mercredi 3 décembre 2014

Tunisie : Marzouki / Caïd Essebsi, l'un d'eux va gagner, mais à quel prix ? (Nehed Jendoubi)

Au moment où la Tunisie accueille le rendez-vous cultuel incontournable de l'année, à savoir les Journées cinématographiques de Carthage, l'atmosphère politique et sociale est extrêmement tendue, et pour cause, le duel à distance que se livrent les deux protagonistes de Carthage. D'un côté Mohamed Moncef Marzouki, le président actuel candidat à sa propre succession, et de l'autre Beji Caïd Essebsi, leader du parti Nidaa Tounes, sorti grand vainqueur des législatives. Ce dernier était présenté au début comme le favori de ces présidentielles, cependant les chiffres n'ont pas été aussi rassurants pour lui. Le premier tour s'est joué dans un mouchoir de poche. Beji Caïd Essebsi dépasse son dauphin Moncef Marzouki de quelque 188 000 voix, soit 6,03 % des voix. La bipolarisation appréhendée par un grand nombre de Tunisiens s'est avérée bien réelle. À eux deux, ils totalisent plus de 71 % du vote exprimé pour vingt-cinq candidats en lice au premier tour.

La quête d'alliés potentiels et le racolage des voix battent leur plein dans les deux camps. Les ennemis d'hier peuvent devenir les amis d'aujourd'hui. Cela porte précisément sur l'immense gisement des 255 529 voix obtenues au premier tour par Hamma Hammami (Front populaire) extrême gauche, des 187 923 voix recueillies par Hechmi Hamdi (Tayar Mahabba) un homme d'affaires exilé à Londres décidant d'Ennahda, des 181 407 voix de Slim Riahi (UPL) le milliardaire président de l'un des plus grands clubs tunisiens, des 41 614 voix de Kamel Morjane (Moubadara) ancien ministre de Ben Ali, des 34 025 voix de Néjib Chebbi (Al-Joumhouri) centriste, mais aussi des 21 929 voix de Mustapha Ben Jaâfar (Ettakattol) l'ex-président de l'Assemblée constituante. Un gisement de plus de 723 000 voix qui peut faire basculer la balance d'un côté comme de l'autre.

Mais il faut avouer qu'entre les deux protagonistes du second tour, la couleur a déjà été annoncée bien avant ces résultats, les déclarations médiatiques saignantes des deux côtés étaient de mises et laissaient supposer que ce duel allait s'accentuer et s'intensifier lors du second tour. Aujourd'hui, c'est chose faite : d'un côté comme de l'autre, la tension est palpable, le dénigrement de l'adversaire dans chaque camp est devenu un rituel lors des déclarations et apparitions médiatiques. Même lorsque ce n'est pas Marzouki ou Caïd Essebsi, ce sont les membres de chaque équipe qui se chargent de faire le show médiatique.

"Les cadres d'Ennahda, d'Ettahrir, les djihadistes et les LPR ont soutenu Marzouki en votant pour lui."

Cette phrase prononcée par Caïd Essebsi sur les ondes de RMC a mis le feu aux poudres et a provoqué la colère des partisans de Marzouki. Caïd Essebsi dans ses propos s'est basé sur les témoignages et les chiffres des sondages qui ont démontré qu'Ennahda, officiellement, n'a pas soutenu Marzouki, mais qu'officieusement toute sa base électorale a été mobilisée pour apporter leurs voix à Marzouki, avec près de 700 000 voix nahdhaouites. Les chiffres des sondages ont démontré que, le jour du scrutin, Marzouki a fait une remontée fulgurante entre 14 heures et 16 heures, et c'est à ce moment, d'après Nidaa Tounes, que l'artillerie lourde d'Ennahda s'est mise en route.

De son côté, Ennahda n'est pas resté les bras croisés, son ex-secrétaire général Hamadi Jebali s'est exprimé sur ce sujet par le biais d'un communiqué sur son compte Facebook : "Un candidat qui sème la discorde entre les Tunisiens ne mérite pas d'être président." Et de poursuivre : "Je ne peux me taire face à de tels propos, prononcés par Beji Caïd Essebsi mais aussi par des cadres de son parti. Ces déclarations appellent à la discrimination entre les classes et les régions et sont indignes d'un candidat à la présidentielle", écrit Jebali, en appelant Caïd Essebsi à présenter ses excuses au peuple tunisien et à respecter le texte de la Constitution.

"La bagarre n'est pas comme on essaie de le faire croire entre les bons laïcs et les mauvais islamistes, mais entre l'ancien système représenté par Beji Caïd Essebsi et le nouveau régime (...) Essebsi n'a rien à voir avec la démocratie." Marzouki.

Après ce genre de déclarations, les réactions des Tunisiens ne se sont pas fait attendre. Aziz Krichen, ancien conseiller du président de la République, a déclaré avoir "démissionné en désespoir de cause" en raison de "cette posture irresponsable qui est la sienne depuis les tristement fameuses déclarations faites au Qatar en mars 2013". "Depuis, ajoute-t-il, la dérive n'a fait qu'empirer, pour devenir proprement scandaleuse aujourd'hui. Peu lui importe qu'une telle politique ravive les tensions parmi la population ou qu'elle fasse le lit de l'extrémisme et incite à la violence. Lui en attend des retombées électorales, et rien ne compte davantage à ses yeux."

Ces discours des deux candidats ont favorisé une sorte de diabolisation de l'adversaire. L'escalade est à son comble et n'a rien à voir avec les programmes politiques. Selon les résultats proclamés, le nord de la Tunisie est plutôt favorable pour Essebsi, le sud majoritairement pour Marzouki, avec comme toile de fond un discours régionaliste qui tente de réveiller de vieux démons et réactiver les clivages idéologiques qui divisent les Tunisiens.

Jeudi dernier, une manifestation dans l'extrême sud du pays a eu lieu après la déclaration de Beji Caïd Essebsi sur RMC jugée insultante pour l'électorat de Marzouki. Déjà, la veille, le local du coordinateur de la campagne présidentielle de Nidaa Tounes à Douz avait été saccagé. Des pratiques que les Tunisiens pensaient appartenir à la période d'instabilité post-révolution. Nidaa Tounes, qui, rappelons-le, est majoritaire au sein du nouveau Parlement avec 85 sièges, a désigné Fadhel Ben Omrane, député de la circonscription de Kebili, l'une des plus grandes villes du Sud tunisien, comme président du bloc Nidaa Tounes au Parlement. Une décision qui tend à apaiser les tensions qui règnent dans le Sud tunisien. Enfin, ces événements ont poussé la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l'homme à appeler les deux candidats au second tour de la présidentielle à "éviter les discours de haine et d'intimidation ainsi que les accusations de trahison et la propagation des rumeurs".

(02-12-2014 - Par )

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