vendredi 16 août 2013

Égypte : La "journée de la colère" vire au bain de sang

La "journée de la colère" décrétée vendredi par les Frères musulmans en Egypte a dégénéré en de nouveaux affrontements meurtriers au Caire, où on compte près de 50 morts selon des sources proches de la sécurité, ainsi que dans d’autres villes du pays.
Dans le centre de la capitale, survolé par un hélicoptère militaire et où retentissaient des rafales d’armes automatiques, un journaliste de Reuters a dénombré 27 corps transportés dans une mosquée proche de la place Ramsès où convergeaient les islamistes. La plupart portaient les marques de blessures par balles.
De sources proches des services de sécurité, on évoquait en fin d’après-midi un bilan de près de 50 morts dans la capitale.
Dans la province du Fayoum, au sud du Caire, on rapporte de source médicale que des affrontements similaires ont fait au moins cinq morts et 70 blessés. Quatre morts ont été signalés à Ismaïlia, dans le nord-est, huit autres à Damiette, au bord de la mer Méditerranée et deux à Tanta, dans le delta du Nil.
Deux jours après l’intervention sanglante des forces de l’ordre contre les campements qu’ils occupaient au Caire, des milliers de partisans de l’ancien président Mohamed Morsi ont répondu à l’appel de la confrérie.
Bravant les mises en garde du gouvernement mis en place après la destitution de Mohamed Morsi, le 3 juillet, ils ont de nouveau exigé son rétablissement dans ses fonctions et la démission du chef de l’état-major de l’armée, le général Abdel Fattah al Sissi, qui cumule aussi les fonctions de ministre de la Défense et vice-Premier ministre, qu’ils tiennent pour responsable des troubles meurtriers de mercredi.
"Le peuple réclame que le boucher soit exécuté", a dit l’un d’eux, Mustafa Ibrahim, 37 ans.
Dans la matinée, l’armée égyptienne avait déployé des dizaines de véhicules blindés aux points névralgiques de la capitale tandis que le ministère de l’Intérieur avait prévenu la veille que les forces de sécurité tireraient à balles réelles contre ceux qui s’en prendraient à elles ou à des bâtiments officiels.
Mais des milliers d’islamistes ont convergé à la sortie des grandes prières du vendredi vers la place Ramsès, dans le centre de la capitale, où des affrontements ont éclaté.
Des milliers de manifestants islamistes, le visage protégé par des masques chirurgicaux, des masques à gaz et des foulards, ont fait face aux gaz lacrymogènes. Des journalistes de Reuters ont dit avoir entendu des coups de feu.
"Tôt ou tard, je vais mourir", a déclaré Sara Ahmed, l’une des rares manifestantes du Caire à ne pas porter le voile islamique. "Il vaut mieux mourir pour mes droits que dans mon lit. Les fusils ne nous font plus peur (...) Il ne s’agit pas des Frères, il s’agit des droits de l’homme."
L’agence de presse officielle Mena a annoncé la mort d’un policier, tué par balles dans le nord de la capitale.
Même si elle admet avoir "pris des coups", la confrérie refuse de reculer dans son bras de fer avec Abdel Fattah al Sissi.
Dans un communiqué publié dans la nuit, les Frères disaient vouloir réunir pour ce "vendredi de la colère" des millions de partisans. "Malgré la douleur et la peine suscitées par la perte de nos martyrs, le dernier crime commis par les putschistes a renforcé notre détermination à en finir avec eux."
Le "vendredi de la colère" a été le nom donné à la journée la plus violente du soulèvement de janvier-février 2011 ayant abouti à la chute de l’ancien président Hosni Moubarak. Ce jour-là, le 28 janvier 2011, les manifestants avaient pris le dessus sur la police, amenant l’armée à intervenir et à mettre à l’écart le "raïs".
Cette aggravation de la situation et la polarisation croissante de la société égyptienne inquiètent la communauté internationale, qu’alerte notamment la proclamation, mercredi, de l’état d’urgence par les autorités égyptiennes.
Réuni d’urgence, le Conseil de sécurité des Nations unies a lancé jeudi soir un appel à la retenue.
De leur côté, François Hollande et Angela Merkel ont estimé vendredi que l’Union européenne devrait revoir ses relations avec l’Egypte à la lumière des derniers développements.
Le président français et la chancelière allemande, qui se sont entretenus par téléphone, souhaitent que les ministres des Affaires étrangères de l’UE se réunissent la semaine prochaine pour discuter en urgence de la situation en Egypte.
Le gouvernement allemand, qui a conseillé pour la première fois aux touristes d’éviter les stations balnéaires égyptiennes de la mer Rouge, a annoncé qu’il allait revoir sans attendre ses liens avec Le Caire.
Le président américain Barack Obama a estimé pour sa part que les Etats-Unis ne pouvaient plus coopérer normalement avec l’Egypte et a annoncé l’annulation de manoeuvres militaires conjointes entre les deux pays prévues en septembre. Mais il n’a pas pour autant touché à l’aide financière massive que Washington apporte à l’armée égyptienne.
A l’inverse, le roi Abdallah d’Arabie saoudite a appelé les nations arabes à soutenir les autorités égyptiennes dans leur lutte "contre le terrorisme" et les tentatives de déstabilisation du pays.

