Après six décennies sous l’emprise plus ou moins forte d’un régime
militaire, les Egyptiens font cette semaine l’expérience inédite d’une
élection présidentielle dont le nom du vainqueur n’est pas connu à
l’avance.
Ils sont appelés aux urnes mercredi et jeudi pour le premier tour
d’un scrutin destiné à choisir parmi douze candidats le successeur
d’Hosni Moubarak, chassé du pouvoir par la rue le 11 février 2011, au
terme d’une transition gérée par l’armée et entachée de nombreuses
violences.
L’élection du nouveau président, si besoin à l’issue d’un second tour
mi-juin, est présentée comme le point d’orgue d’une transition
démocratique qui devrait voir l’armée rendre le pouvoir aux civils -
tout en continuant, sans doute, à tirer les ficelles en coulisse.
Près de seize mois après la chute du raïs et en dépit de l’élection
cet hiver d’un parlement dominé par les islamistes, le pouvoir n’a pas
encore changé de mains. Dirigé par le maréchal Mohamed Hussein Tantawi,
qui fut pendant vingt ans le ministre de la Défense d’Hosni Moubarak,
le Conseil suprême des forces armées (CSFA) n’a prévu de s’effacer que
le 1er juillet.Au profit de qui ? Même si le climat politique actuel est loin d’être
un modèle de démocratie, et si l’organisation de l’élection
présidentielle elle-même a prêté à confusion avec la disqualification
sur le fil de dix des 23 candidats, le fait que l’on se pose la question
est en soi une nouveauté pour l’Egypte.
Ni la pratique balbutiante des sondages, ni le résultat des dernières
législatives n’offrent de certitude sur l’issue d’un scrutin où les
allégeances tribales et les angoisses des électeurs face à la
dégradation de la situation économique et sécuritaire, qui pourraient
les pousser à privilégier un "homme à poigne", devraient peser davantage
que les idées politiques.Les Egyptiens sont épuisés par plus d’une année d’alliances
politiques parfois contre-nature, de rivalités irréconciliables et
d’explosions de violences meurtrières qui ont fini par saper jusqu’à
l’enthousiasme des jeunes à l’origine du soulèvement contre Hosni
Moubarak.
Le débat s’est concentré ces derniers mois sur la question de savoir
si le président serait d’obédience islamiste ou libérale, mais le
principal défi ne changera pas : comment relancer une économie en panne,
lutter contre la pauvreté, le chômage, l’effondrement des services
publics et du système éducatif à l’origine de l’explosion populaire de
janvier 2011 ?Sans compter que l’on ignore quels seront ses pouvoirs, puisque
l’Egypte ne s’est toujours pas dotée d’une nouvelle Constitution. Avant
même la place accordée à la charia (loi islamique), elle devra trancher
entre régime présidentiel et parlementaire - un choix qui pourrait être
lourd de conséquences si le nouveau président n’est, contrairement au
parlement, pas islamiste.
"C’est la grande question aujourd’hui en Egypte", estime Rashid
Khalidi, professeur d’études arabes à l’Université de Columbia, à New
York. "Ce n’est pas de savoir si le président sera ou non un
fondamentaliste, ou s’il sera ou non Frère musulman, c’est de savoir qui
du président et du parlement détiendra réellement le pouvoir."Impossible, pour autant, d’ignorer le match à quatre qui semble
devoir opposer d’une part deux islamistes, le Frère musulman Mohamed
Morsi et le dissident de la confrérie Abdel Moneim Aboul Fotouh, et
d’autre part deux "libéraux" incarnant une forme de continuité avec
l’ancien régime, l’ex-ministre Amr Moussa et l’ex-général Ahmed Chafik,
favori de l’armée et de la minorité chrétienne copte.Face à ces poids lourds, seul le "président des pauvres", le
nassérien Hamdin Sabahi, qui se présente en "seul défenseur des idéaux
révolutionnaires", semble en mesure de tirer son épingle du jeu, même si
sa présence au second tour ferait figure de tremblement de terre.
L’arbitre attentif de cette joute électorale est l’armée égyptienne,
qui a beaucoup à perdre en abandonnant le pouvoir aux civils, au point
que les rues du Caire bruissent depuis des mois de rumeurs de coup
d’Etat dans l’hypothèse d’une victoire d’un candidat qui ne conviendrait
pas aux généraux.Et ce candidat pourrait être celui des Frères musulmans, dont l’un
des dirigeants, Essam el Erian, a prévenu qu’ils "ne permettraient pas à
l’armée de jouer un rôle politique" à l’avenir, tout en admettant que
le processus de "démilitarisation de l’Etat" prendrait du temps pour
éviter "une confrontation frontale".
Les multiples références des islamistes au modèle turc, jugé
rassurant, notamment pour les Occidentaux, ne sont pas de nature à
réconforter les généraux égyptiens, qui ont vu nombre de leurs
homologues turcs terminer derrière les barreaux après une cohabitation
tendue avec les islamistes de l’AKP."La Turquie est un exemple de la façon dont les choses peuvent se
passer. Les changements semblent au départ minimes et graduels, mais ils
finissent par s’accumuler", souligne Shadi Hamid, analyste au Doha
Brookings Center.
Les militaires ont clairement dit qu’ils ne voulaient pas continuer à
gérer les affaires courantes - domaine dans lequel ils n’ont pas brillé
depuis quinze mois - mais il est hors de question pour eux de renoncer à
leur droit de regard sur les grands sujets de politique étrangère ou de
défense et surtout à leurs privilèges.
Si l’armée s’est tenue à l’écart de la politique sous Hosni Moubarak,
c’est parce qu’elle estimait son statut protégé par le président, aussi
bien en termes d’intérêts économiques, qui vont du complexe
militaro-industriel aux usines d’embouteillage d’eau minérale, que de
moyens militaires garantis par un budget secret et une aide américaine
annuelle d’1,3 milliard de dollars - rançon de l’accord de paix
égypto-israélien de Camp David.
Toute atteinte à ces privilèges serait vécue comme un casus belli par
les généraux, qui entendent également voir garantie leur immunité pour
tout acte, notamment de corruption, commis sous l’ancien régime.
Point final d’une transition laborieuse, la présidentielle n’est
peut-être de ce point de vue que le point de départ d’un nouveau
bras-de-fer.
(22 mai 2012)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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