Figure respectée du mouvement national et du journalisme algérien,
personnalité de notoriété internationale, Henri ALLEG nous a quittés
après une vie bien remplie de combattant tenace, exemplaire
d’intelligence et de générosité. Comme ses enfants, sa famille, ses
innombrables amis, nous ne serons plus sous le charme de sa silhouette
souriante et bonhomme de « little big man », sincère et direct, au
regard malicieux derrière ses lunettes cerclées ; plein d’allant et
d’énergie, d’humour et du sens de la dérision, irradiant la sympathie
autour de lui. Malgré l’inexorable fait accompli biologique, il est
encore parmi nous, dans les esprits et les cœurs, par la qualité et
l’envergure de son parcours.
Chacun l’a exprimé à sa façon. Une ancienne militante aux convictions
laïques m’écrit en réprimant à peine un vœu irréaliste : « des gens
comme lui ne devraient pas mourir ! ». Des citoyens en nombre le
tiennent pour un des leurs et l’expriment sur le registre religieux :
« Allah irahmou, que Dieu le tienne en sa miséricorde ». En France, son
témoignage « La Question », avait en son temps et jusqu’à aujourd’hui
suscité l’émotion et de fortes solidarités dans un éventail diversifié
d’opinions. Chez tous, c’est l’admiration envers le courage physique et
moral mais aussi et surtout politique.
L’homme qui a vaincu les tortionnaires
L’émotion admirative se retrouve chez toutes les générations, parce
que le fléau de la torture érigée en système, est toujours prêt à
rebondir, comme une hydre à plusieurs têtes. Huit ans après que Henri,
victime des racistes colonialistes ait eu l’honneur de le démasquer par
son vécu et sa plume , Bachir Hadj Ali a retracé dans « L’Arbitraire »
comment à son tour il a dit « NON » aux sbires d’un pouvoir se réclamant
du nationalisme tout en torturant au long des décennies ses propres
nationaux. Une vingtaine d’années plus tard, des dizaines de jeunes,
syndicalistes et militants étaient atrocement torturés après avoir été
arrêtés « préventivement » à la veille des manifestations d’Octobre 88.
Nombre de ceux qui dans les comités contre la torture ont dénoncé ces
actes ont été mystérieusement assassinés dans les années suivantes. Les
années 90 ont été celles des sévices d’une barbarie inouïe, perpétrés
sous la responsabilité des clans hégémonistes rivaux et le déferlement
de haines civiles à grande échelle, trahissant aussi bien les valeurs
religieuses que républicaines dont les uns et les autres se réclamaient.
Rien ne dit que les actes d’arbitraire qui jalonnent aujourd’hui le
quotidien algérien, ne déboucheront pas à nouveau, faute d’issues
politiques pacifiques et démocratiques, sur des paroxysmes de
bestialité.
Dans un sens, les jeunes qui découvrent par les récits et les hommages
le courage de Alleg et de tous les hommes et femmes qui ont affronté et
défié les bourreaux, sont d’une certaine façon mieux armés contre les
scepticismes et les découragements ambiants. Ils découvrent un
personnage et un comportement qui les rassurent, leur rend confiance
dans la générosité et la grandeur du genre humain, discrédité à leurs
yeux par les trafiquants de la politique.
Il reste cependant pour tous à mieux comprendre que le courage ne se
limite pas à la résistance physique et morale. Il est l’expression et le
prolongement d’un socle de courage politique, édifié dans l’engagement
civique et militant.
Il est forgé par les lourdes exigences de la mobilisation pour isoler
les tortionnaires et leurs commanditaires politiques avant qu’ils ne
sévissent et qu’ils ne puissent imposer leur loi à une société
terrorisée. C’est le mérite de Henri Alleg de s’y être employé toute sa
vie, c’est le message principal qu’il laisse à la jeunesse du nouveau
siècle.
Au cœur des performances d’Alger-républicain de son époque
L’un des secrets du succès d’Alger-républicain dans les deux
périodes où Alleg fut le pilier central de sa direction et de sa
rédaction (1950-55 et 1962-65), tient dans une raison simple. Elle
compensait l’insigne faiblesse des moyens matériels et financiers, par
la solidarité populaire qui en a fait chaque fois le premier quotidien
national par l’audience et la confiance de ses lecteurs, dont chaque
enfant scolarisé faisait lecture à ses parents et son entourage peu
lettrés.