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Appui tacite des leaders arabes au coup de force
La majorité des dirigeants arabes ont appuyé tacitement le coup de force sanglant contre les Frères musulmans en Egypte, y voyant un coup d’arrêt à la menace que représente la confrérie pour leur pouvoir, estiment des experts.
Seuls le Qatar, parrain de la confrérie, et la Tunisie, où le parti au pouvoir appartient à la même mouvance, ont condamné de manière virulente le bain de sang qui a fait près de 600 morts mercredi, selon un bilan officiel.
En revanche, le roi Abdallah d’Arabie saoudite a proclamé vendredi son appui au pouvoir égyptien "face au terrorisme" et a appelé "les Egyptiens, les Arabes et les musulmans à s’opposer à tous ceux qui tentent de déstabiliser l’Egypte".
"Toutes les monarchies du Golfe, à l’exception du Qatar, ainsi que la Jordanie et d’autres pays arabes craignaient l’exportation de la révolution des Frères musulmans chez eux. C’est pour cela qu’elles ont misé sur un retour au schéma classique d’un pouvoir fort en Egypte, pays pivot du monde arabe", note Khattar Abou Diab, professeur à Paris-Sud.
L’armée égyptienne, au pouvoir depuis 1952, a destitué début juillet l’islamiste Mohamed Morsi, premier président civil élu démocratiquement un an plus tôt, avant d’installer un gouvernement intérimaire.
La majorité des pays arabes, Ryad en tête, "ont constaté avec déplaisir le poids grandissant de la Turquie et de l’Iran sur tous les dossiers concernant le monde arabe. Leur soutien au (nouveau) régime égyptien montre leur volonté de refonder un nouveau système régional purement arabe sur des bases plus classiques", note M. Abou Diab, spécialiste du monde arabe.
Grâce au Printemps arabe, Ankara, dont le gouvernement est issu des Frères musulmans, a acquis le statut de puissance régionale en s’impliquant à fond dans les affaires arabes. L’Iran de son côté a renforcé ses liens avec le régime de Damas et noué des relations avec les Frères musulmans en Egypte.
"Ce qui s’est passé en Egypte s’inscrit dans ce qu’on peut appeler une +guerre froide+ arabe et il est facile aujourd’hui de savoir qui est le vainqueur", assure Shadi Hamid, expert du Moyen-Orient auprès du Brookings Doha Center.
Selon lui, les gagnants sont l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, principaux parrains du nouveau pouvoir en Egypte, au détriment du Qatar et des Frères musulmans.
Ryad et Abou Dhabi "ont été ravis du coup d’Etat militaire qui profite à leurs intérêts régionaux et qui porte un coup à leurs plus dangereux opposants que sont les Frères musulmans", ajoute l’expert.
Les relations entre l’Arabie et les Frères musulmans, bonnes durant trois décennies, se sont dégradées avec la première guerre du Golfe en 1990 quand la confrérie a critiqué le royaume pour avoir accepté des bases américaines sur son territoire.
Beaucoup de Frères musulmans ont été expulsés, et les relations se sont tendues davantage après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis.
A l’époque, Ryad avait accusé les Frères musulmans d’être à l’origine de l’idéologie jihadiste et le ministre de l’Intérieur, le prince Nayef, avait déclaré publiquement en 2002 que "tous les groupes extrémistes sont issus des Frères musulmans".
"Pour les Emiratis et les Saoudiens, les Frères musulmans ont une ambition régionale qui peut être un danger pour les monarchies du Golfe", estime Stéphane Lacroix, professeur à l’Institut des Sciences politiques de Paris et spécialiste des Frères Musulmans.
"Ces monarchies estiment que leur intérêt est d’avoir plutôt des dictatures que des régimes démocratiques qui sont trop instables et imprévisibles à leurs yeux", ajoute l’expert.
Ce que Ryad n’a pas pardonné à la confrérie, c’est son flirt avec l’Iran chiite, principal rival du royaume sunnite au Moyen-Orient.
"Les Frères n’ont jamais été hostiles à des relations avec l’Iran chiite alors que pour les Saoudiens, c’est une ligne rouge tant du point de vue de l’orthodoxie sunnite que pour des raisons de géopolitique régionale", estime M. Lacroix.
"Les deux pays se battent pour la suprématie dans la région et pour Ryad, Téhéran est l’adversaire numéro un", ajoute-t-il.
Pour M. Abou Diab, "l’option démocratique dans le monde arabe est plus ou moins stoppée. Ce qui s’est passé en Egypte peut donner des idées à d’autres en Libye et en Tunisie et cette mainmise de l’armée en Egypte pourrait faire tache d’huile".

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