une humiliation. Depuis, les combattants n’ont pas été inquiétés par
les autorités. Ces dernières n’ont pas non plus remis les quatre
présumés coupables de l’attentat contre Rafik Hariri au Tribunal spécial
pour le Liban.
En janvier 2011, le Premier ministre Saad Hariri a
été évincé et remplacé par Najib Mikati, allié au camp du 8 mars dominé
par le Hezbollah, avant de quitter le pays.
"Les gens ont le sentiment qu’il n’y a pas de justice. Ils pensent
qu’ils doivent se protéger eux-mêmes. Tous les ingrédients sont réunis
pour qu’une guerre éclate", constate amèrement Nader Ghazal, le maire de
la ville de Tripoli, alors qu’il se trouve au siège de la chambre des
commerces de la ville. Hommes d’affaires et représentants se penchent
sur les questions économiques, sociales et sécuritaires. Nader Ghazal
assure que plus de 30 % des Tripolitains vivent en-dessous du seuil de
pauvreté, que la ville enregistre le taux de chômage le plus élevé du
pays, les quartiers de Bab el-Tabaneh et Jebel Mohsen en tête. Cet
ancien homme d’affaires avoue avoir un sentiment "d’impuissance" face à
la situation sécuritaire : "La police municipale n’est pas bien équipée
pour intervenir. Quand il y a des combats, tout ce qu’on fait, c’est
nettoyer et préparer le terrain pour la prochaine bataille."
Ce sentiment d’impuissance est partagé par Nasr Maamari, le directeur de
l’hôpital al-Zahraa, dont 50 lits, sur les 70 de disponibles, sont
destinés aux réfugiés syriens. "Devant l’hôpital, l’armée a essayé
d’arrêter un réfugié qui était blessé", raconte ce jeune homme de 25 ans
qui l’a sur ses épaules pour le ramener à l’intérieur du bâtiment. Le
20 mai, des soldats ont ouvert le feu, dans des circonstances peu
claires, sur un convoi, tuant un dignitaire religieux sunnite, Ahmad
Abdelwahed, et le Cheikh Mohammed el-Merheb, connu pour ses positions
antisyriennes. Le soir même, des combats faisaient deux morts et 18
blessés à Beyrouth.
Pour Nasr, "ce ne sont que certains éléments de l’armée qui ont fait ça
qui doivent être sous la pression du régime syrien". Alors que son père a
déserté l’institution militaire en 1976, au début de la guerre civile,
il a l’impression que l’histoire se répète : "À l’époque, les
Palestiniens étaient au centre des dissensions entre les chrétiens et
les musulmans, aujourd’hui, la même chose pourrait se produire entre pro
et antisyriens, chiites d’un côté et sunnites de l’autre."
(26 mai 2012 - Assawra)
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