vendredi 15 juin 2012

DU PLAN DE PARTAGE DE 1947 AU PLAN« ALLON PLUS » DE 1997 : La terre de Palestine confisquée


L’ANNÉE 1997 a marqué un tournant dans l’attitude des Palestiniens à l’égard des accords d’Oslo. De plus en plus, l’opinion est gagnée à l’idée selon laquelle la poursuite par l’Autorité palestinienne de la ligne suivie depuis quatre ans aurait des conséquences funestes. De fait, les chances de récupérer des territoires vitaux pour la construction du pays, loin de grandir, ne cessent de diminuer. De ce point de vue, la question de la propriété de la terre représente un critère essentiel des chances d’un accord futur.
Peu avant la fin de 1996, un rapport officiel palestinien a été soumis à M. Yasser Arafat, avec les dernières statistiques globales sur le pourcentage de terres confisquées par Israël en Cisjordanie et dans la bande de Gaza (1). Le chiffre avancé - près de 3 000 km2, soit 50 % des territoires palestiniens occupés en 1967 - mérite d’être pris au sérieux, d’autant qu’il peut être vérifié par un calcul indépendant. Le plus inquiétant, c’est que 10 % de ce total - soit une superficie comparable à l’ensemble de l’actuelle région autonome de Gaza - a été pris, selon le rapport, durant les années qui ont correspondu, en gros, à la mise en oeuvre des accords d’Oslo. Il s’agit, pour l’essentiel, de terres limitrophes des trente principales colonies juives de Cisjordanie.
Pour mesurer l’enjeu, il importe de distinguer trois grandes catégories de terres. La première regroupe celles, pour la plupart cultivées ou bâties, que possèdent des citoyens disposant d’une forme de preuve de propriété. La seconde comprend les terres publiques ou communales, presque toutes sans titre de propriété (2), en général non cultivées et utilisées par les villageois comme pâturages. C’est au sein de cette seconde catégorie que les gouvernements successifs - ottoman, britannique, jordanien et israélien - ont créé un troisième ensemble : les terres dites « publiques », ou « gouvernementales », ou encore « étatiques ». Comme de coutume dans d’autres pays, elles servent à un usage public, souvent en tant que réserve naturelle. Entre 1917 et 1947, le gouvernement du mandat britannique de Palestine a classifié une grande partie du pays dans cette dernière catégorie. En soi, l’opération ne présente pas de difficulté : les citoyens peuvent être considérés comme collectivement propriétaires de ces terres - en 1947, les deux tiers de la population étaient des Arabes palestiniens. Mais les problèmes commencent lorsque les droits souverains de cette population sont mis en cause, comme ce fut le cas il y a un demi-siècle.
Les Palestiniens ont connu, en cinquante ans, un dramatique renversement de leur situation en matière de propriété de la terre et de moyens d’existence qu’ils en tiraient. En 1947, ils possédaient, sous forme privée ou publique, 93 % du pays, les 7 % restants étant détenus par la communauté juive. Actuellement, le pourcentage de terres palestiniennes privées est tombé à 15 % du total de la Palestine de 1947, dont environ 10 % sont situés en Cisjordanie et sur la bande de Gaza. Le plus gros de cet effondrement remonte aux événements de 1947-1949, que la mémoire palestinienne appelle nekba - en arabe, « catastrophe »... Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations unies adopte sa résolution 181, qui partage la Palestine en deux Etats, l’un juif et l’autre arabe. Il y a déjà là une application étrange du principe d’autodétermination, sachant d’une part que 86 % du territoire alloué à l’Etat juif sont alors habités ou possédés - largement sous forme publique - par des Arabes palestiniens, et d’autre part que les juifs y restent - de justesse il est vrai - minoritaires. Les suites de la déci-sion de l’ONU sont connues : deux années de combats aboutissent au déplacement des deux tiers de la population palestinienne et à la conquête par Israël, sur le territoire prévu pour l’Etat arabe mort-né, de 25 % de superficie supplémentaire - seules échappent au contrôle israélien la Cisjordanie (qui sera annexée par la Jordanie) et la bande de Gaza (sous administration égyptienne). Du coup, en Israël, seules de petites surfaces de terres palestiniennes privées, en Galilée et dans le « Triangle », au nord-est de Tel-Aviv, ne tombent pas dans l’escarcelle de l’Etat.
La seconde étape historique de la dépossession palestinienne commence il y a trente ans, après la conquête par Israël, lors de la guerre de juin 1967, de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza. En tant qu’autorité souveraine de fait, le gouvernement israélien continua à cataloguer « terres d’Etat » des zones en général non cultivées, comme les gouvernements britanniques et jordaniens l’avaient fait avant lui, mais en allant bien au-delà : une proportion considérable de terres privées fut ainsi placée sous contrôle israélien, notamment dans la région de Latroun, à Jérusalem-Est et dans certaines zones de la vallée du Jourdain.
Au début, les terres conquises servirent à un usage public israélien, comme la construction d’implantations de banlieue dans la partie orientale de Jérusalem, ou pour le développement de l’irrigation à des fins agricoles dans la vallée du Jourdain. Puis l’on vit les colonies juives s’établir systématiquement sur des terres classifiées d’« Etat » par la Jordanie ou par Israël. Mais, si elles constituent une catégorie stratégique et politique majeure, les colonies restent marginales en superficie (pas plus de 5 % de la Cisjordanie et de Gaza) et ne sauraient remettre en cause les droits d’une population autochtone à un « domaine d’Etat » - le terme même fait clairement référence à ces droits.
L’accord signé à Washington le 13 septembre 1993 a remis les terres - en Cisjordanie et dans la bande de Gaza - à l’ordre du jour des négociations entre Palestiniens et Israéliens, même si la communauté internationale se désintéresse de cette question. Les deux parties se sont engagées à négocier un accord sur le statut final des territoires « disputés », dans un flou juridique inquiétant. En 1947, le plan de partage des Nations unies reconnaissait la souveraineté arabe sur près de la moitié de la Palestine. Depuis 1967, l’ONU a toujours considéré la Cisjordanie, Gaza et Jérusalem-Est comme des territoires occupés. Mais, en apposant sa signature sur l’accord d’Oslo, l’Organisation de libération de la Palestine a reconnu implicitement la légitimité d’une revendication israélienne sur ces territoires, jetant les bases de leur partition. Et ce en dépit de l’écrasante majorité palestinienne (87 % de la population) et de l’utilisation massivement palestinienne de ces terres, indépendamment de leur statut...
Après quatre ans de lentes négociations, les jeux semblent faits (3). Au-delà des incertitudes sur le résultat précis des négociations finales, les hommes politiques israéliens - qu’ils soient du Likoud, du Parti travailliste ou des partis centristes - savent ce qu’ils en attendent. Les décisions de planification à long terme prises au début de l’année par M. Ariel Sharon, le ministre israélien des infrastructures, fournissent de nouveaux indices quant à la division territoriale recherchée.
PREMIER indice : la nouvelle étape du plan de développement de la colonie de Maale Efraim, dans la vallée du Jourdain (voir carte), qui prévoit pour l’instant le doublement de sa surface - à terme, elle serait six fois plus importante. Autre décision significative : la construction d’une ligne de chemin de fer entre Tel- Aviv et la colonie d’Ariel, au sud de Naplouse, qui sera suivie (en vertu du plan métropolitain israélien de 1995) d’une autre ligne reliant Tel-Aviv à Jérusalem via les colonies de Kiryat Sefer and Givat Ze’ev. De surcroît, M. Ariel Sharon a donné son feu vert à la construction d’une autoroute parallèle aux voies de chemin de fer. Ces moyens de transport visent à étendre en profondeur en Cisjordanie la grande métropole que tendent à former Tel-Aviv et Jérusalem, conformément aux lignes directrices du schéma directeur pour le logement, les routes et l’industrie. A quoi s’ajoutent l’expansion accélérée des trente principales colonies et l’achèvement du réseau des routes de contournement ( bypass roads) des grandes agglomérations arabes : toutes les pièces sont en place.
