Certes, les lois permettant l'inculpation pour
"débauche", "atteinte à la morale", "mépris de la religion", "atteinte à
l'unité nationale ou à la paix sociale" ne sont pas nouvelles. Mais
l'intensité des actuelles campagnes de promotion de l'ordre moral a de
quoi interpeller. "Pour un pouvoir populiste, toute différence signifie
un danger", fait remarquer Amr Ezzat, de l'ONG égyptienne de défense des
droits de l'homme EIPR.
"La chasse aux homosexuels fait fureur depuis le retour des militaires
au pouvoir", estime Dalia Abdel Hamid, membre d'EIPR et spécialisée dans
ce type de dossier. "On a compté 150 arrestations depuis juin 2013. Les
peines prononcées vont jusqu'à huit ou neuf ans d'emprisonnement. Bien
sûr, la société égyptienne voit dans son ensemble l'homosexualité de
manière très défavorable", ajoute-t-elle. La preuve : un sondage
d'opinion Pew a affirmé en 2013 que seuls 3 % des Égyptiens pensent que
l'homosexualité devrait être acceptée par la société. Elle n'est pas
illégale, mais la justice égyptienne la criminalise facilement sous les
chefs d'accusation de débauche ou d'atteinte à la pudeur. "La répression
n'avait pas connu cette ampleur depuis l'épisode de l'arrestation d'une
cinquantaine de personnes dans l'affaire dite du Queen Boat, en 2001,
sous Moubarak", poursuit Mme Abdel Hamid. "L'État foule leurs droits et
les déshumanise", dit-elle. Et de dénoncer cette activité de la police
des moeurs (une section spéciale), de concert avec le retour musclé des
forces de l'ordre en général. S'y ajoute le sensationnalisme des médias
pro-gouvernementaux qui vont même, comme pour l'arrestation de la
trentaine d'homosexuels dans un hammam, jusqu'à faire de l'arrestation
elle-même, en direct, le but d'une émission de télévision. "Voilà qui va
contribuer à radicaliser la population et à créer un état de panique
sociale et morale", poursuit-elle. Les stigmates sont tels que même
parmi les avocats activistes, beaucoup hésitent à défendre des
homosexuels, par peur pour leur réputation, et demandent à leurs
collègues femmes de se charger des dossiers.
Pour un activiste égyptien de 28 ans, réfugié en Suède, qui préfère
garder l'anonymat, "ces attaques contre la communauté LGBT servent à
redonner du prestige au régime, et à unir la population contre un ennemi
commun, en l'occurrence l'homosexualité et le sida... C'est facile, car
la société égyptienne est très conservatrice. Ce n'est même pas tant
une affaire de religion : la société a des normes qu'elle considère
comme religieuses, mais elle ne s'émeut pas des infractions à la
religion si celles-ci vont dans le sens des normes sociales et de la
suprématie masculine", dit-il. Pour Mme Abdel Hamid, le régime pourrait
en effet y avoir intérêt, à la fois pour distraire le peuple de la
répression politique et des problèmes économiques, mais aussi pour
montrer qu'il est encore plus pieux que les islamistes qu'il a chassés.
"La chasse aux athées a également pris une nouvelle ampleur depuis peu.
C'est peut-être parce que les athées eux-mêmes, fort peu nombreux en
Égypte, se sont sentis encouragés par l'ère de liberté qui semblait
s'annoncer en 2011", explique Amr Ezzat. "Sous Moubarak, personne ne
serait allé se présenter comme athée sur un plateau de télévision. Mais,
activistes ou écrivains ou professeurs, on compte une cinquantaine
d'arrestations pour athéisme ou mépris de la religion depuis l'été
2013", ajoute-t-il. Il faut savoir que le ministère de la Jeunesse, le
ministère des Biens religieux (Awqaf), de concert avec Al Azhar,
l'institution proche du gouvernement garante de l'islam sunnite, et les
médias ont lancé ces derniers mois des programmes anti-athéisme comme si
c'était un mal sournois qui menaçait la jeunesse égyptienne, celle-là
même que certains éditorialistes égyptiens pro-régime décrivaient comme
"bernée par des idées révolutionnaires, amatrice de keffiehs et de
cheveux longs".
