Les attentats terroristes de Paris doivent-ils amener la France à
changer de politique au Moyen-Orient ? Ce souhait a été formulé cette
semaine par l'ancien Premier ministre François Fillon, qui a appelé à un
rapprochement de Paris avec la Russie et l'Iran contre les djihadistes
de l'organisation État islamique (EI). Grand spécialiste du monde arabe,
le journaliste Ignace Dalle vient de publier La Ve République et le
monde arabe (éditions Fayard), ouvrage dans lequel il retrace soixante
années de politique étrangère française au Moyen-Orient. Dans une
interview, il explique ce que la France doit changer dans sa diplomatie
pour apaiser les tensions dans la région et dans l'Hexagone.
François Fillon a-t-il raison d'appeler à un aggiornamento de la diplomatie française ?
Ignace Dalle : Il a tout à fait raison quand il appelle à prendre
davantage en compte les points de vue russe et iranien, notamment sur le
dossier syrien. Ce qui me frappe en revanche, c'est qu'il ne mentionne
pas du tout Israël. Or, nombre d'anciens ministres français des Affaires
étrangères que j'ai interrogés estiment que le conflit
israélo-palestinien est éminemment central au Moyen-Orient, car seule
une solution à cette crise pourrait contribuer à apaiser la région. Pour
les opinions publiques arabes, l'Occident et surtout les États-Unis
donnent l'impression d'être totalement alignés sur Israël. Or, je ne
pense pas que notre silence face au développement des colonies serve la
paix. D'ailleurs, je cite dans mon livre un sondage de la BBC, selon
lequel les opinions publiques européennes considèrent qu'Israël est l'un
des trois pays qui menacent le plus la paix dans le monde, au même
titre que la Corée du Nord ou l'Iran.
Mais la France considère Israël comme un allié, ainsi que comme pays démocratique.
Oui, mais passer ce message aux opinions publiques arabes est difficile.
En Afrique du Nord, par exemple au Maroc, il est assez stupéfiant de
constater le nombre de personnes qui se montrent compréhensives à
l'égard de l'organisation État islamique (EI).
Mais quel rapport entre Israël et l'organisation État islamique ?
Depuis l'assassinat de Yitzhak Rabin, la politique israélienne a
malheureusement contribué au développement de l'islamisme radical,
notamment à Gaza. D'autre part, lorsqu'on écoute le discours de l'EI,
"l'ennemi sioniste" est souvent évoqué. Le non-règlement de ce conflit
touche énormément les opinions publiques arabes.
En quoi cela concerne-t-il la France ?
Ce même mal-être est exprimé chez nous en France. Beaucoup de jeunes qui
n'ont pas beaucoup de culture politique et réagissent de façon très
affective estiment tout de même qu'il y a un deux poids deux mesures
flagrant à cet égard. Et il y a des gens comme Dieudonné qui jouent
d'une façon très malfaisante sur ces sentiments. La question
israélo-palestinienne est manipulée par des fanatiques souvent assez
habiles qui influencent des esprits fragiles. Je suis toujours frappé,
lors de mes voyages en Afrique du Nord notamment, de l'indulgence, pour
ne pas dire de la complaisance, à l'égard de l'islamisme radical. Je
pense que le monde arabe va très mal et qu'il n'y a pas un régime pour
racheter l'autre. Les populations ont toujours le sentiment d'être
humiliées. Le philosophe Michel Onfray a d'ailleurs déclaré récemment
que les populations arabes avaient le sentiment que l'Occident passait
son temps à les bombarder. Ce n'est pas entièrement faux. Le chaos
actuel dans la région est largement dû à l'intervention américaine en
Afghanistan et en Irak.
Justement, en Syrie, Barack Obama n'a-t-il pas précipité la radicalisation de l'opposition en refusant d'intervenir en 2013 ?
Je ne suis pas certain qu'une intervention militaire aurait changé quoi
que ce soit. J'estime, au contraire, que l'on aurait dès le départ dû
essayer de trouver une solution transitoire avec la Russie et l'Iran.
