dimanche 27 mai 2012

Liban : Tripoli, la petite Syrie libanaise meurtrie (par Assawra)

Sa kalachnikov n’est jamais loin. Dans son petit garage à Bab el-Tabaneh, un quartier sunnite de Tripoli, dans le nord du Liban, Samir, 54 ans, les cheveux bruns et une grosse moustache, dévoile une cicatrice à l’arrière de sa jambe gauche. Quelques jours plus tôt, il a reçu une balle alors qu’il "défendait" son quartier contre les tirs en provenance de Jebel Mohsen, quartier alaouite de Tripoli, situé juste en face. Les combats entre ces deux quartiers ont fait une dizaine de morts.
La tension est montée d’un cran lorsque, le 12 mai, la sûreté générale, dont le directeur est considéré comme proche du Hezbollah, a arrêté le militant salafiste Chadi Mawlaoui. Accusé de liens avec un groupe terroriste armé, ce dernier a démenti. Place al-Noor, sur laquelle trône une imposante sculpture formant le mot "Allah", de nombreux drapeaux noirs à l’effigie du califat flottent. Chaises en plastique, pupitres, paillotes, les salafistes se sont installés pour demander la libération de leur "frère", effective depuis le 22 mai.
L’imam Bilal Ahmed, de la mosquée al-Farouk, arrive en scooter. Djellaba couleur taupe, cheveux ras et barbe brune, il explique qu’ils "ne partiront pas de la place tant que les quelque 200 autres prisonniers détenus depuis 5 ans sans jugement ne sont pas libérés". La plupart auraient été interpellés à la suite des combats qui ont opposé l’armée libanaise au Fatah al-Islam en 2007 dans le camp palestinien de Nahr el-Bared, situé à quelques kilomètres de Tripoli.
L’appel à la prière retentit. En ce jour de prière, les fidèles prient sur le bitume, place al-Noor, à Bab el-Tabaneh, ils se pressent dans les nombreuses mosquées du quartier. Les magasins baissent leur rideau les uns après les autres. Des drapeaux de la révolution syrienne flottent dans ce quartier aux immeubles criblés de balles. Quelques portraits de Saad Hariri, le fils du Premier ministre Rafik Hariri assassiné en 2005, sont visibles, même si l’étendard noir des salafistes domine.
Samir exhibe fièrement son arme, expose le chargeur plein et la suspend au fond de son garage vide. À ses côtés, Mohamed, les cheveux grisonnants et sans emploi, revendique aussi être un combattant "depuis plus de 30 ans". "Ces armes nous servent contre le Hezbollah, contre le régime syrien et contre Jebel Mohsen", scande-t-il. De l’autre côté de la rue de Syrie, Jebel Mohsen surplombe Bab el-Tabaneh. Des barrages de l’armée filtrent l’accès de ce quartier alaouite (branche du chiisme à laquelle appartient Bachar el-Assad). Des soldats sont postés à tous les coins de rue. D’autres patrouillent.
Les immeubles dentelés portent les stigmates de plus de 30 ans de combats.
Certains impacts d’obus datent de la guerre civile (1975-1990), d’autres de la veille. "C’est Bachar el-Assad ! On le défendra jusqu’à la mort", lance un jeune homme d’une trentaine d’années, en pointant du doigt l’immense portrait du dictateur syrien qui s’affiche sur un rond-point. Ici, c’est le drapeau officiel syrien qu’on arbore. Une photo d’Hafez el-Assad (père de Bachar el-Assad) vieillie par le temps est scotchée à la devanture d’un café narguilé, non loin de celle de Michel Sleimane, le président libanais. Une barbe poivre et sel bien fournie, Abou Hassan, 52 ans, se revendique comme le "chef du comité de défense du quartier" et estime que "les salafistes sont à la base des problèmes avec Bab el-Tabaneh".
La tension entre les deux communautés date des années 1980, lorsque de nombreux alaouites ont été installés dans ce quartier sous la protection de l’armée syrienne. Depuis mai 2008, le fossé entre sunnites et chiites s’est creusé. À l’époque, la démonstration de force du Hezbollah dans les quartiers du Courant du futur à Beyrouth avait été vécue comme une humiliation. Depuis, les combattants n’ont pas été inquiétés par les autorités. Ces dernières n’ont pas non plus remis les quatre présumés coupables de l’attentat contre Rafik Hariri au Tribunal spécial pour le Liban.
En janvier 2011, le Premier ministre Saad Hariri a été évincé et remplacé par Najib Mikati, allié au camp du 8 mars dominé par le Hezbollah, avant de quitter le pays.
"Les gens ont le sentiment qu’il n’y a pas de justice. Ils pensent qu’ils doivent se protéger eux-mêmes. Tous les ingrédients sont réunis pour qu’une guerre éclate", constate amèrement Nader Ghazal, le maire de la ville de Tripoli, alors qu’il se trouve au siège de la chambre des commerces de la ville. Hommes d’affaires et représentants se penchent sur les questions économiques, sociales et sécuritaires. Nader Ghazal assure que plus de 30 % des Tripolitains vivent en-dessous du seuil de pauvreté, que la ville enregistre le taux de chômage le plus élevé du pays, les quartiers de Bab el-Tabaneh et Jebel Mohsen en tête. Cet ancien homme d’affaires avoue avoir un sentiment "d’impuissance" face à la situation sécuritaire : "La police municipale n’est pas bien équipée pour intervenir. Quand il y a des combats, tout ce qu’on fait, c’est nettoyer et préparer le terrain pour la prochaine bataille."
Ce sentiment d’impuissance est partagé par Nasr Maamari, le directeur de l’hôpital al-Zahraa, dont 50 lits, sur les 70 de disponibles, sont destinés aux réfugiés syriens. "Devant l’hôpital, l’armée a essayé d’arrêter un réfugié qui était blessé", raconte ce jeune homme de 25 ans qui l’a sur ses épaules pour le ramener à l’intérieur du bâtiment. Le 20 mai, des soldats ont ouvert le feu, dans des circonstances peu claires, sur un convoi, tuant un dignitaire religieux sunnite, Ahmad Abdelwahed, et le Cheikh Mohammed el-Merheb, connu pour ses positions antisyriennes. Le soir même, des combats faisaient deux morts et 18 blessés à Beyrouth.
Pour Nasr, "ce ne sont que certains éléments de l’armée qui ont fait ça qui doivent être sous la pression du régime syrien". Alors que son père a déserté l’institution militaire en 1976, au début de la guerre civile, il a l’impression que l’histoire se répète : "À l’époque, les Palestiniens étaient au centre des dissensions entre les chrétiens et les musulmans, aujourd’hui, la même chose pourrait se produire entre pro et antisyriens, chiites d’un côté et sunnites de l’autre."

(26 mai 2012 - Assawra)

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