Qu'est-ce que cela signifie d'être président de la Tunisie, élu par le peuple, en 2014 ?
C'est la première fois que cela arrive en Tunisie. Sous Bourguiba, c'était un sacre républicain. Puis Ben Ali. En 1994, je me présente contre lui. Le lendemain, j'étais en taule. Ensuite Ben Ali a compris la leçon, organisé de fausses élections avec de faux candidats. C'est donc la première fois que le peuple prend conscience de sa force. Je fais campagne, j'observe les balbutiements de la démocratie, les inquiétudes. L'important n'est pas de savoir qui sera élu, même si j'aimerais beaucoup l'être. L'arbre ne doit pas cacher la forêt. La forêt aujourd'hui, c'est le retour de la dictature avec son appareil RCD qui se remet en place avec une force que j'avais sous-estimée. En face : la machine populaire qui s'éveille. L'expérience démocratique est prise par le mauvais bout. Tout le reliquat de la dictature est en train de se réveiller : l'argent, les insultes dans les médias "amis", les campagnes de dénigrement, bref, toutes les techniques de Ben Ali. Dans deux semaines, on saura si l'ancienne ou la nouvelle machine l'emportera.
Pourquoi autoriser via la loi électorale la candidature des anciens partisans de Ben Ali ?
Était-ce de la naïveté ou un pari ? Les deux. Si on n'avait pas fait ces
concessions, on n'aurait pas passé pacifiquement ces trois années.
C'était le prix à payer pour avoir une Constitution, pour avoir une
transition politique... Si on avait exclu les ex-RCD, ils auraient tout
fait pour qu'il n'y ait pas d'élections. Je préfère les battre dans des
élections libres et honnêtes plutôt que de les empêcher de se présenter.
Pensez-vous qu'il y a un risque de violence si vous êtes élu ?
Ils vont tout faire. Ils vont contester devant la justice, certes, et
contester tout court. Partout où je vais les gens me disent : "Vous vous
rendez compte des quantités d'argent qui circulent ?" Leur machine à
eux contrevient à toutes les règles éthiques. Ils procèdent à
l'intimidation, les gens me le disent sur le terrain. Ils menacent,
comme au temps du RCD...
Quel est le rôle de l'argent dans cette campagne ?
Il y a des forces occultes qui sont à l'oeuvre dans l'État profond.
C'est à l'oeil nu qu'on constate aujourd'hui ce phénomène. Ils sont
décidés à gagner cette élection par tous les moyens y compris
l'intimidation. Les mêmes RCD qu'avant menacent de pauvres paysans dans
la campagne : "Attention, si tu votes Marzouki, tu ne toucheras plus ta
pension !" C'est profondément scandaleux. Penser qu'un tel parti puisse
installer la démocratie dans ce pays. La seule façon : les empêcher de
prendre tous les pouvoirs. Si je reste à Carthage, je serai un
contre-pouvoir. Sans contrepoids, ce pays basculera à nouveau dans la
dictature.
Vous serez donc un président de contre-pouvoir...
Pas seulement. Les prérogatives du futur président sont élargies. Il
préside le Conseil des ministres, ce qui, dans l'hypothèse où je serais
élu, les embarrasse au plus haut point. Je travaillerai avec le
gouvernement élu s'il respecte les droits de l'homme et la démocratie.
Vous êtes un homme de principes dans une région où les principes
démocratiques se font très rares. Quelle est votre feuille de route pour
les cinq prochaines années ?
M'en tenir à ces principes. Comme depuis trente ans. Personne ne se perd
sur une route droite. Je ne peux pas faire autrement. Je ne changerai
ni sur la Syrie ni sur l'Égypte. Jamais.
Comment analysez-vous la situation en Libye ? En est-on au début des conséquences pour la Tunisie ?
J'ai reçu dans ce salon les protagonistes des deux bords. On leur tient
toujours le même discours : asseyez-vous, discutez, faites attention que
votre pays ne devienne pas un enjeu de puissances étrangères, car vous
perdrez toute autonomie. On travaille beaucoup avec les Algériens qui
sont dans les mêmes dispositions que les nôtres. Nous essayons
d'éteindre l'incendie pendant que d'autres soufflent dessus. Les
conséquences sont graves pour la Tunisie : près d'un million huit cent
mille réfugiés, ce qui a des conséquences sur la vie quotidienne
(inflation). Quand la maison de votre frère brûle, vous ne pouvez pas
lui dire de rester chez lui. Nous sommes des pays frères. Il y a une
stratégie internationale de liquidation du Printemps arabe et de
liquidation de la démocratie dans le monde arabe. La Tunisie est le
dernier bastion et je suis le verrou de ce dernier bastion. Si ça saute,
c'est la normalisation, c'est le retour de l'ancien régime. Sauf que
ceux qui entretiennent cette stratégie ne comprennent rien à rien.
D'abord les Occidentaux se trompent lourdement en laissant faire. Si la
Tunisie tombe à son tour, c'en sera fini de la démocratie dans le monde
arabe pour un bon bout de temps. Car on va en revenir à l'affrontement
entre islamisme radical et dictature, on va revenir aux années 1990.
