Depuis le 18 décembre 2010, date à laquelle Mohammed Bouazizi s’est
immolé par le feu dans une petite ville de l’intérieur tunisien, un
acteur qui semblait s’être volatilisé de la scène politique arabe depuis
des décennies a refait son apparition : les pancartes brandies par des
centaines de milliers de manifestants, à Tunis, au Caire, à Bagdad,
Manama, Benghazi, Sanaa, Rabat, Alger et ailleurs, font étalage de la
volonté du « peuple ». Ce que l’on dénommait jusqu’ici avec dédain « la
rue arabe » s’est transformé en « peuple », toutes classes sociales et
toutes tranches d’âge confondues. Les revendications sont simples et
claires, loin de tout jargon idéologique et de toute tentation
démagogique, religieuse ou particulariste. Dans une langue dépouillée et
directe, les slogans lapidaires font mouche partout : d’un côté, la
revendication de la liberté politique, de l’alternance au pouvoir, de la
fin de la corruption, du démantèlement des appareils de sécurité ; de
l’autre, la demande de dignité sociale et donc de possibilités de
travail et de salaires décents.
Est-ce un nouveau « printemps arabe », trop longtemps attendu depuis
celui des victoires sur les forces coloniales britanniques et françaises
qui s’étaient déchaînées, de concert avec Israël, contre le symbole de
la résistance qu’était alors, en 1956, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser,
anti-impérialiste et tiers-mondiste ? Cette période avait brutalement
pris fin avec la défaite des armées de l’Egypte, de la Syrie et de la
Jordanie en 1967 face à Israël, puis la mort prématurée de Nasser, le
chef charismatique, en septembre 1970. Entre 1975 et 1990, le Liban,
livré au chaos et à la violence, était devenu un premier pays
repoussoir, avec la profusion de milices armées et d’armées étrangères
ainsi que l’occupation israélienne. Devaient suivre d’autres situations
sanglantes, en Algérie et en Irak notamment. Ce qui permit aux régimes
en place de se montrer de plus en plus autoritaires, en se posant en
garants de la stabilité politique. Le spectre de la « libanisation », et
par la suite de l’« irakisation », devint omniprésent.
D’autres événements majeurs ont fait peser une chape de plomb sur les
sociétés arabes. Les idéologies identitaires basées sur l’islam ont
remplacé le nationalisme anti-impérialiste et laïque. Leur source est à
rechercher dans la promotion très active du salafisme par les monarchies
pétrolières du Golfe et plus particulièrement le wahhabisme saoudien.
Le nationalisme arabe a été accusé de tous les maux et la solidarité
panislamique promue comme l’unique solution. C’est ce que tentera de
réaliser, au cours des années 1970, l’Organisation de la conférence
islamique (OCI), créée sous la houlette de l’Arabie saoudite et du
Pakistan et qui éclipsera le Mouvement des non-alignés, ainsi que la
Ligue des Etats arabes, paralysée par les querelles. A la fin de la
décennie, Riyad et Islamabad parviennent à mobiliser des pans de la
jeunesse dans le djihadisme contre les troupes soviétiques en
Afghanistan. Ce djihadisme sera ensuite transféré en Bosnie, puis en
Tchétchénie et enfin au Caucase. Une partie de ce mouvement devient
takfiriste : il va s’exercer à l’encontre d’autres musulmans jugés
impies. Son héros intellectuel sera Sayyed Qotb (1) ; son héros
militaire et guerrier, M. Oussama Ben Laden.
Une autre idéologie identitaire, celle de la révolution iranienne,
influera, elle aussi, sur le monde arabe. Bien différente du wahhabisme
par sa coloration chiite et par l’adoption de certains principes
constitutionnels modernes, elle se veut l’héritière de
l’anti-impérialisme et du socialisme de la période précédente, mais dans
un langage islamisé. Elle se caractérise aussi par un antisionisme
virulent. La guerre déclenchée par Saddam Hussein contre l’Iran en 1980
pour tenter de réduire la nouvelle influence de Téhéran au Proche-Orient
devient alors une autre diversion majeure, qui dure jusqu’à
aujourd’hui. Elle mène en effet à l’invasion du Koweït par l’Irak en
1990, à sa libération par une coalition militaire occidentale, puis,
douze ans plus tard, en 2003, à l’invasion américaine de l’Irak. La
société irakienne bascule alors dans un communautarisme exaspéré, une
corruption multiforme et une déstructuration violente.
L’involution dans l’identitaire religieux crée aussi des tensions
fortes dans divers pays arabes. Le cas extrême sera celui de l’Algérie,
entre 1991 et 2000. Partout dans le monde arabe, l’épouvantail islamiste
consolide les pouvoirs en place et la toute-puissance de leur police.
