L’ANNÉE 1997 a marqué un tournant dans l’attitude des Palestiniens à
l’égard des accords d’Oslo. De plus en plus, l’opinion est gagnée à
l’idée selon laquelle la poursuite par l’Autorité palestinienne de la
ligne suivie depuis quatre ans aurait des conséquences funestes. De
fait, les chances de récupérer des territoires vitaux pour la
construction du pays, loin de grandir, ne cessent de diminuer. De ce
point de vue, la question de la propriété de la terre représente un
critère essentiel des chances d’un accord futur.
Peu avant la fin de 1996, un rapport officiel palestinien a été
soumis à M. Yasser Arafat, avec les dernières statistiques globales sur
le pourcentage de terres confisquées par Israël en Cisjordanie et dans
la bande de Gaza (1). Le chiffre avancé - près de 3 000 km2, soit 50 %
des territoires palestiniens occupés en 1967 - mérite d’être pris au
sérieux, d’autant qu’il peut être vérifié par un calcul indépendant. Le
plus inquiétant, c’est que 10 % de ce total - soit une superficie
comparable à l’ensemble de l’actuelle région autonome de Gaza - a été
pris, selon le rapport, durant les années qui ont correspondu, en gros, à
la mise en oeuvre des accords d’Oslo. Il s’agit, pour l’essentiel, de
terres limitrophes des trente principales colonies juives de
Cisjordanie.
Pour mesurer l’enjeu, il importe de distinguer trois grandes
catégories de terres. La première regroupe celles, pour la plupart
cultivées ou bâties, que possèdent des citoyens disposant d’une forme de
preuve de propriété. La seconde comprend les terres publiques ou
communales, presque toutes sans titre de propriété (2), en général non
cultivées et utilisées par les villageois comme pâturages. C’est au sein
de cette seconde catégorie que les gouvernements successifs - ottoman,
britannique, jordanien et israélien - ont créé un troisième ensemble :
les terres dites « publiques », ou « gouvernementales », ou encore
« étatiques ». Comme de coutume dans d’autres pays, elles servent à un
usage public, souvent en tant que réserve naturelle. Entre 1917 et 1947,
le gouvernement du mandat britannique de Palestine a classifié une
grande partie du pays dans cette dernière catégorie. En soi, l’opération
ne présente pas de difficulté : les citoyens peuvent être considérés
comme collectivement propriétaires de ces terres - en 1947, les deux
tiers de la population étaient des Arabes palestiniens. Mais les
problèmes commencent lorsque les droits souverains de cette population
sont mis en cause, comme ce fut le cas il y a un demi-siècle.
Les Palestiniens ont connu, en cinquante ans, un dramatique
renversement de leur situation en matière de propriété de la terre et de
moyens d’existence qu’ils en tiraient. En 1947, ils possédaient, sous
forme privée ou publique, 93 % du pays, les 7 % restants étant détenus
par la communauté juive. Actuellement, le pourcentage de terres
palestiniennes privées est tombé à 15 % du total de la Palestine de
1947, dont environ 10 % sont situés en Cisjordanie et sur la bande de
Gaza. Le plus gros de cet effondrement remonte aux événements de
1947-1949, que la mémoire palestinienne appelle nekba - en arabe,
« catastrophe »... Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations
unies adopte sa résolution 181, qui partage la Palestine en deux Etats,
l’un juif et l’autre arabe. Il y a déjà là une application étrange du
principe d’autodétermination, sachant d’une part que 86 % du territoire
alloué à l’Etat juif sont alors habités ou possédés - largement sous
forme publique - par des Arabes palestiniens, et d’autre part que les
juifs y restent - de justesse il est vrai - minoritaires. Les suites de
la déci-sion de l’ONU sont connues : deux années de combats aboutissent
au déplacement des deux tiers de la population palestinienne et à la
conquête par Israël, sur le territoire prévu pour l’Etat arabe mort-né,
de 25 % de superficie supplémentaire - seules échappent au contrôle
israélien la Cisjordanie (qui sera annexée par la Jordanie) et la bande
de Gaza (sous administration égyptienne). Du coup, en Israël, seules de
petites surfaces de terres palestiniennes privées, en Galilée et dans le
« Triangle », au nord-est de Tel-Aviv, ne tombent pas dans l’escarcelle
de l’Etat.
La seconde étape historique de la dépossession palestinienne commence
il y a trente ans, après la conquête par Israël, lors de la guerre de
juin 1967, de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza.
En tant qu’autorité souveraine de fait, le gouvernement israélien
continua à cataloguer « terres d’Etat » des zones en général non
cultivées, comme les gouvernements britanniques et jordaniens l’avaient
fait avant lui, mais en allant bien au-delà : une proportion
considérable de terres privées fut ainsi placée sous contrôle israélien,
notamment dans la région de Latroun, à Jérusalem-Est et dans certaines
zones de la vallée du Jourdain.
Au début, les terres conquises servirent à un usage public israélien,
comme la construction d’implantations de banlieue dans la partie
orientale de Jérusalem, ou pour le développement de l’irrigation à des
fins agricoles dans la vallée du Jourdain. Puis l’on vit les colonies
juives s’établir systématiquement sur des terres classifiées d’« Etat »
par la Jordanie ou par Israël. Mais, si elles constituent une catégorie
stratégique et politique majeure, les colonies restent marginales en
superficie (pas plus de 5 % de la Cisjordanie et de Gaza) et ne
sauraient remettre en cause les droits d’une population autochtone à un
« domaine d’Etat » - le terme même fait clairement référence à ces
droits.
L’accord signé à Washington le 13 septembre 1993 a remis les terres -
en Cisjordanie et dans la bande de Gaza - à l’ordre du jour des
négociations entre Palestiniens et Israéliens, même si la communauté
internationale se désintéresse de cette question. Les deux parties se
sont engagées à négocier un accord sur le statut final des territoires
« disputés », dans un flou juridique inquiétant. En 1947, le plan de
partage des Nations unies reconnaissait la souveraineté arabe sur près
de la moitié de la Palestine. Depuis 1967, l’ONU a toujours considéré la
Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est comme des territoires occupés. Mais,
en apposant sa signature sur l’accord d’Oslo, l’Organisation de
libération de la Palestine a reconnu implicitement la légitimité d’une
revendication israélienne sur ces territoires, jetant les bases de leur
partition. Et ce en dépit de l’écrasante majorité palestinienne (87 % de
la population) et de l’utilisation massivement palestinienne de ces
terres, indépendamment de leur statut...
Après quatre ans de lentes négociations, les jeux semblent faits (3).
Au-delà des incertitudes sur le résultat précis des négociations
finales, les hommes politiques israéliens - qu’ils soient du Likoud, du
Parti travailliste ou des partis centristes - savent ce qu’ils en
attendent. Les décisions de planification à long terme prises au début
de l’année par M. Ariel Sharon, le ministre israélien des
infrastructures, fournissent de nouveaux indices quant à la division
territoriale recherchée.
PREMIER indice : la nouvelle étape du plan de développement de la
colonie de Maale Efraim, dans la vallée du Jourdain (voir carte), qui
prévoit pour l’instant le doublement de sa surface - à terme, elle
serait six fois plus importante. Autre décision significative : la
construction d’une ligne de chemin de fer entre Tel- Aviv et la colonie
d’Ariel, au sud de Naplouse, qui sera suivie (en vertu du plan
métropolitain israélien de 1995) d’une autre ligne reliant Tel-Aviv à
Jérusalem via les colonies de Kiryat Sefer and Givat Ze’ev. De surcroît,
M. Ariel Sharon a donné son feu vert à la construction d’une autoroute
parallèle aux voies de chemin de fer. Ces moyens de transport visent à
étendre en profondeur en Cisjordanie la grande métropole que tendent à
former Tel-Aviv et Jérusalem, conformément aux lignes directrices du
schéma directeur pour le logement, les routes et l’industrie. A quoi
s’ajoutent l’expansion accélérée des trente principales colonies et
l’achèvement du réseau des routes de contournement ( bypass roads) des
grandes agglomérations arabes : toutes les pièces sont en place.