"Mais ce n'est pas nouveau. L'État a toujours eu une position
conservatrice sur la laïcité, l'islam, le christianisme, l'athéisme..."
confirme M. Ezzat. Les athées sont généralement ostracisés s'ils
expriment leurs convictions. Officiellement, c'est-à-dire sur sa carte
d'identité, un Égyptien doit être de l'une des trois religions dites du
livre, juif, chrétien ou musulman (depuis peu, et arraché de haute
lutte, si l'on est bahaï, on a droit à un tiret en face de la case
"religion"). "Ce qui est nouveau", insiste Amr Ezzat, "c'est la lutte de
la société civile, tous ces gens qui essaient d'ouvrir le débat. Ils
sont très mal reçus par le régime et ses partisans qui voient en eux des
briseurs d'unité nationale à la solde de complots étrangers".
Selon M. Ezzat, "la police et la justice agissent pour répondre à une
pression sociale". Elles ne courront pas après des athées que personne
ne dénonce. Et si le cas ne fait pas excessivement de bruit, elles
peuvent faire semblant d'oublier. L'écrivain Karem Saber a été condamné à
cinq ans de prison pour son livre Où est Dieu ? Mais il est toujours en
liberté. L'auteur envisage d'ailleurs que la plainte dont il a fait
l'objet ait été en partie motivée par de l'hostilité envers son travail
de promotion des syndicats indépendants.
Si la société s'indigne contre celui qui affiche son comportement ou ses
convictions différentes, la police intervient - et elle intervient
contre le fauteur de trouble, même s'il est la victime. "On l'a vu dans
le cas de Saber, dont la maison a été entourée par une foule indignée
par ses posts Facebook athéistes. La police est venue l'extraire du
guêpier, puis l'a inculpé. Depuis l'été 2013, c'est environ 50 athées
qui ont été arrêtés. Fin 2012, donc sous la présidence du Frère musulman
Morsi, des chiites voulaient célébrer leur fête de l'Achoura, en plein
milieu du vieux Caire, à la mosquée Hussein : des salafistes l'ont très
mal pris et ont roué de coups l'un des activistes chiites", rappelle Amr
Ezzat.
"La police est intervenue et a arrêté le malheureux. Elle n'a rien fait
contre ceux qui l'avaient attaqué. Le chiite attaqué a été condamné à
cinq ans de prison. C'est classique : c'est la faute de la victime. Elle
n'avait qu'à ne pas provoquer... Nous, en tant qu'avocats, on leur
conseille si possible d'éviter la police : on sait que, sauf cas
exceptionnel, elle se rangera du côté de la majorité et ne les protégera
pas", ajoute-t-il.
Ce moralisme égyptien s'expliquerait donc par le retour à un certain
ordre et à l'application des lois habituelles, par la finesse
pachydermique de la police dans la résolution des conflits civils, mais
aussi par le conformisme de la société, promu manu militari par l'État.
Il ne fait pas bon être trop religieux non plus : le risque est alors de
passer pour un islamiste, un sympathisant de l'organisation des Frères
musulmans, déclarée terroriste par l'Égypte fin 2013. Seuls les
salafistes quiétistes et pro-gouvernement du parti Nour restent dans les
bonnes grâces du régime.
Pour Amr Ezzat, "la révolution de 2011 a ouvert un espace de liberté,
une partie de la société s'y est engouffrée, et les débats sur tous les
sujets ont explosé. Aujourd'hui, certains détestent les Frères
musulmans, certains détestent les révolutionnaires, mais,
malheureusement, la seule chose sur laquelle la majorité s'accorde,
c'est d'avoir peur de la nouveauté, de la différence".
(20-12-2014)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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