La gérontocratie saoudienne vacille. Le roi Abdallah d'Arabie saoudite,
âgé de 90 ans, a été hospitalisé le 31 décembre en raison d'une
pneumonie. La dégradation de son état de santé déjà chancelant - le
souverain a subi de nombreuses opérations au cours des dernières années -
a même nécessité la mise en place d'un tube pour l'aider à respirer. Et
a, inévitablement, relancé le débat explosif sur sa succession, à
l'heure où l'Arabie saoudite est directement menacée par la montée en
puissance de l'organisation État islamique (EI). Officiellement, c'est
le prince héritier Salmane Ben Abdel Aziz, demi-frère du monarque, âgé
lui-même de 77 ans, qui est appelé à lui succéder.
"Le système de succession en Arabie saoudite est adelphique,
contrairement à l'Europe où il demeure patrilinéaire", souligne Nabil
Mouline*, grand spécialiste de l'Arabie saoudite au CNRS et à Stanford. À
la différence des monarchies "classiques", où le trône se transmet
verticalement de père en fils, le règne saoudien passe de frère en frère
d'une même génération, à la mort de chacun d'entre eux, selon un ordre
préétabli. Lorsque le dernier membre d'une fratrie décède, le relais est
alors passé à la génération suivante. "Chaque transition
générationnelle donne lieu à des guerres fratricides acharnées où c'est
le prince le plus fort qui l'emporte", souligne Nabil Mouline.
À sa mort en 1953, Abdelaziz al-Saoud, premier roi de l'Arabie saoudite
moderne, laisse derrière lui une trentaine d'épouses avec lesquelles il a
eu une cinquantaine de fils. Cinq d'entre eux - Saoud, Fayçal, Khaled,
Fahd et Abdallah - lui succéderont sur le trône jusqu'à aujourd'hui.
Pour que les autres frères ne se sentent pas lésés, la famille Saoud a
mis en place un système de répartition horizontale du pouvoir. "Le roi
n'est pas un monarque absolu", pointe Nabil Mouline. "Chaque prince
s'approprie un fief et essaie de thésauriser un maximum de ressources
afin de conquérir le plus de pouvoir possible."
Pour peser au sein de la famille royale, les plus grands princes se
réunissent autour de factions regroupant des personnalités influentes du
royaume : oulémas (religieux), bureaucrates, hommes d'affaires et
intellectuels. Actuellement, les deux plus grandes sont la faction du
roi Abdallah - le roi, ses fils, des demi-frères et leurs clients - et
celle dite des "Soudayri" : sept frères germains (ils ont la même mère,
NDLR) réunis autour du prince Salmane. Par ministères interposés, les
deux groupes se livrent une lutte sans merci. "Le plus grand terrain de
cette rivalité demeure l'étranger, où chaque faction joue sa propre
diplomatie pour mieux la réinvestir sur le plan interne", explique Nabil
Mouline.
Or, la multiplication des centres de décision brouille considérablement
la diplomatie du pays. La crise syrienne en est le parfait exemple.
Officiellement engagée auprès de l'opposition modérée à Bachar el-Assad,
l'Arabie saoudite finance aussi certains groupes djihadistes parmi les
plus radicaux en raison de la volonté de certains princes à voir le
Front al-Nosra (al-Qaida en Syrie) et l'EI obtenir la tête du président
syrien. Une politique incendiaire qui se retourne aujourd'hui contre la
pétromonarchie, première cible de l'organisation État islamique. Le 5
janvier, un attentat suicide attribué à l'EI a d'ailleurs coûté la vie à
trois gardes-frontières saoudiens, dont un haut gradé, à proximité de
l'Irak, où est implantée l'organisation.
Du point de vue régional, l'Arabie saoudite, royaume wahhabite (version
ultra-rigoriste de l'islam sunnite), demeure en perte de vitesse dans sa
"guerre froide" contre l'Iran chiite. En Irak, en Syrie, au Yémen ou
encore à Bahreïn, Riyad voit les chiites - pourtant ultra-minoritaires
(10 %) dans le monde musulman - gagner en influence dans la région, au
détriment des sunnites. "La nature même du pouvoir saoudien empêche le
pays de jouer pleinement son rôle régional que lui confèrent pourtant sa
taille et ses ressources", pointe Nabil Mouline. Or, la menace résonne
jusqu'au coeur de la pétromonarchie saoudienne, régulièrement secouée
par des manifestations de sa minorité chiite, présente en grand nombre
dans sa province pétrolière du Hasa (est du pays).
Principale source de revenus de l'Arabie saoudite, le pétrole constitue
pourtant aujourd'hui son talon d'Achille. Jusqu'ici, l'alliance pétrole
contre protection entre Washington et Riyad, scellée en 1945 par le
pacte de Quincy, garantissait la sécurité du royaume. Or, cette entente
est remise en cause par les formidables réserves de gaz de schiste
désormais exploitées aux États-Unis. L'entrée sur le marché du pétrole
américain explique d'ailleurs en partie la chute vertigineuse des cours
du brut, qui coûte très cher au royaume : Riyad prévoit un déficit
budgétaire de 38,6 milliards de dollars pour l'année 2015.
Si les formidables réserves saoudiennes en liquidités (environ 800
milliards de dollars) accordent indéniablement un sursis à la monarchie,
une crise prolongée menacerait, à terme, le pacte rente pétrolière
contre paix sociale entretenu avec sa population. Car, contrairement au
Qatar et aux Émirats arabes unis, l'Arabie saoudite est un pays
fortement peuplé (21,3 millions de Saoudiens), jeune (47 % de la
population a moins de 25 ans) et lourdement frappé par le chômage (25 %
de chômeurs). Une bombe sociale à retardement que la gérontocratie
saoudienne ne peut se permettre d'ignorer.
Dans ce contexte explosif, la monarchie Saoud n'a pas le droit de rater
sa succession. "Pour faire face aux défis régionaux comme internes,
l'Arabie saoudite doit absolument se métamorphoser en adoptant un
système politique monocéphale autour d'une personnalité nouvelle forte
de la famille royale", insiste le spécialiste Nabil Mouline. Une
obligation pour le royaume, compte tenu de l'âge avancé des deux princes
héritiers - Salmane, 77 ans, et Moqren, 69 ans -, et surtout de la
lutte déjà acharnée que se livre en coulisse la pléiade de petits-fils
de la troisième génération Saoud. Dans le cas contraire, la
gérontocratie pourrait signer son arrêt de mort.
(19-01-2015 - Armin Arefi)
(*) Nabil Mouline, auteur de Histoire de l'Arabie saoudite (éditions Flammarion).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire