mardi 22 mai 2012

Egypte : Présidentielle ouverte sous l’oeil de l’armée

Après six décennies sous l’emprise plus ou moins forte d’un régime militaire, les Egyptiens font cette semaine l’expérience inédite d’une élection présidentielle dont le nom du vainqueur n’est pas connu à l’avance.

Ils sont appelés aux urnes mercredi et jeudi pour le premier tour d’un scrutin destiné à choisir parmi douze candidats le successeur d’Hosni Moubarak, chassé du pouvoir par la rue le 11 février 2011, au terme d’une transition gérée par l’armée et entachée de nombreuses violences.

L’élection du nouveau président, si besoin à l’issue d’un second tour mi-juin, est présentée comme le point d’orgue d’une transition démocratique qui devrait voir l’armée rendre le pouvoir aux civils - tout en continuant, sans doute, à tirer les ficelles en coulisse.

Près de seize mois après la chute du raïs et en dépit de l’élection cet hiver d’un parlement dominé par les islamistes, le pouvoir n’a pas encore changé de mains. Dirigé par le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, qui fut pendant vingt ans le ministre de la Défense d’Hosni Moubarak, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) n’a prévu de s’effacer que le 1er juillet.Au profit de qui ? Même si le climat politique actuel est loin d’être un modèle de démocratie, et si l’organisation de l’élection présidentielle elle-même a prêté à confusion avec la disqualification sur le fil de dix des 23 candidats, le fait que l’on se pose la question est en soi une nouveauté pour l’Egypte.

Ni la pratique balbutiante des sondages, ni le résultat des dernières législatives n’offrent de certitude sur l’issue d’un scrutin où les allégeances tribales et les angoisses des électeurs face à la dégradation de la situation économique et sécuritaire, qui pourraient les pousser à privilégier un "homme à poigne", devraient peser davantage que les idées politiques.Les Egyptiens sont épuisés par plus d’une année d’alliances politiques parfois contre-nature, de rivalités irréconciliables et d’explosions de violences meurtrières qui ont fini par saper jusqu’à l’enthousiasme des jeunes à l’origine du soulèvement contre Hosni Moubarak.
Le débat s’est concentré ces derniers mois sur la question de savoir si le président serait d’obédience islamiste ou libérale, mais le principal défi ne changera pas : comment relancer une économie en panne, lutter contre la pauvreté, le chômage, l’effondrement des services publics et du système éducatif à l’origine de l’explosion populaire de janvier 2011 ?Sans compter que l’on ignore quels seront ses pouvoirs, puisque l’Egypte ne s’est toujours pas dotée d’une nouvelle Constitution. Avant même la place accordée à la charia (loi islamique), elle devra trancher entre régime présidentiel et parlementaire - un choix qui pourrait être lourd de conséquences si le nouveau président n’est, contrairement au parlement, pas islamiste.

"C’est la grande question aujourd’hui en Egypte", estime Rashid Khalidi, professeur d’études arabes à l’Université de Columbia, à New York. "Ce n’est pas de savoir si le président sera ou non un fondamentaliste, ou s’il sera ou non Frère musulman, c’est de savoir qui du président et du parlement détiendra réellement le pouvoir."Impossible, pour autant, d’ignorer le match à quatre qui semble devoir opposer d’une part deux islamistes, le Frère musulman Mohamed Morsi et le dissident de la confrérie Abdel Moneim Aboul Fotouh, et d’autre part deux "libéraux" incarnant une forme de continuité avec l’ancien régime, l’ex-ministre Amr Moussa et l’ex-général Ahmed Chafik, favori de l’armée et de la minorité chrétienne copte.Face à ces poids lourds, seul le "président des pauvres", le nassérien Hamdin Sabahi, qui se présente en "seul défenseur des idéaux révolutionnaires", semble en mesure de tirer son épingle du jeu, même si sa présence au second tour ferait figure de tremblement de terre.

L’arbitre attentif de cette joute électorale est l’armée égyptienne, qui a beaucoup à perdre en abandonnant le pouvoir aux civils, au point que les rues du Caire bruissent depuis des mois de rumeurs de coup d’Etat dans l’hypothèse d’une victoire d’un candidat qui ne conviendrait pas aux généraux.Et ce candidat pourrait être celui des Frères musulmans, dont l’un des dirigeants, Essam el Erian, a prévenu qu’ils "ne permettraient pas à l’armée de jouer un rôle politique" à l’avenir, tout en admettant que le processus de "démilitarisation de l’Etat" prendrait du temps pour éviter "une confrontation frontale".

Les multiples références des islamistes au modèle turc, jugé rassurant, notamment pour les Occidentaux, ne sont pas de nature à réconforter les généraux égyptiens, qui ont vu nombre de leurs homologues turcs terminer derrière les barreaux après une cohabitation tendue avec les islamistes de l’AKP."La Turquie est un exemple de la façon dont les choses peuvent se passer. Les changements semblent au départ minimes et graduels, mais ils finissent par s’accumuler", souligne Shadi Hamid, analyste au Doha Brookings Center.

Les militaires ont clairement dit qu’ils ne voulaient pas continuer à gérer les affaires courantes - domaine dans lequel ils n’ont pas brillé depuis quinze mois - mais il est hors de question pour eux de renoncer à leur droit de regard sur les grands sujets de politique étrangère ou de défense et surtout à leurs privilèges.
Si l’armée s’est tenue à l’écart de la politique sous Hosni Moubarak, c’est parce qu’elle estimait son statut protégé par le président, aussi bien en termes d’intérêts économiques, qui vont du complexe militaro-industriel aux usines d’embouteillage d’eau minérale, que de moyens militaires garantis par un budget secret et une aide américaine annuelle d’1,3 milliard de dollars - rançon de l’accord de paix égypto-israélien de Camp David.

Toute atteinte à ces privilèges serait vécue comme un casus belli par les généraux, qui entendent également voir garantie leur immunité pour tout acte, notamment de corruption, commis sous l’ancien régime.
Point final d’une transition laborieuse, la présidentielle n’est peut-être de ce point de vue que le point de départ d’un nouveau bras-de-fer.

(22 mai 2012)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire