samedi 16 juin 2012

Réponse aux intellectuels arabes fascinés par Roger Garaudy Israël-Palestine, une troisième voie ( Par Edward W. Said - Août 1998 )

La décision prise, cet été, par le gouvernement israélien d’accélérer la judaïsation de Jérusalem-Est confirme l’échec des accords d’Oslo. Cette impasse ravive le débat entre intellectuels arabes sur les responsabilités qui leur incombent. Ainsi nombre d’entre eux - à de très rares et courageuses exceptions près - saluent en Roger Garaudy, dont souvent ils ne connaissent pas les derniers livres, un défenseur de l’islam victime de la censure occidentale. Très critique envers ce dernier ainsi qu’à l’égard de ses partisans arabes, notamment égyptiens, Edward W. Saïd revient ici sur la question de l’engagement moral et politique de l’intellectuel arabe ou israélien.

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Maintenant qu’Oslo s’est révélé foncièrement inopérant et impraticable, il serait pour le moins souhaitable que les défenseurs arabes, israéliens et autres de cet accord se décident à faire un effort de clarté. Un certain nombre de points préliminaires semblent s’imposer à cet égard ; pour commencer, que le terme de « paix » est un mot désormais discrédité, voire frauduleux, dont l’usage a montré qu’il ne constitue aucune garantie contre l’avènement de nouvelles entreprises de répression et de destruction à l’encontre du peuple palestinien. Comment peut-on décemment continuer à parler de « paix » alors qu’Israël ne cesse, à force de pouvoir et d’arrogance, de démolir, d’interdire, de confisquer les terres, de procéder à des arrestations et de pratiquer la torture (1) ?

L’historien romain Tacite disait de la conquête de l’Angleterre qu’ « ils [les soldats romains] avaient créé la désolation et lui avaient donné le nom de paix ». C’est très exactement ce qui se passe aujourd’hui dans les territoires occupés, et ce avec la collaboration de l’Autorité palestinienne, des Etats arabes (à peu d’exceptions près), d’Israël et des Etats-Unis.

Il est, d’autre part, inutile et vain de penser que l’on peut sortir de l’impasse par un retour au passé. Nous ne pouvons ni revenir aux jours d’avant la guerre de 1967 ni accepter le recours à des slogans de rejet et de ségrégation, prétendument inspirés de l’âge d’or de l’islam. Comme le disent aussi bien Israël Shahak (2) qu’Azmi Bishara (3), il faut, pour défaire l’injustice, créer davantage de justice et non pas de nouvelles formes de surenchère du type : « Ils ont un Etat juif, nous voulons un Etat islamique. » Sans compter qu’il est stupide de vouloir imposer un boycottage à tout ce qui est israélien (mode de pensée actuellement en vogue dans plus d’un cercle d’intellectuels progressistes arabes), et de prétendre que c’est là que se trouve la vraie voie du nationalisme.

Et le million de Palestiniens qui sont citoyens israéliens, faut-il aussi les boycotter, comme ce fut le cas dans les années 50 ? Et les Israéliens qui appuient notre combat, faut-il qu’ils soient boycottés parce qu’ils sont israéliens ? Une telle attitude équivaut à nier le triomphe du peuple sud-africain sur l’apartheid et à faire fi de toutes les victoires de la justice dues à la coopération politique non violente entre gens de même opinion situés des deux côtés d’une frontière mobile. Comme je l’ai écrit récemment (4), nous ne pouvons gagner cette bataille en souhaitant que les juifs s’en aillent ou en prônant l’islamisation : nous avons besoin de ceux qui de l’autre côté de la frontière sont partisans de notre lutte. Nous nous devons de franchir cette ligne de séparation que les accords d’Oslo ont, entre autres, consacrée et qui maintient une situation d’apartheid entre juifs et Arabes en Palestine. La franchir et non pas la renforcer.

Enfin, et ce point est sans doute le plus important, il y a une différence majeure entre un comportement politique et un comportement intellectuel. Le rôle de l’intellectuel est de dire aussi pleinement, aussi honnêtement et aussi directement que possible la vérité. Cela implique qu’il ne se soucie ni de plaire ou déplaire au pouvoir, ni de s’inscrire dans la logique d’un gouvernement, ni de répondre à un intérêt de carrière. Le comportement politique repose, en revanche, sur des considérations d’intérêts et de maintien de pouvoir. Il est évident, à cet égard, que la poursuite de la voie tracée par les accords d’Oslo place les Etats arabes, l’Autorité palestinienne ainsi que le gouvernement israélien dans une position strictement politique et non pas intellectuelle.

