Interdite, comme les journalistes, de rentrer en Syrie pour enquêter
sur la réalité du terrain, l’ONG Amnesty International a décidé de
briser un tabou. L’organisation a envoyé clandestinement sur place
Donatella Ravera, principale conseillère d’Amnesty International pour
les situations de crise.
Pendant cinq semaines, la chercheuse s’est
rendue dans 23 villes et villages des gouvernorats d’Alep et d’Idlib
(nord-ouest), au coeur des zones où les forces gouvernementales
syriennes ont lancé en mars et en avril des offensives de grande
ampleur. Elle en revient avec un rapport de 70 pages, dans lequel elle
accuse les forces de sécurité syriennes de crimes contre l’humanité,
sans pour autant épargner l’opposition armée. Dans une interview au
Point, Donatella Ravera revient sur son voyage en enfer.
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Qu’avez-vous observé sur le terrain ?
Une série d’opérations militaires très musclées ont eu lieu entre fin
février et la mi-avril. Le schéma est toujours le même. D’importants
contingents de l’armée (50 à 80 chars) sont déployés autour des petites
villes qu’ils bombardent aveuglément. Dans certains cas, l’opposition
armée tente ce qu’elle peut pour les en empêcher, en vain. Une fois que
les soldats dissidents se sont retirés, l’armée pénètre à l’intérieur
des cités. Les soldats inspectent alors chaque maison. De jeunes hommes,
mais parfois aussi des vieillards, ou des enfants, sont sortis de leur
domicile pour être exécutés. Une mère de la localité de Sirmin m’a
raconté avoir été séparée de ses trois fils, qui ont été abattus devant
ses yeux. Avant de quitter les lieux, les forces du régime ont mis le
feu aux corps. Ces opérations très courtes et très intenses peuvent ne
durer qu’une seule journée.
Comment expliquez-vous ces rafles ?
Les seules personnes pouvant répondre à cette question sont les soldats
eux-mêmes. Mais la manière systématique qu’ils ont d’opérer indique
qu’il s’agit de raids punitifs. Des opérations similaires ayant été
méthodologiquement perpétrées dans différentes régions, il est exclu
qu’elles soient le fait d’éléments échappant au contrôle du régime. Bien
au contraire, il semble bien s’agir d’une politique étatique.
L’ONU accuse dans un rapport Damas d’utiliser les enfants comme "boucliers humains". Partagez-vous la même analyse ?
Les enfants ont été victimes de toute la panoplie de répression, comme
les adultes. Certains ont été torturés, détenus, ont été visés par des
tirs aveugles. Mais la grande majorité des exécutions vise toutefois des
adultes.
Il faut garder en tête que chaque maison visée en Syrie
compte bien plus d’enfants que d’adultes. Par conséquent, on ne peut
dire que les enfants sont plus visés que leurs aînés.
Hormis les chars, d’autres moyens ont-ils été employés par l’armée ?
Outre l’envoi de roquettes, des hélicoptères ont tiré sur l’opposition
armée, ainsi que sur la population, à partir de fin janvier. Il s’agit
essentiellement de mitraillettes. Les tirs se sont multipliés ces
dernières semaines. Ils ont également visé des civils qui tentaient de
s’échapper de leur village.
Des manifestations ont-elle eu lieu après ces incursions ?
Les populations fuient au moment des incursions, mais la majorité
reviennent par la suite. Dans certains villages, les manifestations se
poursuivent tous les jours, parce que l’armée n’est plus présente en
face d’eux. Positionnés sur les autoroutes, les soldats tirent
régulièrement de loin, sans horaire particulier. Ils tuent et blessent
des citoyens pacifiques.
C’est notamment le cas à Alep. Cette grande
ville est d’autant plus intéressante qu’elle est l’un des derniers
bastions à avoir rejoint la contestation, en mai dernier. Elle n’est
donc pas victime de combats entre l’armée et l’opposition armée. Chaque
jour, plusieurs manifestations pacifiques sont organisées en différents
points de la ville. Généralement, les chabiha (miliciens en civil) du
régime arrivent sur place en un quart d’heure, avant de tirer à balles
réelles. Or, les gens blessés ne peuvent être soignés à l’hôpital, de
peur d’être arrêtés.
Une situation qui rappelle les débuts de la contestation ?
Exactement, c’est pour cela que cette ville demeure particulièrement
intéressante. Elle reflète exactement l’état du reste du pays il y a un
an.
Aujourd’hui, Damas ainsi que ses alliés russes et chinois évoquent une guerre civile contre des terroristes...
Il n’y a pas de guerre civile en Syrie. Ce qui se passe depuis quinze
mois dans le pays est relativement clair. Nous avons eu un mouvement de
manifestations pacifiques, réprimée par les tirs de forces de sécurité.
