mercredi 6 juin 2012

Syrie: Homs, la ville dont on se moquait

 Un enfant dans les rues de Homs, le 23 janvier 2012. REUTERS/Ahmed Jadallah

Depuis des siècles, les plaisanteries moquant l’intelligence des Homsi faisaient rire dans les cafés de Damas, d’Alep et de Hama. Aujourd’hui, la ville est l’épicentre de la la révolte syrienne sur lequel s’acharne le pouvoir de Bashar al-Assad. Mais rira bien qui rira le dernier.

Un jour, feu Hafez al-Assad décida de visiter Homs. Son ministre de la Défense ordonna alors à la garde d’honneur de tirer vingt-et-un coups de feu pour accueillir le président syrien lors de sa descente d’avion. Un soldat de la ville lui posa alors cette question:

«Chef, et si ma première balle le tue? Faudra-t-il gâcher les vingt suivantes en les tirant en l’air?»
Aujourd’hui, cette plaisanterie ne fait plus rire personne: Homs fait l’objet d’une répression chaque jour plus sanglante –orchestrée par Bashar al-Assad, le fils d’Hafez. Jadis, la troisième ville du pays passait pour la plus loufoque de toutes, mais cette image s’efface au fur et à mesure que l’assaut du régime s’intensifie; un assaut qui vient d’entrer dans son onzième mois. C’est la mort lente d’une vieille réputation: depuis des siècles, les plaisanteries moquant l’intelligence des Homsi faisaient rire dans les cafés de Damas, d’Alep et de Hama.
Exemple de blague typique:
«Un Homsi s’approche d’un homme dans la rue. “Où est l’autre côté de la route?”, demande-t-il. “Là-bas”, répond le passant, en pointant du doigt l’autre côté de la chaussée. “Bon sang, s’exclame l’Homsi; j’étais là-bas il y a un instant, et on m’a dit que c’était ici!”»
Pourquoi les Homsi sont-ils la cible de tant de plaisanteries? Peut-être parce qu’ils sont les éternels rebelles du pays. Au fil de l’histoire, Homs a tenu un rôle unique dans le tissu social et politique syrien, et s’est attiré la fascination, les railleries –et parfois la colère– de ses voisins. Les blagues homsi sont le reflet choc des valeurs morales, de l’instabilité des frontières sociales, et de la lutte des structures de pouvoir au sein de la société syrienne, en temps de paix comme de guerre.

Où est l'autre côté de la route?

Tout commence il y a 2 000 ans. Les habitants de l’ancienne cité d’Emèse (l’actuelle Homs) sont connus pour leur vénération d’Elagabal, dieu du soleil, mais aussi pour leur respect des anciennes traditions païennes: ils entretiennent ainsi celle dite du «Jour des fous». Ce jour-là, les comportements les plus absurdes sont tolérés de tous. La fête connaît bientôt un succès fulgurant dans toute la ville. Les Homsi se convertiront plus tard au christianisme, puis à l’islam; mais selon le chercheur français Jean-Yves Gillon, la tradition du «Jour des fous» s’est perpétuée jusqu’à la moitié du XXe siècle.
Cette étrange fête ne suffit cependant pas à expliquer la réputation d’iconoclastes qui poursuit les Homsis. Au VIIe siècle, Homs est conquise par l’armée musulmane du célèbre commandant militaire Khalid Ibn Al-Walid. Elle devient alors la première cité syrienne à abriter une importante population musulmane –ce qui incite Omar, second calife de l’islam après la mort du prophète Muhammad (sws), à faire de Homs une capitale régionale. Les habitants des autres cités historiques –Hama, Palmyre, Tartus…– envient leurs nouveaux maîtres: le nombre des poèmes dénigrant les Homsi monte bientôt en flèche.
Dans les conflits opposant la future dynastie des Omeyyades à Ali, cousin et beau-fils du prophète Muhammad (sws), les Homsi se rangent du côté d’Ali. Nombre d’entre eux rejoignent son armée à la bataille de Siffin, en 657. Après la défaite d’Ali, en 659, les Homsi perdent leur statut de privilégiés; huit décennies plus tard, lorsque l’une des tribus de Homs se soulève contre Marwan II, dernier calife des Omeyyades, de nombreux habitants sont massacrés, torturés, mutilés.