Les Etats européens et les Etats-Unis s’en accommodent fort bien. Les
attentats spectaculaires et sanglants à New York et Washington,
attribués à M. Ben Laden et à son organisation Al-Qaida, en septembre
2001, créent une diversion encore plus grande. Ils renforcent des
régimes qualifiés de « modérés » du fait que leur politique extérieure
se coule dans le moule des peurs et des souhaits européens comme
américains et qu’ils s’abstiennent de toute critique des violences
israéliennes contre les Palestiniens et les Libanais. Le seul objectif
des diplomaties occidentales devient l’axe irano-syrien, rebelle aux
yeux de Washington et soutien des deux résistances à Israël : celles du
Hezbollah au Liban et du Hamas en Palestine. Dans ce paysage sombre et
figé, comment aurait-on pu prévoir des révoltes populaires d’une telle
ampleur ?
L’aveuglement des observateurs, dans le monde arabe comme en Europe
et aux Etats-Unis, a été total sur les questions économiques et
sociales. Tant que les grandes sociétés multinationales pouvaient
continuer de réaliser des affaires juteuses dans le cadre de la
libéralisation progressive des économies arabes en cours depuis trois
décennies, et tant que les gouvernants locaux et leurs affidés pouvaient
continuer d’amasser des fortunes géantes profitant aux industries du
luxe en Europe ou ailleurs, ainsi qu’au marché du foncier dans les
grandes capitales, de quoi pouvait-on se plaindre ? Les dogmes
néolibéraux satisfaits, les nouveaux hommes d’affaires arabes,
milliardaires issus du gaspillage de la rente pétrolière, couvés dans
les sérails gouvernementaux, étaient considérés comme le meilleur signe
de la « modernisation » des économies arabes. D’anciens militants
nationalistes ou marxisants se reconvertissent au néolibéralisme et au
néoconservatisme à l’américaine. L’argent du pétrole domine les médias
arabes.
Tout le reste a été ignoré : taux de chômage alarmant, bien au-delà
de la moyenne mondiale, en particulier chez les jeunes, fuite des
cerveaux, flux migratoires croissants, maintien de larges poches
d’analphabétisme, bidonvilles géants, pouvoir d’achat plus que faible
dans de très larges couches de la population ne bénéficiant d’aucune
couverture sociale, corruption généralisée et démoralisation, dégoût des
classes moyennes, et gestion anarchique du secteur privé, lui-même
grand corrupteur et souvent victime, comme en Tunisie, de la prédation
des plus hauts dignitaires du pouvoir. Derrière des taux de croissance
relativement élevés ces dernières années et des réformes destinées à
obtenir de bonnes notes auprès des institutions financières
internationales et de l’Union européenne, la réalité sociale et
économique est tout autre (2).
Les investissements privés locaux comme ceux des milliardaires de la
rente pétrolière se ruent sur les secteurs du foncier de luxe ou du
tourisme, ainsi que sur la distribution commerciale, voire sur la banque
et les télécommunications, où de nombreuses privatisations
interviennent (lire « Abattre le pouvoir pour libérer l’Etat »). Les
Bourses et les prix de l’immobilier flambent, enrichissant encore plus
les groupes privés de nature familiale et clientéliste. Les fortunes qui
se développent sont hors de proportion avec la faible productivité des
économies, dont le potentiel est peu ou pas du tout exploité.
L’investissement dans l’agriculture, l’industrie ou les services à haute
valeur ajoutée (informatique, électronique, recherche et industrie
médicales, énergie solaire, déchets, environnement, gestion de l’eau,
etc.) est très insuffisant. Les laboratoires de recherche et
développement sont quasi inexistants dans le secteur privé, qui
n’investit que dans des activités à faible valeur ajoutée mais à très
haut taux de profit, et sans risque financier.
La qualité de l’évolution de l’économie réelle n’a jamais intéressé
les gouvernements locaux ou les pays et institutions qui leur apportent
leur aide (3). L’émigration est encouragée comme solution à la
croissance démographique et au chômage. Elle est vantée par toute la
littérature des organismes internationaux comme la solution miracle au
problème de la pauvreté, en dépit de l’absence de preuves de l’impact
positif de ces migrations sur les pays exportateurs de main-d’œuvre (4).
On se contentera de mettre en place des microcrédits, certes utiles
comme atténuateurs de pauvreté, mais qui n’ont jamais réussi à la faire
reculer sérieusement.
La question est de savoir comment les mouvements actuels pourront
résister aux récupérations de toutes sortes, voire aux
contre-révolutions. La route du monde arabe vers la liberté et la
dignité retrouvée, dans l’ordre interne comme sur le plan international,
sera longue et ardue. Les répressions pourront se faire féroces et les
interférences extérieures risquent de se multiplier, comme c’est déjà le
cas en Libye et à Bahreïn, faisant apparaître le spectre de la guerre
civile. Le printemps arabe s’arrêtera-t-il à la Tunisie et à l’Egypte ?
Trente ans après le Liban, la Libye deviendra-t-elle un nouveau
repoussoir faisant craindre des guerres civiles prolongées et des
interventions étrangères massives ?
Le premier danger qui guette ces débuts de révolutions est celui du
désir, fortement exprimé par les Etats-Unis et l’Europe,
d’« accompagner » les réformes démocratiques qui s’esquissent.