Prenez, par exemple, la déclaration conjointe des Egyptiens (Société du Caire pour la paix) et des Israéliens (La Paix maintenant) (5), retirez-en les phrases redondantes sur la « paix » et constatez le résultat : vous avez là non seulement un endossement d’Oslo, mais aussi un retour à l’esprit des accords de Camp David entre Anouar El Sadate et Menahem Begin à la fin des années 70, ici décrits comme un modèle de courage, d’une importance décisive. Tout cela est très bien, à cela près que l’on est tout de même en droit de se demander ce qu’il en est des Palestiniens dans cette affaire. Ni la question de leur autodétermination ni celle de leur territoire ne sont mentionnées dans ce fameux « modèle de courage » que sont les accords de Camp David.

Que penserait-on si une poignée d’Israéliens et de Palestiniens formulaient ensemble de vibrantes proclamations de paix israélo-syriennes en lieu et place de ces deux gouvernements ? Au nom de quoi deux parties, l’une étant l’oppresseur des Palestiniens et l’autre s’arrogeant le droit de parler pour eux, seraient-elles habilitées à concevoir l’issue d’un conflit qui ne les oppose pas directement ? Sans compter que, s’il devait s’agir d’en appeler à l’actuel gouvernement israélien, cela équivaudrait à demander au comte Dracula de nous vanter les vertus du régime végétarien ! Bref, un tel comportement politique ne fait qu’abonder dans le sens d’un processus agonisant, celui d’Oslo, et hypothèque les chances d’une vraie paix, en opposition à la paix frauduleuse américano-israélienne. Néanmoins, il est intellectuellement irresponsable de revenir au confort de l’esprit de boycottage qui se répand actuellement dans un certain nombre de pays arabes. Cette sorte de tactique (pas plus maligne que l’entêtement d’une huître à chercher son chemin dans le sable) constitue une pure régression.

Israël n’est ni l’Afrique du Sud, ni l’Algérie, ni le Vietnam. Et, que cela nous plaise ou non, les juifs ne sont pas des colonialistes ordinaires. Oui, ils ont souffert de l’Holocauste, oui, nombre d’entre eux sont victimes d’antisémitisme. Non, ces faits ne leur donnent pas le droit d’exercer ou de poursuivre une politique de dépossession à l’encontre d’un peuple qui ne porte aucune responsabilité dans l’histoire de leurs malheurs. Je le dis et le répète depuis vingt ans : nous n’avons pas d’option militaire dans ce conflit et n’en aurons pas de sitôt. D’ailleurs, en dépit de leur énorme pouvoir, les Israéliens n’ont pas réussi, de leur côté, à obtenir la sécurité qu’ils souhaitaient. Il ne faut pas oublier non plus que les Israéliens ne sont pas tous les mêmes, et que nous nous devons, quoi qu’il arrive, d’apprendre à vivre avec eux de la manière la moins injuste ou, mieux encore, la plus juste possible.

La troisième voie dont je parle se démarque aussi bien de la faillite d’Oslo que des politiques rétrogrades de boycottage. Elle nécessite, tout d’abord, d’être conçue en termes de citoyenneté et non de nationalisme, dans la mesure où la notion de séparation (Oslo) et d’un nationalisme théocratique triomphaliste, qu’il soit juif ou musulman, ne répond ni ne traite des réalités qui nous attendent. Ce concept de citoyenneté implique que tout individu bénéficie d’un même droit, fondé non sur la race ou la religion, mais sur une égalité de justice garantie par la Constitution, concept inconciliable avec la notion largement dépassée d’une Palestine « purifiée » de ses « ennemis ». Qu’elle soit pratiquée par les Serbes, par les sionistes ou par le Hamas, la purification ethnique est la purificationethnique.

La position qu’Azmi Bishara et plus d’un juif israélien - tel Ilan Pappé (6) - tentent à présent de faire entendre et de promouvoir politiquement est une position qui accorde les mêmes droits aux juifs et aux Palestiniens qui se trouvent au sein de l’Etat juif. Et on ne voit pas pourquoi ce même principe d’égalité ne serait pas applicable dans les territoires occupés, où les Palestiniens et les juifs israéliens vivent côte à côte, sachant qu’à l’heure actuelle un peuple - les juifs israéliens - domine l’autre. Le choix est clair : c’est soit l’apartheid, soit la justice et la citoyenneté.