Le secret résidait dans la conjonction souhaitable mais non évidente ou
facile à réaliser, entre deux exigences simultanées chez le militant
engagé dans les affrontements sans merci contre l’oppression et
l’exploitation. D’un côté comme être humain, Alleg était d’une
sensibilité aiguë aux souffrances, à la soif de dignité de ses
congénères, qu’ils s’appellent Youssef ou Joseph, en Algérie ou
ailleurs. Dans le même mouvement d’indignation et comme acteur
politique, il comprenait et déjouait plus que quiconque les mécanismes
du comportement diviseur des cercles colonialistes et impérialistes, ou
de leurs émules « nationaux ». La division était la seule chance pour
eux de pérenniser l’injustice du joug colonial ou des dictatures post
coloniales.
Pour lui, la sensibilité sociale aiguë et l’attachement aux valeurs
culturelles nationales qui nourrissaient son patriotisme algérien
allaient de pair avec la rationalité universaliste et
l’internationalisme sans concession. Dès qu’ils étaient mis en œuvre
ensemble, l’un et l’autre de ces volets se renforçaient mutuellement.
Pour ces deux raisons, Henri « Hamritou », bien que né hors d’Algérie,
faisait partie des élites algériennes les plus proches de leur peuple.
Il en était plus proche, grâce à sa vision sociale et internationaliste,
jusqu’au sacrifice, que ne prétendaient l’être ceux pour qui le
nationalisme populiste était aussi ou surtout un placement, une
opportunité à saisir pour faire de leur peuple en mouvement un
marche-pied vers les prérogatives présentes et futures du pouvoir.
Henri, quand il lisait pour le chauffeur que lui avait affecté le parti
FLN, les panneaux de circulation en arabe qui venaient brusquement de
remplacer les panneaux en français, était beaucoup plus proche de son
peuple que les bureaucrates qui avaient commis cette mesure précipitée,
sans travail de formation ni respect de leurs administrés.
Cette conception humaine et politique du rapport à son peuple, inspirait
le responsable communiste résolu qu’était Alleg. Elle explique pourquoi
il est parvenu le plus souvent avec les équipes rédactionnelles de son
époque, à conjuguer sans « takkabour » (esprit de supériorité) la
fermeté de l’engagement patriotique et de classe avec l’ouverture,
l’empathie et l’écoute envers la société, les simples gens, les couches
laborieuses, les citoyens et citoyennes aux aspirations saines et
ordinaires, dans la diversité de leurs courants de progrès et de leurs
sensibilités culturelles.
Pour lui, la fermeté et l’ouverture étaient deux qualités
complémentaires, que souvent des patriotes et militants sincères ont
opposées et caricaturées, en basculant à des degrés divers soit vers le
dogmatisme autoritaire et sectaire, soit vers des alignements
opportunistes sur les pouvoirs en place. Evitant et combattant ces deux
écueils, Alger-républicain était devenu naturellement l’espace attractif
vers lequel se tournaient les ouvriers, paysans, intellectuels et
artistes en lutte ou les détenus nationalistes de l’OS qui comme Abane
Ramdane remerciaient du fond de leur prison le journal pour ses appels
à la solidarité active envers leur grève de la faim.
J’illustrerai plus tard le talent et les efforts persévérants de
Henri, pour articuler ces deux orientations aussi précieuses que non
contradictoires durant son parcours algérien. Il a de façon soutenue
encouragé l’esprit d’initiative individuelle et collective, de rigueur
morale, de respect de ses vis-à-vis quel que soit leur « rang ». Ce
comportement est seul générateur de confiance et de dynamisme unitaire
entre acteurs, qu’ils soient individuels ou partenaires sociaux et
nationaux collectifs. Là est le secret principal de l’impact historique
d’Alger-républicain dans ses deux époques les plus fastes, contrastant
avec son déclin ultérieur, dans des conditions nouvelles, certes plus
complexes.
Le contexte inédit à partir des années 90 méritait précisément la
continuité dans les meilleures traditions, le déploiement d’une maîtrise
dialectique encore plus grande aussi bien envers les contradictions
internes et internationales qui avaient surgi, qu’envers les
potentialités nouvelles en matière de mobilisation et d’alliances.
Faute de quoi, ce quotidien est malgré lui apparu à une opinion
désorientée, non comme le défenseur autonome, qu’il avait toujours été,
des larges intérêts nationaux, démocratiques et sociaux d’une Algérie
gravement frappée par les rivalités de pouvoir, mais comme le
représentant d’une secte qui face aux pressions n’a pas su et pu
préserver le rôle éclairant et rassembleur qui fit sa force et son
prestige passés.
