Des émeutes ont éclaté dans la nuit de lundi à mardi et mardi toute
la journée dans plusieurs régions de la Tunisie, dont Cité Intilaka.
Certains boivent de l’alcool, d’autres fument des drogues, mais tous ont
"défendu" l’islam.
À Cité Intilaka, banlieue populaire de Tunis, la vie reprend son
cours. Le métro circule de nouveau. Quelques klaxons de voiture
retentissent. Des traces de pneus brûlés, des pierres et des cartouches
de gaz lacrymogènes qui traînent sur le sol témoignent des affrontements
qui ont opposé les forces de l’ordre aux manifestants pendant près de
24 heures. Mais dans les rues, ce mercredi 13 juin, pas un seul policier
ou militaire.
"Il y avait environ 2 000 personnes dans la rue à cause des dessins.
Il ne faut pas s’attaquer à Dieu, c’est un sujet très sensible",
explique le gérant de la librairie Nasser, qui fait l’angle devant la
station de métro. Il sort de son tiroir une feuille A4 sur laquelle
figurent quatre peintures. Ces affichettes auraient été accrochées aux
murs de la ville et étaient censées représenter les tableaux de
l’exposition du Printemps des arts. Trois d’entre eux étaient bel et
bien exposés au palais Abdellia, à La Marsa, mais le quatrième qui
représente Mahomet sur un âne en train de chevaucher La Mecque ne
l’était pas.
"Ces images nous ont tous choqués. Ce sont des salafistes, mais aussi
des voleurs et des gamins de 14-16 ans qui manifestaient", témoigne un
serveur du Café de l’oasis, qui avait vidé sa terrasse la veille.
"Beaucoup sont des jeunes en manque de sensations fortes", nuance, de
son côté, Hichem, étudiant en informatique.
"Le gouvernement s’est moqué de nous ! On veut qu’il réagisse à ces
dessins", fustige Marouan Ghribi, pour qui la décision de porter plainte
pour "atteinte aux valeurs du sacré" contre les organisateurs de
l’exposition est "insuffisante". Qamis, barbe en bataille, n’y va pas
par quatre chemins : "Les responsables de ces images doivent être jugés
selon la loi islamique. Selon la religion, tous ceux qui touchent au
Prophète ou à Allah doivent être tués", assène ce vendeur de
prêt-à-porter, père de deux enfants. Il sait pourtant que, fin mars, le
mouvement Ennahda, dominant au sein de l’Assemblée constituante, a
déclaré que la charia ne serait pas inscrite dans la Constitution. Une
décision dénoncée dimanche par le chef d’al-Qaida, Ayman al-Zawahiri.
"Pourquoi ils se sont présentés comme des islamistes ? Le peuple ne
votera pas pour eux aux prochaines élections", lance Marouan.
"Tout ça, c’est la faute du gouvernement d’Ennahda. C’est lui qui a
pris cette décision d’exposer. C’est la faute du ministre de la
Culture", dénonce un jeune homme âgé de 16 ans portant une casquette
militaire. Le palais Abdellia, où se tenait l’exposition tant
controversée, se trouve être sous la tutelle du ministère de la Culture.
La voix raillée, l’adolescent soulève son tee-shirt pour montrer la
brûlure laissée par une grenade lacrymogène prise en pleine poitrine la
veille. Un de ses doigts est pansé. "On manifestait pacifiquement. Puis
la police est arrivée et a tiré des gaz lacrymogènes", raconte-t-il. À
ses côtés, un autre jeune homme du même âge ramasse une cartouche tombée
au sol. Dans la nuit de lundi à mardi, les forces de l’ordre ont tiré
en l’air pour disperser les manifestants. "Ils nous tiraient dessus avec
des balles qui ne tuent pas", explique le lycéen. Des balles à blanc ?
"Non, des balles qui lâchent de petits projectiles."
Les vitres du café Le rendez-vous sont brisées. "Une personne a sauté
par la fenêtre du premier étage, parce que la police a envoyé des
grenades lacrymogènes à l’intérieur. Elle a les deux jambes brisées",
explique Wahid Rajhi, le propriétaire. Lui se vante de boire de
l’alcool. La prière ? "Des fois", répond-il, ce qui ne l’empêche pas de
"donner raison aux salafistes". Les cheveux grisonnant, il explique de
manière pointilleuse : "Il y a des choses dans la vie qui sont très
sacrées. On ne joue pas avec la religion. La religion passe avant tout,
même avant les parents ! Salafistes ou pas, il faut respecter la
religion." Contradictoire ? "C’est très personnel, la religion. Je peux
boire et prier. Avant [sous Ben Ali, NDLR], quand on allait à la
mosquée, on était suivis. Et on ressortait sans passeport ni travail.
Mais on avait la religion dans nos coeurs. Maintenant, on est libres.
Avec Ennahda, je peux choisir entre les bars et la mosquée", sourit cet
homme qui porte de grosses lunettes de soleil noires.
"Moi, je fais pas la prière, mais je suis allé manifester. On a
attaqué ma religion", lâche Mohamed, 21 ans. Devant les regards
interrogatifs des adolescents à ses côtés, il justifie : "Je suis
étudiant, je ne peux pas pratiquer correctement." Lui n’est "pas du côté
des salafistes. Mais ils font des choses bien. Ils collectent de
l’argent pour aider les veuves, par exemple. Et ils ont protégé des
bâtiments qui allaient être attaqués [mardi] soir [premier soir du
couvre-feu, NDLR]. Ils sont bien."
Du haut de ses 17 ans, Najeh, lui aussi est allé protester "à cause
des dessins qu’il a vus sur Facebook". Mais sa cible, c’était la
police : "Elle ne nous donne aucune liberté. Ceux qui fument des joints
prennent le risque d’aller en prison pendant un an et de ne pas avoir de
travail après. C’est pas normal." En rougissant, celui qui se vante
d’avoir fait la révolution avoue en fumer. En janvier 2011, Cité
Intilaka était l’un des principaux foyers de contestation de la
capitale. "En fait, c’était pas une révolution. Rien n’a changé. On a
toujours la pauvreté et le chômage."
"Certains vont dire que c’est de la démagogie, mais c’est pas ça. Je
comprends ceux qui ont manifesté. L’adoration du Prophète et d’Allah
unit tout le monde ici. Personne ne nous l’impose, on grandit avec",
rappelle Hichem. Assis sur des marches, à l’ombre d’un magasin fermé, il
estime que "la liberté d’expression absolue n’existe pas et n’a jamais
existé. Dans n’importe quelle société, il y a des tabous."
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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