Le véritable enjeu se pose ici en termes de clarté et de courage intellectuels, un enjeu qui consiste à combattre toute discrimination raciale, d’où qu’elle vienne. Or il s’insinue, à l’heure actuelle, dans le discours et la pensée politiques d’un certain nombre d’intellectuels arabes une mauvaise vague d’antisémitisme rampant et d’hypocrite vertu. Une chose doit être claire : nous ne combattons pas les injustices du sionisme pour les remplacer par un nationalisme odieux (religieux ou civil) qui décréterait les Arabes de Palestine plus égaux que d’autres. L’histoire du monde arabe moderne, avec son cortège d’échecs politiques, de violations des droits humains, d’incroyables incompétences militaires, de baisses de production (le tout accompagné du fait que, plus qu’aucun autre peuple moderne, nous reculons au lieu d’avancer en matière de démocratie, de technologie et de sciences), cette histoire est déformée par toutes sortes de poncifs et d’idées indéfendables qui vont, notamment, jusqu’à mettre en doute la réalité de l’Holocauste et la souffrance du peuple juif.

La thèse selon laquelle l’Holocauste ne serait qu’une fabrication des sionistes circule ici et là de manière inacceptable. Pourquoi attendons-nous du monde entier qu’il prenne conscience de nos souffrances en tant qu’Arabes si nous ne sommes pas en mesure de prendre conscience de celles des autres, quand bien même il s’agit de nos oppresseurs, et si nous nous révélons incapables de traiter avec les faits dès lors qu’ils dérangent la vision simpliste d’intellectuels bien-pensants qui refusent de voir le lien qui existe entre l’Holocauste et Israël. Dire que nous devons prendre conscience de la réalité de l’Holocauste ne signifie aucunement accepter l’idée selon laquelle l’Holocauste excuse le sionisme du mal fait aux Palestiniens. Au contraire, reconnaître l’histoire de l’Holocauste et la folie du génocide contre le peuple juif nous rend crédibles pour ce qui est de notre propre histoire ; cela nous permet de demander aux Israéliens et aux juifs d’établir un lien entre l’Holocauste et les injustices sionistes imposées aux Palestiniens, établir un lien et du même coup le mettre en cause pour ce qu’il recouvre d’hypocrisie et de déviation morale.

Abonder dans le sens de Roger Garaudy et de ses amis négationnistes au nom de la liberté d’expression est une ruse imbécile qui ne fait que nous discréditer davantage aux yeux du monde. C’est une preuve de méconnaissance fondamentale de l’histoire du monde dans lequel nous vivons, un signe d’incompétence et d’échec à mener une bataille digne. Pourquoi ne combattons-nous pas plus durement en faveur de la liberté d’expression dans nos propres sociétés, une liberté dont tout le monde sait qu’elle existe à peine ? Les mesures d’oppression et de censure de la presse et de l’opinion publique sont tout de même autrement plus inquiétantes dans le monde arabe qu’en France ! Pourquoi ne pas concentrer nos efforts à les combattre plutôt que de s’exciter à défendre M. Garaudy et à se fourvoyer au point que certains, et parmi eux des intellectuels de renom, n’hésitent pas à ériger cet homme en Zola !

Des pays tels que l’Egypte et le Liban comptent respectivement 130 000 et 400 000 réfugiés palestiniens de 1948. Et voilà cinquante ans que ces derniers n’ont pas droit, pour la plupart, à un permis légal de séjour. Traités en ennemis par les Etats arabes qui les hébergent, ils sont privés de permis de travail, d’accès à l’éducation ainsi que d’assistance sociale ou médicale, et ils sont de surcroît sommés de se présenter à la police tous les mois. Oubliés de tous, n’appartenant ni à un lieu ni à un autre, ils vivent une situation littéralement kafkaïenne. On pouvait donc légitimement s’attendre à ce que des intellectuels responsables se mobilisent, dans les pays concernés, pour l’amélioration de leurs conditions de vie. L’obtention d’une aide humanitaire élémentaire et la levée des mesures discriminatoires auraient été bien plus utiles à la cause palestinienne que la pléthore de théories auxquelles nous avons droit, qu’il s’agisse de déclarations contre la « normalisation » ou pour les « nouvelles initiatives de paix » entre gouvernements égyptien et israélien.

Ce n’est pas tout. Suite à un article, publié en novembre dernier, dans lequel j’évoquais la question de l’Holocauste (7), j’ai été l’objet des plus stupides diffamations que je n’aurais pu imaginer. Un intellectuel bien connu a été jusqu’à m’accuser de chercher à obtenir un certificat de bonne conduite auprès du lobby sioniste. Bien sûr que je suis en faveur du droit de Garaudy à dire ce qui lui plaît et bien sûr que je m’oppose à cette lamentable loi Gayssot qui a servi à son procès et à sa condamnation (8). Il n’en demeure pas moins que son propos est vide de réalité et irresponsable, et que l’endosser consiste nécessairement à rejoindre le camp de M. Jean-Marie Le Pen et de tous les éléments fascistes et rétrogrades de l’extrême droite française.

