C’est une opposition hétéroclite qui fait pression à Tunis. "Des
partis qui se chamaillaient il y a encore quelques semaines se sont
rassemblés pour trouver une solution pour le pays", annonce Khemaïs
Ksila, député de Nidaa Tounes - parti de centre-droit considéré comme le
principal rival d’Ennahda -, et l’un de la soixantaine d’élus qui
boycottent les travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC).
Depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet, ils demandent la
démission du gouvernement, la formation d’un gouvernement de compétences
et la dissolution de l’ANC, dont les travaux sont suspendus "jusqu’au
début du dialogue, et cela au service de la Tunisie".
Car, pour eux, le constat est sans appel : dégradation de la situation
économique, sociale et sécuritaire, et une constitution qui se fait
toujours attendre... Ils dénoncent aussi les ligues de protection de la
révolution qu’ils considèrent comme des "milices" et la "mainmise
d’Ennahda sur l’administration". Une situation jugée "complexe", et même
"gravissime", par Mohamed Jemmour, le vice-secrétaire général du Front
Populaire, coalition formée de 11 partis de gauche qui s’est rapprochée
récemment de Nidaa Tounes. "La conjoncture dans le pays nous oblige à
changer de position à l’égard de ce parti", explique Mohamed Jemmour.
Mais les débats avec les jeunesses du "Front Pop’" - qui voient en cette
formation politique un recyclage des anciens du RCD, le parti dissous
de Ben Ali - sont "tendus", "passionnés", "certains nous disent qu’on
les a trahis. On leur explique qu’on ne peut pas avoir des ennemis
éternels et des alliés éternels".
Depuis dix jours, chaque soir, les représentants de ces partis
d’opposition, longtemps considérés comme "mous", se retrouvent place du
Bardo, face à l’ANC, rompent le jeûne et chauffent la foule dans des
discours parfois virulents. Parmi les manifestants, certains les
félicitent et les poussent à continuer ; d’autres tiennent des propos
plus durs. "Lamentable", "nul", "ridicule"... "Ils veulent tous être
président. Leur seule cause est le pouvoir", fustige Meriem, 18 ans.
"Ils n’ont aucune proposition. Et une fois qu’ils auront le pouvoir, que
vont-ils faire ?" se demande une jeune femme. "Actuellement, le seul
projet de l’opposition est de supplanter Ennahda", observe le
politologue Larbi Chouikha.
Des accusations balayées par tous les concernés : "La campagne
électorale n’a pas commencé, on révélera notre programme en temps voulu.
Mais dans ce moment crucial, nous devons rassurer les Tunisiens",
explique Bochra Bel Haj Hamida, directrice exécutive de Nidaa Tounes,
qui répète que son parti "n’est pas contre Ennahda", mais constate que
"le gouvernement a échoué".
De son côté, Rached Ghannouchi, le leader du mouvement islamique,
estimait dans La Presse ce mardi que "les événements actuels font partie
de la contre-révolution", et appelait à "un dialogue national, sans
condition préalable". Se disant prêt à retirer l’article 141 de la
future Constitution, qui définit "l’islam en tant que religion d’État",
ou encore à remanier le gouvernement, il refuse cependant de céder le
poste de Premier ministre, une demande phare de l’opposition. "Il y a un
grand déficit de confiance et beaucoup de surenchères des deux côtés.
Mais ils sont condamnés à dialoguer et il faut agir vite, la crise est
plus grave qu’en février et le changement doit être plus profond",
constate Mokhtar Yahyaoui, juge dissident sous Ben Ali qui tente
d’instaurer le dialogue entre les deux camps.
Et si dans les coulisses quelques négociations ont bien cours, c’est
dans la rue que chacun jauge son poids et essaie d’imposer ses vues.
Depuis bientôt deux semaines, des manifestations se déroulent un peu
partout dans le pays : "une stratégie d’asphyxie de l’économie pour
affaiblir Ennahda", confie le représentant d’un bureau de Nidaa Tounes
dans la banlieue sud de Tunis.
Mardi 6 août au Bardo, à l’occasion de la commémoration des six mois de
l’assassinat de Chokri Belaïd, plus de 40 000 personnes selon la police,
plus de 100 000 selon les organisateurs, protestaient devant l’ANC,
avec la bénédiction de l’UGTT, la puissante centrale syndicale. Quatre
jours plus tôt, Ennahda affirme avoir réuni, selon ses propres chiffres,
près de 200 000 manifestants place de la Kasbah pour soutenir la
"légitimité des urnes", avec en tête le renversement du régime élu des
Frères musulmans en Égypte. "Le pays est clivé en deux et la
bipolarisation, observée dès le lendemain du 23 octobre (2011, date des
élections, NDLR), s’accentue. Ennahda est responsable de cette
situation, mais les partis de l’opposition ne sont pas en reste",
commente le politologue Larbi Chouikha, qui "redoute que le pays ne
s’enfonce dans la violence".
(07-08-2013 - Julie Schneider )
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