dimanche 21 décembre 2014

Égypte : Homosexuels, athées, la chasse est ouverte

Certes, les lois permettant l'inculpation pour "débauche", "atteinte à la morale", "mépris de la religion", "atteinte à l'unité nationale ou à la paix sociale" ne sont pas nouvelles. Mais l'intensité des actuelles campagnes de promotion de l'ordre moral a de quoi interpeller. "Pour un pouvoir populiste, toute différence signifie un danger", fait remarquer Amr Ezzat, de l'ONG égyptienne de défense des droits de l'homme EIPR.
"La chasse aux homosexuels fait fureur depuis le retour des militaires au pouvoir", estime Dalia Abdel Hamid, membre d'EIPR et spécialisée dans ce type de dossier. "On a compté 150 arrestations depuis juin 2013. Les peines prononcées vont jusqu'à huit ou neuf ans d'emprisonnement. Bien sûr, la société égyptienne voit dans son ensemble l'homosexualité de manière très défavorable", ajoute-t-elle. La preuve : un sondage d'opinion Pew a affirmé en 2013 que seuls 3 % des Égyptiens pensent que l'homosexualité devrait être acceptée par la société. Elle n'est pas illégale, mais la justice égyptienne la criminalise facilement sous les chefs d'accusation de débauche ou d'atteinte à la pudeur. "La répression n'avait pas connu cette ampleur depuis l'épisode de l'arrestation d'une cinquantaine de personnes dans l'affaire dite du Queen Boat, en 2001, sous Moubarak", poursuit Mme Abdel Hamid. "L'État foule leurs droits et les déshumanise", dit-elle. Et de dénoncer cette activité de la police des moeurs (une section spéciale), de concert avec le retour musclé des forces de l'ordre en général. S'y ajoute le sensationnalisme des médias pro-gouvernementaux qui vont même, comme pour l'arrestation de la trentaine d'homosexuels dans un hammam, jusqu'à faire de l'arrestation elle-même, en direct, le but d'une émission de télévision. "Voilà qui va contribuer à radicaliser la population et à créer un état de panique sociale et morale", poursuit-elle. Les stigmates sont tels que même parmi les avocats activistes, beaucoup hésitent à défendre des homosexuels, par peur pour leur réputation, et demandent à leurs collègues femmes de se charger des dossiers.
Pour un activiste égyptien de 28 ans, réfugié en Suède, qui préfère garder l'anonymat, "ces attaques contre la communauté LGBT servent à redonner du prestige au régime, et à unir la population contre un ennemi commun, en l'occurrence l'homosexualité et le sida... C'est facile, car la société égyptienne est très conservatrice. Ce n'est même pas tant une affaire de religion : la société a des normes qu'elle considère comme religieuses, mais elle ne s'émeut pas des infractions à la religion si celles-ci vont dans le sens des normes sociales et de la suprématie masculine", dit-il. Pour Mme Abdel Hamid, le régime pourrait en effet y avoir intérêt, à la fois pour distraire le peuple de la répression politique et des problèmes économiques, mais aussi pour montrer qu'il est encore plus pieux que les islamistes qu'il a chassés.
"La chasse aux athées a également pris une nouvelle ampleur depuis peu. C'est peut-être parce que les athées eux-mêmes, fort peu nombreux en Égypte, se sont sentis encouragés par l'ère de liberté qui semblait s'annoncer en 2011", explique Amr Ezzat. "Sous Moubarak, personne ne serait allé se présenter comme athée sur un plateau de télévision. Mais, activistes ou écrivains ou professeurs, on compte une cinquantaine d'arrestations pour athéisme ou mépris de la religion depuis l'été 2013", ajoute-t-il. Il faut savoir que le ministère de la Jeunesse, le ministère des Biens religieux (Awqaf), de concert avec Al Azhar, l'institution proche du gouvernement garante de l'islam sunnite, et les médias ont lancé ces derniers mois des programmes anti-athéisme comme si c'était un mal sournois qui menaçait la jeunesse égyptienne, celle-là même que certains éditorialistes égyptiens pro-régime décrivaient comme "bernée par des idées révolutionnaires, amatrice de keffiehs et de cheveux longs".
"Mais ce n'est pas nouveau. L'État a toujours eu une position conservatrice sur la laïcité, l'islam, le christianisme, l'athéisme..." confirme M. Ezzat. Les athées sont généralement ostracisés s'ils expriment leurs convictions. Officiellement, c'est-à-dire sur sa carte d'identité, un Égyptien doit être de l'une des trois religions dites du livre, juif, chrétien ou musulman (depuis peu, et arraché de haute lutte, si l'on est bahaï, on a droit à un tiret en face de la case "religion"). "Ce qui est nouveau", insiste Amr Ezzat, "c'est la lutte de la société civile, tous ces gens qui essaient d'ouvrir le débat. Ils sont très mal reçus par le régime et ses partisans qui voient en eux des briseurs d'unité nationale à la solde de complots étrangers".
Selon M. Ezzat, "la police et la justice agissent pour répondre à une pression sociale". Elles ne courront pas après des athées que personne ne dénonce. Et si le cas ne fait pas excessivement de bruit, elles peuvent faire semblant d'oublier. L'écrivain Karem Saber a été condamné à cinq ans de prison pour son livre Où est Dieu ? Mais il est toujours en liberté. L'auteur envisage d'ailleurs que la plainte dont il a fait l'objet ait été en partie motivée par de l'hostilité envers son travail de promotion des syndicats indépendants.
Si la société s'indigne contre celui qui affiche son comportement ou ses convictions différentes, la police intervient - et elle intervient contre le fauteur de trouble, même s'il est la victime. "On l'a vu dans le cas de Saber, dont la maison a été entourée par une foule indignée par ses posts Facebook athéistes. La police est venue l'extraire du guêpier, puis l'a inculpé. Depuis l'été 2013, c'est environ 50 athées qui ont été arrêtés. Fin 2012, donc sous la présidence du Frère musulman Morsi, des chiites voulaient célébrer leur fête de l'Achoura, en plein milieu du vieux Caire, à la mosquée Hussein : des salafistes l'ont très mal pris et ont roué de coups l'un des activistes chiites", rappelle Amr Ezzat.
"La police est intervenue et a arrêté le malheureux. Elle n'a rien fait contre ceux qui l'avaient attaqué. Le chiite attaqué a été condamné à cinq ans de prison. C'est classique : c'est la faute de la victime. Elle n'avait qu'à ne pas provoquer... Nous, en tant qu'avocats, on leur conseille si possible d'éviter la police : on sait que, sauf cas exceptionnel, elle se rangera du côté de la majorité et ne les protégera pas", ajoute-t-il.
Ce moralisme égyptien s'expliquerait donc par le retour à un certain ordre et à l'application des lois habituelles, par la finesse pachydermique de la police dans la résolution des conflits civils, mais aussi par le conformisme de la société, promu manu militari par l'État.
Il ne fait pas bon être trop religieux non plus : le risque est alors de passer pour un islamiste, un sympathisant de l'organisation des Frères musulmans, déclarée terroriste par l'Égypte fin 2013. Seuls les salafistes quiétistes et pro-gouvernement du parti Nour restent dans les bonnes grâces du régime.
Pour Amr Ezzat, "la révolution de 2011 a ouvert un espace de liberté, une partie de la société s'y est engouffrée, et les débats sur tous les sujets ont explosé. Aujourd'hui, certains détestent les Frères musulmans, certains détestent les révolutionnaires, mais, malheureusement, la seule chose sur laquelle la majorité s'accorde, c'est d'avoir peur de la nouveauté, de la différence".

(20-12-2014)

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