Le combat que nous menons est un combat pour la démocratie et l’égalité des droits, pour un Etat ou une République laïque dont tous les membres sont citoyens égaux, et non pas un faux combat inspiré d’un passé mythologique et lointain, qu’il soit chrétien, juif ou musulman. Le génie de la civilisation arabe trouve son apogée dans l’Andalousie pluriculturelle, plurireligieuse et pluriethnique. Voilà un idéal à suivre en lieu et place d’un processus d’Oslo moribond et d’une attitude malsaine de rejet négationniste. La lettre tue, mais l’esprit donne vie, comme il est dit dans la Bible.

Nous devrions concentrer notre résistance sur le combat contre les colonies israéliennes, à partir de manifestations non violentes qui soient de nature à entraver la confiscation des terres, à créer des institutions civiles démocratiques et solides (hôpitaux, cliniques, écoles et universités, actuellement en terrible déclin, ainsi que d’autres projets d’amélioration de l’infrastructure) et à mettre en évidence le contenu d’apartheid inhérent au sionisme.

Compte tenu de l’impasse, il est beaucoup question, à l’heure actuelle, d’une imminente explosion. Or, quand bien même ces prévisions se vérifieraient, elles ne doivent pas nous faire oublier la construction de l’avenir, sachant que ni l’improvisation ni la violence ne sont de nature à garantir la création et la consolidation d’institutions démocratiques.

Edward W. Said
Décédé en septembre 2003, Edward W. Said était professeur de littérature comparée à l’université Columbia (Etats-Unis), auteur notamment de Culture et impérialisme, Fayard-Le Monde diplomatique, Paris, 2000. Il a publié son autobiographie, A contre-voie, au Serpent à plumes (Paris) en 2002.
(Le Monde diplomatique - Août 1998)

(1) Lire Edward W. Saïd, « La Palestine n’a pas disparu », Le Monde diplomatique, mai 1998. Toutes les notes de cet article sont de la rédaction du Monde diplomatique, ainsi que les surtitres, le titre et les intertitres.

(2) Ancien dirigeant de la Ligue des droits de l’homme, M. Israël Shahak a été l’un des intellectuels juifs israéliens les plus engagés dans la défense des droits des Palestiniens. Il a notamment écrit Jewish History, Jewish Religion. The Weight of Three Thousand Years, Pluto Press, Londres, 1994 (voir Le Monde diplomatique, août 1994).

(3) Professeur de philosophie à l’université de Bir Zeit, dirigeant de l’Alliance nationale démocratique, élu député à la Knesset le 29 mai 1996 sur une liste commune avec le Parti communiste israélien, M. Azmi Bishara est désormais l’une des figures marquantes du combat pour l’égalité des droits et l’autonomie des Arabes israéliens. Il s’est déclaré candidat au poste de premier ministre d’Israël.

(4) Al Hayat, Londres, 9 juin 1998.

(5) Lire Mohamed Sid-Ahmed, « Les intellectuels arabes et le dialogue », « Proche-Orient 1967-1997 : la paix introuvable », in Manière de voir, n° 34, mai 1997.

(6) De tous les « nouveaux historiens » israéliens, M. Ilan Pappé passe pour le plus engagé, historiquement et politiquement - il est membre du Front démocratique pour la paix et l’égalité (Hadash). Lire Dominique Vidal, Le Péché originel d’Israël. L’expulsion des Palestiniens revisitée par les « nouveaux historiens » israéliens, Editions de l’Atelier, Paris, 1998.

(7) Al Hayat, 5 novembre 1997.

(8) Adoptée le 13 juillet 1990, la loi dite loi Gayssot, du nom du dirigeant du Parti communiste français qui l’avait proposée, modifie la loi française sur la liberté de presse par l’adjonction d’un article 24 bis, qui rend passible de sanctions (emprisonnement d’un an et amende de 300 000 francs, augmentés de diverses peines annexes) quiconque conteste « l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du Tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 et qui ont été commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle en application de l’article 9 dudit statut, soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale ». Des personnalités de grand prestige intellectuel et connues pour leur combat contre le négationnisme - comme le professeur Pierre Vidal-Naquet, auteur des Assassins de la mémoire (Le Seuil, Paris, 1995), et Madeleine Rebérioux, présidente d’honneur de la Ligue des droits de l’homme - se sont interrogées sur la pertinence d’une loi qui établit en quelque sorte une « vérité d’Etat » (lire Le Monde, 4 mai et 21 mai 1996). Saisi par le négationniste Robert Faurisson, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a toutefois considéré, en novembre 1996, que la loi Gayssot ne portait pas atteinte à la liberté d’expression.

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