Ce n’est pas le lieu ici_ ce sera fait plus tard, avec si possible la
coopération souhaitable des acteurs encore présents _ de décrire de
façon précise, constructive et sereine, les mécanismes par lesquels le
quotidien prestigieux a décliné contrairement aux attentes après la
« libéralisation » enfin arrachée de la presse de 1989. Tout n’est pas
imputable à l’acharnement diversifié des forces et services de sécurité
pour qui un tel quotidien était un opposant redouté en raison de son
audience populaire et sociale vérifiée dans le passé. Lorsque le
quotidien a reparu après une interdiction d’un quart de siècle, la
relève dirigeante et rédactionnelle a échoué alors qu’elle avait
pourtant fait déjà un large consensus et même un début d’application.
Le responsable de nouvelle génération mis en place avec d’autres
militants expérimentés, avaient l’envergure et les qualités politiques
et humaines similaires à celles déployées par Henri Alleg _lui même
devenu la cible de calomnies sournoises le taxant « d’archaïsme ». Leur
compétence, leur tact, leur esprit unitaire reconnus à travers les
tâches délicates des années clandestines, leur rejet des flatteries, des
intimidations et des intrigues s’ajoutaient à leur bonne maîtrise des
problèmes sociaux et idéologiques émergents de la société et de la
jeunesse algériennes.
Leur mise en place a été interrompue et torpillée dans les semaines qui,
après les élections municipales de juin 90 ; ont suivi la campagne de
dévoiement du PAGS pour le contraindre à s’aligner sur les secteurs du
pouvoir qui travaillaient à aiguiser une grave fracture au sein de la
société e de la nation. L’erreur dans la politique de promotion
nécessaire des cadres du journal a été commise sous la pression d’un
pouvoir hostile , puis aggravée par l’affaiblissement ou l’abandon de
méthodes et comportements démocratiques qui avaient fait la force des
équipes passées,. Pour le journal, cela s’est traduit par une coupure
sérieuse avec sa large base sociale potentielle dans un pays assoiffé de
vérité, de clarté et de paix. Il se vérifie que l’avenir et la réussite
d’un titre historique requièrent une continuité adaptée aux nouvelles
conditions et la mise en oeuvre des ressorts confirmés de ses succès
passés.
ALLEG , une des figures symboliques d’une tradition démocratique
nationale
Alleg dans son parcours algérien fut conforté dans le sentiment de
n’avoir pas été le seul à déployer son énergie vers des mobilisations
unitaires à la hauteur des objectifs vitaux communs. D’autres, par delà
leurs appartenances et structures politiques, par delà leurs horizons
idéologiques respectifs, ont appelé comme lui à édifier les
passerelles pour joindre les efforts, transcender sans se renier leurs
sensibilités identitaires et idéologiques différentes. Afin que que les
tentations hégémonistes ne transforment pas leurs différences normales
et légitimes en barrières trompeuses, en pièges néfastes pour l’action
unie dont le pays avait besoin.
Alleg en marxiste convaincu, est dans notre histoire l’un des membres
éminents d’une grande famille trans-partisane où se côtoient des
figures emblématiques rassembleuses, étrangères aux tentations
hégémonistes. Comme le cheikh Abdelhamid Benbadis, l’archevêque (puis
cardinal) Etienne Duval (dit « Mohamed ») ou le chrétien progressiste
André Mandouze, ainsi que le prêtres ouvriers liés aux « théologies de
la libération », ou encore le militant-élu MTLD Houari Souiyah d’Oranie
ou l’UDMA Mohamed Bensalem, populaire correspondant d’Alger
républicain à Djelfa-Laghouat, le leader syndical rassembleur Lakhdar
Kaïdi, animateur de grèves historiques sous le régime colonial,
l’intellectuel humaniste et chantre de l’amazighité culturelle Mouloud
Mammeri , la femme de lettres et de culture judéo-berbéro-andalouse et
moudjahida, Myriam Ben (Marilyse Benhaïm), tant d’autres ont tissé
ensemble ou chacun de son côté, sans craindre la franche et loyale
confrontation d’idées, la trame d’un élan unitaire aux différents
niveaux de la scène politique.
