Au moment où la Tunisie accueille le rendez-vous cultuel incontournable
de l'année, à savoir les Journées cinématographiques de Carthage,
l'atmosphère politique et sociale est extrêmement tendue, et pour cause,
le duel à distance que se livrent les deux protagonistes de Carthage.
D'un côté Mohamed Moncef Marzouki, le président actuel candidat à sa
propre succession, et de l'autre Beji Caïd Essebsi, leader du parti
Nidaa Tounes, sorti grand vainqueur des législatives. Ce dernier était
présenté au début comme le favori de ces présidentielles, cependant les
chiffres n'ont pas été aussi rassurants pour lui. Le premier tour s'est
joué dans un mouchoir de poche. Beji Caïd Essebsi dépasse son dauphin
Moncef Marzouki de quelque 188 000 voix, soit 6,03 % des voix. La
bipolarisation appréhendée par un grand nombre de Tunisiens s'est avérée
bien réelle. À eux deux, ils totalisent plus de 71 % du vote exprimé
pour vingt-cinq candidats en lice au premier tour.
La quête d'alliés potentiels et le racolage des voix battent leur plein
dans les deux camps. Les ennemis d'hier peuvent devenir les amis
d'aujourd'hui. Cela porte précisément sur l'immense gisement des 255 529
voix obtenues au premier tour par Hamma Hammami (Front populaire)
extrême gauche, des 187 923 voix recueillies par Hechmi Hamdi (Tayar
Mahabba) un homme d'affaires exilé à Londres décidant d'Ennahda, des 181
407 voix de Slim Riahi (UPL) le milliardaire président de l'un des plus
grands clubs tunisiens, des 41 614 voix de Kamel Morjane (Moubadara)
ancien ministre de Ben Ali, des 34 025 voix de Néjib Chebbi
(Al-Joumhouri) centriste, mais aussi des 21 929 voix de Mustapha Ben
Jaâfar (Ettakattol) l'ex-président de l'Assemblée constituante. Un
gisement de plus de 723 000 voix qui peut faire basculer la balance d'un
côté comme de l'autre.
Mais il faut avouer qu'entre les deux protagonistes du second tour, la
couleur a déjà été annoncée bien avant ces résultats, les déclarations
médiatiques saignantes des deux côtés étaient de mises et laissaient
supposer que ce duel allait s'accentuer et s'intensifier lors du second
tour. Aujourd'hui, c'est chose faite : d'un côté comme de l'autre, la
tension est palpable, le dénigrement de l'adversaire dans chaque camp
est devenu un rituel lors des déclarations et apparitions médiatiques.
Même lorsque ce n'est pas Marzouki ou Caïd Essebsi, ce sont les membres
de chaque équipe qui se chargent de faire le show médiatique.
"Les cadres d'Ennahda, d'Ettahrir, les djihadistes et les LPR ont soutenu Marzouki en votant pour lui."
Cette phrase prononcée par Caïd Essebsi sur les ondes de RMC a mis le
feu aux poudres et a provoqué la colère des partisans de Marzouki. Caïd
Essebsi dans ses propos s'est basé sur les témoignages et les chiffres
des sondages qui ont démontré qu'Ennahda, officiellement, n'a pas
soutenu Marzouki, mais qu'officieusement toute sa base électorale a été
mobilisée pour apporter leurs voix à Marzouki, avec près de 700 000 voix
nahdhaouites. Les chiffres des sondages ont démontré que, le jour du
scrutin, Marzouki a fait une remontée fulgurante entre 14 heures et 16
heures, et c'est à ce moment, d'après Nidaa Tounes, que l'artillerie
lourde d'Ennahda s'est mise en route.
De son côté, Ennahda n'est pas resté les bras croisés, son ex-secrétaire
général Hamadi Jebali s'est exprimé sur ce sujet par le biais d'un
communiqué sur son compte Facebook : "Un candidat qui sème la discorde
entre les Tunisiens ne mérite pas d'être président." Et de poursuivre :
"Je ne peux me taire face à de tels propos, prononcés par Beji Caïd
Essebsi mais aussi par des cadres de son parti. Ces déclarations
appellent à la discrimination entre les classes et les régions et sont
indignes d'un candidat à la présidentielle", écrit Jebali, en appelant
Caïd Essebsi à présenter ses excuses au peuple tunisien et à respecter
le texte de la Constitution.
"La bagarre n'est pas comme on essaie de le faire croire entre les bons
laïcs et les mauvais islamistes, mais entre l'ancien système représenté
par Beji Caïd Essebsi et le nouveau régime (...) Essebsi n'a rien à voir
avec la démocratie." Marzouki.
Après ce genre de déclarations, les réactions des Tunisiens ne se sont
pas fait attendre. Aziz Krichen, ancien conseiller du président de la
République, a déclaré avoir "démissionné en désespoir de cause" en
raison de "cette posture irresponsable qui est la sienne depuis les
tristement fameuses déclarations faites au Qatar en mars 2013". "Depuis,
ajoute-t-il, la dérive n'a fait qu'empirer, pour devenir proprement
scandaleuse aujourd'hui. Peu lui importe qu'une telle politique ravive
les tensions parmi la population ou qu'elle fasse le lit de l'extrémisme
et incite à la violence. Lui en attend des retombées électorales, et
rien ne compte davantage à ses yeux."
Ces discours des deux candidats ont favorisé une sorte de diabolisation
de l'adversaire. L'escalade est à son comble et n'a rien à voir avec les
programmes politiques. Selon les résultats proclamés, le nord de la
Tunisie est plutôt favorable pour Essebsi, le sud majoritairement pour
Marzouki, avec comme toile de fond un discours régionaliste qui tente de
réveiller de vieux démons et réactiver les clivages idéologiques qui
divisent les Tunisiens.
Jeudi dernier, une manifestation dans l'extrême sud du pays a eu lieu
après la déclaration de Beji Caïd Essebsi sur RMC jugée insultante pour
l'électorat de Marzouki. Déjà, la veille, le local du coordinateur de la
campagne présidentielle de Nidaa Tounes à Douz avait été saccagé. Des
pratiques que les Tunisiens pensaient appartenir à la période
d'instabilité post-révolution. Nidaa Tounes, qui, rappelons-le, est
majoritaire au sein du nouveau Parlement avec 85 sièges, a désigné
Fadhel Ben Omrane, député de la circonscription de Kebili, l'une des
plus grandes villes du Sud tunisien, comme président du bloc Nidaa
Tounes au Parlement. Une décision qui tend à apaiser les tensions qui
règnent dans le Sud tunisien. Enfin, ces événements ont poussé la Ligue
tunisienne pour la défense des droits de l'homme à appeler les deux
candidats au second tour de la présidentielle à "éviter les discours de
haine et d'intimidation ainsi que les accusations de trahison et la
propagation des rumeurs".
(02-12-2014 - Par Nehed Jendoubi)
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