Sur le plan politique aussi, 1997 marque une percée. En janvier, le
chef de la fraction parlementaire du Likoud, M. Michaël Eitan, et
l’ex-ministre Yossi Beilin, un des principaux dirigeants du Parti
travailliste, concluaient un « accord national concernant les
négociations sur le règlement final avec les Palestiniens ». Ce document
s’inscrivait dans la logique du texte contresigné, en mars 1996, par
M. Yossi Beilin avec le négociateur palestinien Abou Mazen (Mahmoud
Abbas), avec cette concession palestinienne cruciale : Israël pourrait
incorporer les implantations où vivent 70 % des colons juifs, laissant
94 % de la Cisjordanie sous une autorité palestinienne dotée des
apparences d’un Etat. Jérusalem-Est demeurerait sous souveraineté
israélienne, mais les Palestiniens pourraient proclamer leur capitale,
Al Qods, à Abou Dis, une banlieue située à l’est de Jérusalem.
L’acceptation par les Palestiniens de la thèse selon laquelle les
colonies ne seraient pas incompatibles avec un compromis territorial a
représenté un jalon sur la voie d’une réduction drastique de leurs
aspirations territoriales dans l’accord Beilin-Eitan. Elle a poussé le
gouvernement de droite israélien à revendiquer plus de 50 % de la
Cisjordanie et à y exiger le maintien de toutes les colonies.
Peu après, un journal révélait le contenu de la carte intitulée
« Allon Plus » (4), que le premier ministre israélien Benyamin
Nétanyahou aurait montrée au président américain William Clinton, à
Washington, afin de lui indiquer quels territoires devraient demeurer
israéliens pour des raisons de sécurité. La carte en question n’est
guère que la traduction fidèle du statut final envisagé par l’accord
Beilin- Eitan : « Diviser également la Cisjordanie, pour moitié sous
contrôle israélien, pour moitié sous contrôle palestinien. Les villes,
les villages et environ 99 % de la population seraient sous contrôle
palestinien (5). » Avec quelques adaptations mineures (autour des
colonies de Elon Moreh et de Eli-Shilo), la ligne de partage de la carte
« Allon Plus » suit précisément la plupart des terres expropriées par
Israël depuis les accords d’Oslo, Kiryat Arba et Talmon étant les seules
grandes colonies à rester entourées de territoires palestiniens - mais
leurs routes de contournement sont pratiquement terminées. De quoi
justifier les craintes exprimées par des porte-parole palestiniens,
redoutant que les conditions ne soient réunies pour un dernier cycle de
confiscation, sur la base de l’option « Allon plus », dont il serait
difficile de nier les proportions catastrophiques.
Jan De Jong
Géographe, Amsterdam. Consultant pour la société St Yves, Jérusalem
(Le Monde diplomatique - Septembre 1997)
(1) Chiffres cités par l’édition sur courrier électronique du Palestine Report, 13 décembre 1996.
(2) Les propriétés privées des tribus bédouines, officiellement
reconnues et qui couvraient plus de 350 km2, n’ont pas été indiquées sur
la carte ci-contre. Elles ont d’ailleurs, en majorité, été expropriées
par Israël après 1949.
(3) Lire notamment Alain Gresh, « Paix piégée au Proche-Orient », Le
Monde diplomatique, décembre 1995, et Geoffrey Aronson, « Pendant la
négociation, la colonisation continue », Le Monde diplomatique, novembre
1996.
(4) Haaretz, 5 juin 1997. En juillet 1967, le vice-premier ministre
Igal Allon proposait de coloniser, pour des « raisons de sécurité » une
partie de la Cisjordanie - essentiellement dans la vallée du Jourdain.
Il préconisait un partage des territoires avec la Jordanie dans le cadre
de l’accord de paix.
(5) Abraham Michael (A.M.) Rosenthal, « Israel’s Red Line Map », New York Times, 18 février 1997.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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