Sur le plan politique aussi, 1997 marque une percée. En janvier, le chef de la fraction parlementaire du Likoud, M. Michaël Eitan, et l’ex-ministre Yossi Beilin, un des principaux dirigeants du Parti travailliste, concluaient un « accord national concernant les négociations sur le règlement final avec les Palestiniens ». Ce document s’inscrivait dans la logique du texte contresigné, en mars 1996, par M. Yossi Beilin avec le négociateur palestinien Abou Mazen (Mahmoud Abbas), avec cette concession palestinienne cruciale : Israël pourrait incorporer les implantations où vivent 70 % des colons juifs, laissant 94 % de la Cisjordanie sous une autorité palestinienne dotée des apparences d’un Etat. Jérusalem-Est demeurerait sous souveraineté israélienne, mais les Palestiniens pourraient proclamer leur capitale, Al Qods, à Abou Dis, une banlieue située à l’est de Jérusalem.
L’acceptation par les Palestiniens de la thèse selon laquelle les colonies ne seraient pas incompatibles avec un compromis territorial a représenté un jalon sur la voie d’une réduction drastique de leurs aspirations territoriales dans l’accord Beilin-Eitan. Elle a poussé le gouvernement de droite israélien à revendiquer plus de 50 % de la Cisjordanie et à y exiger le maintien de toutes les colonies.
Peu après, un journal révélait le contenu de la carte intitulée « Allon Plus » (4), que le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou aurait montrée au président américain William Clinton, à Washington, afin de lui indiquer quels territoires devraient demeurer israéliens pour des raisons de sécurité. La carte en question n’est guère que la traduction fidèle du statut final envisagé par l’accord Beilin- Eitan : « Diviser également la Cisjordanie, pour moitié sous contrôle israélien, pour moitié sous contrôle palestinien. Les villes, les villages et environ 99 % de la population seraient sous contrôle palestinien (5). » Avec quelques adaptations mineures (autour des colonies de Elon Moreh et de Eli-Shilo), la ligne de partage de la carte « Allon Plus » suit précisément la plupart des terres expropriées par Israël depuis les accords d’Oslo, Kiryat Arba et Talmon étant les seules grandes colonies à rester entourées de territoires palestiniens - mais leurs routes de contournement sont pratiquement terminées. De quoi justifier les craintes exprimées par des porte-parole palestiniens, redoutant que les conditions ne soient réunies pour un dernier cycle de confiscation, sur la base de l’option « Allon plus », dont il serait difficile de nier les proportions catastrophiques.

Jan De Jong
Géographe, Amsterdam. Consultant pour la société St Yves, Jérusalem (Le Monde diplomatique - Septembre 1997)

(1) Chiffres cités par l’édition sur courrier électronique du Palestine Report, 13 décembre 1996.

(2) Les propriétés privées des tribus bédouines, officiellement reconnues et qui couvraient plus de 350 km2, n’ont pas été indiquées sur la carte ci-contre. Elles ont d’ailleurs, en majorité, été expropriées par Israël après 1949.

(3) Lire notamment Alain Gresh, « Paix piégée au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, décembre 1995, et Geoffrey Aronson, « Pendant la négociation, la colonisation continue », Le Monde diplomatique, novembre 1996.

(4) Haaretz, 5 juin 1997. En juillet 1967, le vice-premier ministre Igal Allon proposait de coloniser, pour des « raisons de sécurité » une partie de la Cisjordanie - essentiellement dans la vallée du Jourdain. Il préconisait un partage des territoires avec la Jordanie dans le cadre de l’accord de paix.

(5) Abraham Michael (A.M.) Rosenthal, « Israel’s Red Line Map », New York Times, 18 février 1997.

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