Mais ces deux pays, en soutenant tous azimuts Bachar el-Assad, n'ont-ils pas contribué au pourrissement de la crise syrienne ?
J'ai eu l'occasion de parler au Liban avec nombre de politiciens proches
de la Syrie. Tous déplorent que l'on n'ait pas assez exploité les
filières russe et iranienne. Moscou et Téhéran ne sont pas fous et se
rendent bien compte que Bachar ne pourra tenir à long terme à la tête de
son pays, avec le bilan effroyable qu'il a derrière lui. Nous n'avons
pas été assez loin dans ce sens. Il faut chercher des interlocuteurs au
sein du régime syrien qui n'ont pas de sang sur les mains. Cela peut
changer aujourd'hui avec la baisse du prix du pétrole qui pénalisent la
Russie comme l'Iran. Il y a peut-être une opportunité à saisir. Plus
globalement, je crois que les Occidentaux apparaissent tout d'abord
comme trop souvent alignés sur la politique américaine.
François Hollande a-t-il raison de ne pas bombarder les djihadistes en Syrie pour ne pas conforter Bachar el-Assad ?
Sur ce point, je pense que François Hollande a tout à fait raison,
d'autant que la France n'a pas les moyens militaires et financiers pour
le faire. Nous sommes actuellement embarqués dans des conflits au Sahel,
sans compter que 10 000 soldats ont été appelés en renfort pour la
sécurité du territoire français après les attentats.
Concernant l'Iran, l'Élysée pointe davantage le rôle de nuisance de l'Iran dans la région plutôt que celui de stabilisation.
L'Iran défend avant tout ses intérêts. Les vrais patrons en Syrie sont
les Iraniens. Tant sur le plan politique que militaire, Bachar el-Assad
demeure entre leurs mains.
Comment expliquez-vous que la France soit plus pro-israélienne que les États-Unis sur le dossier du nucléaire iranien ?
Il y a effectivement une sensibilité assez forte de la France à l'égard
du point de vue israélien. Mais je pense que le dossier nucléaire en
lui-même est une farce. Les Iraniens sont beaucoup trop intelligents
pour essayer de jouer un jour avec une arme nucléaire, ce qui aurait
pour conséquence sa disparition immédiate. D'autre part, le monde
musulman ne comprend pas pourquoi Israël possède la bombe atomique,
alors que l'Iran et l'Égypte n'y ont pas droit. Il ne faut pas oublier
que l'Iran, c'est quand même les Perses, une puissance régionale
importante dont il faut tenir compte pour l'avenir. Enfin, peut-être la
position française s'explique-t-elle également par l'amitié que la
France porte envers les monarchies du Golfe, très hostiles à l'égard de
l'Iran. Nous possédons tout de même énormément d'investissements
qatariens en France, mais aussi français au Qatar, aux Émirats arabes
unis et en Arabie saoudite, ce qui pèse beaucoup.
Le "double jeu" dont sont accusés les pays du Golfe vis-à-vis du terrorisme est-il, selon vous, réel ?
Je pense que les dirigeants - émir du Qatar, roi d'Arabie saoudite - ne
sont pas du tout favorables à l'EI. Les monarchies du Golfe se rendent
bien compte qu'ils sont une cible privilégiée de l'organisation État
islamique. En revanche, certains milliardaires locaux les financent
effectivement, notamment en raison de la doctrine wahhabite
(ultra-rigoriste de l'islam, NDLR) très présente au Qatar et en Arabie
saoudite et qui les lie.
Il est difficile de contrôler ces flux et un effort doit être fourni sur
ce point. On peut parler en revanche de "double jeu" de la part de la
Turquie (qui laisse nombre de djihadistes transiter par son territoire,
NDLR). Mais il faut la comprendre. Le régime syrien n'a cessé de
manipuler les populations kurdes de Syrie contre Ankara. Toutefois, les
Turcs ont enfin consenti à mieux surveiller leurs frontières, sous la
pression des États-Unis et de l'Europe.
(23-01-2015 - Propos recueillis par Armin Arefi)
Ignace Dalle vient de publier La Ve République et le monde arabe (Éditions Fayard).
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