Toutes et tous ont assumé dans la clarté leurs différences en
valorisant les vertus de l’union à travers l’action, l’abnégation et les
sacrifices partagés. Ils ont ressenti, alimenté et construit ensemble
la conscience d’une identité humaine, sociale et progressiste commune
qui transcende et rassemble en un faisceau offensif leurs idéaux
respectifs, dans les voies patriotique, démocratique, sociale et
internationaliste.
Le cheikh Larbi Tebessi avait résumé l’esprit de ce courant profond même
dans ses aspects insuffisamment formalisés, quand en aout 1951 il avait
présidé le meeting inaugural du FADRL (Front algérien pour la défense
et le respect des Libertés) qui regroupait tous les partis et
associations nationales. Il déclara, sous un torrent d’applaudissements
unanimes : « « Ce Front ne demande à personne s’il est musulman,
chrétien ou juif. Il ne lui demande que ceci : es-tu décidé à lutter
pour le droit et à combattre pour la liberté ?... Nous ne faisons pas de
différence entre Algériens de naissance et de cœur. Nous ne faisons pas
de différence entre Fatima et Marie. »
On comprend pourquoi les colonialistes ont assassiné en lui en 1956,
comme ils l’auraient fait pour Henri s’ils l’avaient pu, le rêve d’une
Algérie qui aurait été avant l’Afrique du Sud l’initiatrice d’une ère
nouvelle de transition vers la liberté et la fraternité humaines.
S’agit-il aujourd’hui d’une problématique périmée, du seul fait qu’on ne
peut pas refaire l’Histoire ? Je pense au contraire que pour l’Histoire
à venir, elle est plus que jamais à l’ordre du jour, à une échelle plus
vaste dans une planète agressée massivement par des dangers
grandissants. Repérer ensemble les réels enjeux d’intérêts stratégiques
et économiques occultés par les appels intégristes aux affrontements
bellicistes, est devenu encore plus vital pour les habitants du monde,
quelle que soit la couleur de leur peau, leur langue, la divinité, la
confession ou la philosophie en lesquelles ils se reconnaissent.
Nous sommes malheureusement à l’heure où les ennemis de toujours
suscitent avec succès des affrontements aussi sauvages qu’absurdes à
l’échelle transcontinentale, non seulement entre musulmans et non
musulmans, mais aussi et surtout entre acteurs se réclamant tous de
l’islam.
Survivre ou non à ces périls signifie avant tout rester ou non les jouets des aveuglements suicidaires.
Trois décennies de la montée en force du néolibéralisme mondialisé,
mettent de plus en plus en lumière la vanité et le danger des approches
métaphysiques. Elles tendent à opposer dans leur globalité les courants
dits « laïques » aux courants qualifiés d’islamistes. Pour Henri comme
pour tous les partisans d’une vision philosophique matérialiste de
l’Histoire, le clivage réel et fondamental traverse les courants
d’inspiration culturalistes sans exception. Ce clivage oppose de façon
existentielle les partisans de l’indépendance, de l’égalité et de la
justice sociale aux forces de la réaction néolibérale mondiale et à ses
valets et émules sous- développés.
Les deux camps fondamentaux sont présents autant chez ceux qui se
réclament du « laÏcisme » que de « l’islamisme » ou d’autres « ismes ».
La position de principe des partisans de la démocratie souverainiste et
sociale est de ne pas se tromper de cible, de peuple et de combat. Elle
est de défendre leur autonomie de pensée et d’organisation contre les
hégémonismes et fondamentalismes laïcs ou religieux, qui
instrumentalisent la confusion. Il s’agit d’être corps et âme aux côtés
et au sein de la société opprimée, exploitée, cherchant les voies de sa
libération.
Le parcours de Henri Alleg, de ses camarades et amis dans le mouvement
national illustre bien ce choix. Il a été celui de la lutte positive et
unitaire contre aussi bien l’arbitraire sauvage des oppresseurs que
contre les aveuglements chauvins et les replis sectaires des opprimés.
C’est pourquoi son nom est si honoré dans le monde. C’est pourquoi
aussi, en attendant de revenir plus tard sur la portée et les aléas des
idéaux rassembleurs que nous a légués Henri, je soumets aux lecteurs
quelques épisodes de son parcours algérien.
Ils figuraient dans la lettre que je lui adressai en 2005 à l’occasion
de la présentation de son ouvrage « Mémoire algérienne » à la fête de
l’Huma, à laquelle je ne pus malheureusement assister. Ce témoignage
provisoire gagnera à être complété, il me semble déjà aujourd’hui
significatif.
(Par Sadek Hadjerès)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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