Une ville méprisée

Du fait de sa position stratégique, de nombreuses dynasties rebelles ont fait de Homs le cœur de leurs complots –et les récits pleins de mépris ont continué de fleurir aux quatre coins du pays.
«Je me promenais dans les rues de Homs, lorsque j’ai vu un troupeau de chèvres suivi par un chameau, écrit al-Jahiz, célèbre écrivain et poète du IXe siècle. J’ai entendu un homme demander: “Ce chameau fait-il partie de la famille des moutons?” “Non”, répondit un autre. “Il était orphelin; ils l’ont donc adopté.”»
Les stéréotypes négatifs ont fait leur grand retour au XIe siècle, lorsque la dynastie Mirdaside a repris la ville avant de la convertir à l’islam chiite. Les Homsis ont alors rapidement été les victimes des débats polémiques opposant les clercs sunnites à leurs homologues chiites. Ibn al-Jawzi (célèbre clerc sunnite) a rapporté nombre de récits ironiques consacrés aux étranges coutumes des responsables religieux de Homs, ainsi qu’à l’imbécilité supposée de leurs ouailles.
Voici l’une de ces anecdotes. Un beau jour, trois étudiants d’une école religieuse homsie discutaient d’un hadith –communication orale du prophète Muhammad (sws) – consacré aux parties du corps humain. «Le nez sert à sentir, la bouche à manger, et la langue à parler, conclurent-ils; mais à quoi sert l’oreille?» Le hadith ne répondant pas à cette question, ils décidèrent d’aller la poser à leur cheikh. Sur la route qui menait à sa maison, ils virent un tailleur qui rapiéçait une étoffe. Il coupait des bouts de fil, et les plaçait sur son oreille. «Dieu nous a envoyé la réponse», conclurent les étudiants, avant de reprendre le chemin de la mosquée.
Voilà bien longtemps que Homs est un bastion de résistance –une forteresse musulmane pour repousser les envahisseurs européens au temps des croisades, puis une base pour les commandants mamelouks dans leur guerre contre les Mongols. Mais cet héroïsme n’a pas délivré les Homsi des anciens préjugés qui pèsent sur leurs épaules, bien au contraire: on attribue souvent les victoires de Homs à la simplicité d’esprit supposée de ses habitants.

Homs, bastion de résistance

Une anecdote rapporte que lors d’un «Jour des fous», les anciens de la cité décidèrent d’ouvrir les portes de Homs aux forces ennemies. Les Mongols s’y engouffrent, et découvrent des habitants qui portent leurs vêtements à l’envers, et marchent à reculons dans les rues. Le chef des Mongols pense alors qu’ils sont frappés par quelque maladie, et fait immédiatement sonner la retraite, afin que ses soldats échappent à l’infection. La véritable histoire de Homs est beaucoup moins amusante: après la chute des Mamelouks, la cité fut ravagée par des attaques de bédouins. Ce fut le début de son déclin.
Une fois incorporée à l’Empire ottoman (au cours du XVIe siècle), Homs regagne son statut de centre économique, et devient un carrefour commercial des marchands de soie, d’huile d’olive et d’animaux reliant les cités du nord et du sud de l’empire. Observant son activité économique en pleine expansion et son industrie du tissage, un consul britannique de la fin du XIXe siècle la qualifia un jour de «Manchester de Syrie».
L’âge d’or de la cité prend fin avec la chute des Ottomans. Homs passe sous l’autorité de l’Etat de Damas pendant le mandat français, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Confrontés au déclin économique de leur cité, les Homsi ont tôt fait –en 1925– de rejoindre la révolution contre l’occupant français. Les bandits de la région assaillent les troupes françaises. L’un des généraux de la Révolution, Mazhar al-Sibai, est originaire de Homs.
Les tensions s’apaisent peu à peu, et en 1932, les Français ferment leur académie militaire de Damas pour la rouvrir à Homs. Elle demeurera la seule académie militaire de Syrie jusqu’en 1967. Hafez al-Assad lui-même était diplômé de cet institut –mais en dépit de ses années d’études, il n’a jamais ressenti d’attachement particulier pour la cité en elle-même. Le président alaouite a passé des accords avec les élites sunnites de Damas et d’Alep pour assoir sa mainmise sur le pays –abandonnant à son sort la communauté sunnite (majoritaire) de Homs.
Et c’est ainsi que dans les cafés syriens, les plaisanteries prirent de nouveau les Homsi pour cible; ils redevinrent les idiots de service. Prenez cette blague populaire: nous sommes en pleine guerre de 1973, et un soldat homsi joue avec une grenade. Un compagnon d’armes lui dit de faire attention, car une explosion est vite arrivée. «Ne t’inquiète pas, répond le Homsi. J’en ai d’autres en stock!»
Aujourd’hui, Homs la tumultueuse se retrouve de nouveau dans l’œil du cyclone. Le régime de Bashar al-Assad poursuit son effroyable assaut sur la cité, et l’humour noir est désormais de mise. Un partisan d’Assad a récemment posé cette question sur Twitter:
«Pourquoi les Homsis se soulèvent-ils? Réponse: parce que les blagues homsi leur tapent sur le système.»
Mais, cette fois, plus personne ne rit.

Omar Adam Sayfo
Journaliste et chercheur spécialiste du Moyen-Orient

Traduit par Jean-Clément Nau

 

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