Cette région va devenir réellement instable. La solution, ce sont des
gouvernements d'union nationale, des partages des pouvoirs. Je suis
accablé à l'idée de voir une certaine bourgeoisie s'imaginer qu'avec
l'ancien régime ce sera le retour à la normale. Que feront-ils en cas de
prochain séisme ?
Votre adversaire, M. Essebsi, met le thème de l'ordre en priorité de ses priorités. Qu'en pensez-vous ?
De sa part, c'est normal ! Ma priorité : la pauvreté. Ce n'est pas
uniquement un problème de revenus, mais d'accès à la santé, à
l'éducation. Le terrorisme, en fin de compte, son terreau, c'est la
pauvreté. La question fondamentale en Tunisie, c'est la pauvreté. La
corruption s'est développée parce qu'il n'y avait pas de liberté de
dénonciation. Il faut la liberté pour que le peuple puisse dénoncer.
J'ai reçu le Premier ministre. Il m'a dit que la machine économique
était bloquée. Si on ne produit rien, le pays risque d'exploser.
L'héritage Ben Ali ?
J'ai toujours dit de Ben Ali que je pouvais lui pardonner la torture et
la corruption, mais pas ce qu'il a fait de l'enseignement. Il a détruit
littéralement l'université. Par bêtise, par inconscience et aussi par
volonté.
Quel est le remède ?
J'avais espéré qu'on terminerait cette phase politique puis qu'on
retrousserait les manches les cinq prochaines années pour mettre en
place l'économie. Selon le Premier ministre, s'il y a stabilité
politique, on peut espérer un début de reprise en 2017. Si ce n'est pas
le cas, la machine va s'inverser et on connaîtra de graves crises
économiques et sociales. Je ne sais pas comment le pays pourra s'en
sortir.
Le rôle du président sera crucial face à une assemblée sans majorité absolue ?
C'est pour cela qu'ils vont se battre pour avoir ce poste de président.
La situation est très volatile. Ennahda ne va pas se mettre en première
ligne, ils vont négocier avec les uns et les autres, c'est un parti
important, prudent, responsable, qui ne fera pas dans l'aventurisme.
Quelles seront vos premières mesures si vous êtes élu ?
Relancer les programmes consacrés à la grande pauvreté, rassurer les
Tunisiens sur l'unité nationale, calmer le jeu, car les divisions
régionales m'inquiètent beaucoup.
Comment expliquez-vous le climat médiatique extrêmement violent qui règne ?
Je le regrette beaucoup. Il y a une telle agressivité verbale... Je me
dis que cette agressivité sert d'exutoire et empêche l'agressivité
physique. Mais si l'agressivité verbale dépasse d'epsilon, elle se
transformera en violence. Nous sommes juste en dessous de cet epsilon
dangereux. Il faut baisser le niveau d'agressivité.
M. Essebsi a qualifié vos électeurs de "salafistes, djihadistes,
islamistes...", est-ce le fond de sa pensée ou un calcul politique ?
Les deux, mon capitaine ! Ce qui est paradoxal, c'est qu'après ces
propos, il y a eu des manifestations dans le Sud. Mais c'est moi qui
envoie des émissaires dans le Sud afin de calmer les populations suite à
ces propos ! Et l'effronterie consiste à dire : "C'est lui qui est
responsable de la division du pays !"
Assiste-t-on à une trahison des clercs ?
L'obnubilation par un danger qui n'existe pas ! Les élites se sont
focalisées depuis vingt ans sur le danger islamiste. Et ce que je
reproche à notre gauche, à force de haïr l'islamisme, c'est d'avoir
oublié la question sociale ! Je viens de cette gauche, mais je ne me
suis jamais trompé sur l'adversaire : la dictature, la corruption, la
pauvreté. Pas l'islamiste, pas l'autre tunisien. Mais je ne suis jamais
arrivé à convaincre de cette évidence. Pour eux : il y a les bons et les
mauvais, les bons, les modernes, les séculiers qui parlent français, et
les autres, les barbus qui sont les ennemis, qu'il faut éliminer.
Quelle est leur solution à l'islamisme en Tunisie ?! Les jeter à la mer.
En faire des citoyens de second ordre ? Nous sommes une société
plurielle qui ne veut pas accepter sa pluralité, du moins pour une
certaine élite. Quand je dis que le rôle de l'État, c'est de protéger
les femmes, celles qui portent le voile, le niqab ou rien du tout, ça a
été un tollé ! Le rôle de l'État, c'est de protéger les libertés
d'habillement, de conscience. Vous voulez boire, buvez. Vous voulez
prier, priez. Vous voulez mettre un niqab, un jean, ce n'est pas mon
affaire ! Définir des bons et des mauvais, c'est une conception très
médiévale de l'État, très primitive pour un parti qui se dit
moderniste... La modernité, c'est l'acceptation de la pluralité. De la
démocratie. Leur adhésion à la démocratie me semble superficielle.
Quelles sont vos chances de victoire ?
On me donnait à 3 %, j'ai terminé à 33 % au premier tour. Ça prouve que
cette société est vivace. Même si je perds, j'ai gagné. Cette volonté de
ne pas se faire bouffer par l'ancien régime prouve que les citoyens
naissent. Le peuple est capable de faire face à une nouvelle dictature.
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