Entendre : se gagner une clientèle nouvelle à coups de dollars et
d’euros. Or n’est-il pas temps que des peuples qui se sont mis en marche
puissent prendre en main leur destin sans qu’on leur montre la voie et
que l’on s’immisce dans leurs affaires (lire l’article de Serge Halimi,
« Les pièges d’une guerre ») ? Les principes républicains et de
citoyenneté, issus de la Révolution française, ont été popularisés dès
les années 1820 au sein des élites du monde arabe par différents écrits
d’intellectuels, d’hommes de religion éclairés, de militants de la
première heure des droits humains. Tous les penseurs de cette Nahda
(« renaissance ») ont contribué à faire connaître les progrès de la
liberté réalisés en Europe. Sous la monarchie, l’Egypte a connu une vie
parlementaire animée, l’Irak aussi, de même que la Syrie républicaine
avant la prise de pouvoir des officiers baasistes. Et que dire de la
Tunisie, dont l’intelligentsia a fortement contribué, dès le XIXe
siècle, à faire connaître les principes constitutionnels modernes ? Il
est donc urgent de remercier Européens et Américains pour leur
sollicitude.
Le deuxième danger réside dans la faiblesse des économies locales et
dans leur dépendance multiforme en matière de produits alimentaires ou
de première nécessité. Le paradoxe ici est qu’aucune de ces économies ne
manque de liquidités pour investir dans une dynamique économique
nouvelle ; en revanche, la mise en place de cette dynamique exige de
s’attaquer aux racines de l’économie de rente à très faible valeur
ajoutée qui domine partout, pour passer à une économie pleinement
productive, tirant avantage des ressources existantes, tant naturelles
qu’humaines. Plutôt que de solliciter de l’aide extérieure, il faudrait
parvenir à attirer les nombreux talents installés à l’étranger qui, dans
un commun effort avec ceux restés sur place, pourraient imprimer une
direction nouvelle aux politiques publiques, s’inspirant de celles des
« tigres » asiatiques et non point conditionnée par les aides étrangères
(5).
Le troisième danger est celui de l’apparition d’antagonismes sociaux
entre les classes moyennes urbaines d’une part et les couches populaires
et pauvres, rurales et urbaines, de l’autre, dont l’unité a fait
jusqu’ici le succès des mouvements revendicatifs. Une coalition
d’intérêts entre groupes économiques privés et les classes moyennes pour
diminuer les prétentions des classes les plus pauvres, y compris les
salariés, pourrait s’avérer particulièrement dangereuse. En complicité
avec les intérêts politiques et économiques externes, elle pourrait
faire perdre petit à petit tous les gains obtenus jusqu’ici par le
retour des peuples sur la scène politique. Les justes revendications
salariales devront certes être satisfaites, mais elles pourront l’être
d’autant mieux que l’appareil de production sortira rapidement de
l’économie rentière, peu productive et à faible valeur ajoutée, et que
l’investissement étatique et privé sera dirigé vers les secteurs
innovants, la recherche et le développement, la diversification de
l’économie hors du foncier, du financier et du commerce de distribution.
Une révision drastique des systèmes fiscaux devra être menée, non
seulement pour réaliser l’équité fiscale, mais surtout pour égaliser les
taux de profit entre les secteurs sans risque et à faible valeur
ajoutée et les secteurs demandant de la prise de risque et des capacités
de recherche et développement.
Un dernier danger, enfin, est celui sur lequel tous les chefs d’Etat
en déroute ont voulu jouer jusqu’ici : les régionalismes et les
tribalismes, voire les divisions entre sunnites et chiites ou chrétiens
et musulmans. Ces tendances centrifuges s’expliquent plus par des
malaises dus à un développement économique et social inégal que par des
oppositions identitaires irréductibles de nature anthropologique et
essentialiste. Dans ce domaine aussi, seule la mise en route d’un
nouveau dynamisme économique pourra faire avorter toute tentative de les
exploiter.
Georges Corm
Economiste et historien du Proche-Orient, auteur, notamment, du Proche-Orient éclaté, 1956-2010, Gallimard, coll. « Folio histoire », Paris, 2010, et du Nouveau Gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs, La Découverte, Paris, 2010.
(Le Monde diplomatique - Avril 2011)
(1) Dirigeant des Frères musulmans égyptiens, exécuté sur ordre de Nasser en 1966.
(2) Lire « L’aggravation des déséquilibres et des injustices au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, septembre 1993.
(3) Cf. « L’ajustement structurel du secteur privé dans le monde
arabe : taxation, justice sociale et efficacité économique », dans Louis
Blin et Philippe Fargues (sous la dir. de), L’Economie de la paix au
Proche-Orient, tome II, Maisonneuve et Larose - Cedej, Paris, 1995.
(4) Cf. Le Nouveau Gouvernement du monde, La Découverte, Paris, 2010.
(5) Pour la période 1970-2000, l’argent envoyé par les résidents à
l’étranger a représenté 359 milliards de dollars pour les seuls pays
arabes en bordure de la Méditerranée, et les aides (y compris
militaires), environ 100 milliards de dollars. Sources : base de données
de la Banque mondiale sur les migrations et celle du Comité d’aide au
développement de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (CAD-OCDE).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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