Des enfants, notamment à Deraa, ont été arrêtés et torturés. Après un
certain nombre de mois, une opposition armée s’est développée. Il ne
s’agit pas pour l’instant de groupes armés s’en prenant à des
populations civiles, comme l’affirme le régime syrien. Bien au
contraire, il y a des forces gouvernementales bien identifiées, opérant
avec les miliciens chabiha, qui répondent à une chaîne de commandement
très bien établie. Maintenant, les dernières semaines ont été marquées
par de nouveaux cas de figure, avec les massacres de Houla et
d’el-Koubeyr, mais on n’en sait pas davantage que les médias.
Vous affirmez qu’il n’y a pas de guerre civile. Pourtant, les
forces de sécurité majoritaires alaouites, s’en prennent à des
manifestants sunnites...
Ils ne commettent pas d’attaques de leur propre initiative. L’usage de
la violence reste fermement contrôlé. Il ne s’agit pas d’une communauté
qui s’en prend à une autre. Maintenant, le problème sectaire en Syrie ne
date pas d’aujourd’hui. Cela fait des dizaines d’années que le pouvoir
reste monopolisé par un certain groupe (les alaouites, NDLR).
Vous parlez dans votre rapport de crimes contre l’humanité
commis par les forces du régime, mais également de violations venant de
l’Armée syrienne libre...
Il y a clairement des abus commis par l’opposition armée. Nous avons vu
certains soldats et chabiha être battus au moment de leur capture. Ce
sont d’ailleurs les dissidents eux-mêmes qui apportent ces preuves de
violations des droits de l’homme, en les filmant et en les diffusant sur
Youtube. Cela reste pour l’instant des cas individuels, mais qui n’en
restent pas moins inacceptables.
Les violences commises par les deux parties sont-elles comparables ?
Pas pour l’instant. D’un côté, nous avons un régime qui possède le
monopole de la violence, non seulement depuis le début du mouvement de
contestation, mais aussi depuis des dizaines d’années. De l’autre, une
opposition armée qui s’est formée au fur et à mesure.
Sur le plan international, la Russie semble bloquer toute solution à l’ONU.
Certes, il y a un blocage de la part de la Russie et la Chine, mais il
existe une mauvaise volonté de la part des mêmes pays occidentaux qui
haussent le ton aujourd’hui. Où l’Europe et les États-Unis étaient-ils
il y a quinze mois, lorsque des manifestants pacifiques se faisaient
tirer dessus ? À cette époque, il n’y avait pas encore d’opposition
armée, et la situation était bien moins compliquée qu’aujourd’hui.
Pourquoi n’ont-ils pas agi ? Rien que cette semaine, le gouvernement
suisse parle de soumettre au Conseil de sécurité une lettre demandant
que la Syrie soit déférée devant la Cour pénale internationale. Cela
aurait dû être fait depuis bien longtemps. Or, même pour cette
initiative, les pays européens disent qu’il faut encore donner un peu de
temps avec la mission de Kofi Annan...
Quel est votre avis sur ce plan ? Est-ce une chance pour la paix, ou du temps supplémentaire accordé à Bachar el-Assad ?
Le mandat - observer un cessez-le-feu n’était clairement pas ce qu’il fallait.
Tout d’abord parce qu’il n’y a pas de cessez-le-feu, mais également
parce qu’il fallait obtenir un mandat pour mener une réelle enquête sur
la situation des droits de l’homme dans le pays. Ainsi, il est clair que
cette mission d’observateurs n’est pas la réponse à la situation.
Le gouvernement syrien, ainsi que certains rapports, font
état de la présence de soldats djihadistes dans les rangs de
l’opposition. En avez-vous aperçu ?
Je n’ai pas rencontré de combattants étrangers sur le terrain. Il est
vrai que l’appellation des soldats de l’opposition diffère selon leur
camp, mais tous les soldats que j’ai aperçus, peu importe leur cause,
étaient des Syriens.
Que vous ont dit les populations que vous avez rencontrées ?
Chaque personne rencontrée me demandait pourquoi personne ne les aide,
pourquoi le monde les regarde se faire massacrer sans rien faire. La
situation en Syrie n’est toujours pas centrée sur la CPI, alors que dans
le cas libyen, cela s’est fait en un mois. La commission d’enquête de
l’ONU, créée en septembre dernier, n’a toujours pas pu mettre un pied
dans le pays, sans que personne ne pousse pour qu’elle y accède. Il
existe tout simplement encore toute une série d’options entre "ne rien
faire" et "une intervention armée".
(19 juin 2012 - Armin Arefi)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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