Contraint de retirer ses troupes du Liban, soumis à une forte
pression américaine et française, contesté à l’intérieur, le pouvoir du
président Bachar Al-Assad paraît bien affaibli. Pourtant, l’emprise du
parti Baas sur le pays date de plus de quarante ans, et elle s’inscrit
dans une histoire longue, marquée par la lutte contre le colonialisme
français, le combat contre Israël et une relation complexe avec les
Etats-Unis.
Plus de quarante ans après l’avènement du parti Baas au pouvoir à
Damas, la Syrie demeure une énigme, et pas seulement pour les
non-initiés. Qui, au juste, gouverne le pays : le président de la
République, le parti, le Parlement, l’armée ? S’agit-il d’un régime
panarabe et socialiste comme il se présente, ou bien encore militaire et
opportuniste ? Est-il capable de se réformer faute de se démocratiser ?
Diverses factions du Baas se sont succédé, non sans effusions de sang,
au sommet du pouvoir depuis le coup d’Etat de mars 1963, sans que ces
interrogations perdent de leur actualité.
Plusieurs hypothèses expliqueraient l’opacité relative du système. Le
culte du secret est l’une des caractéristiques d’une formation qui
s’est constituée dans la clandestinité, sans jamais se départir de son
goût pour la conspiration. La nature autocratique du pouvoir ne l’incite
pas à la transparence, pas davantage que l’usage de la langue de bois
par ses détenteurs, qui se méfient tout autant de leurs concitoyens que
de l’opinion étrangère. Cible fréquente de puissances, notamment
occidentales, maniant habilement les instruments de l’information (et de
la désinformation), Damas est incapable de se défendre faute de
compétence ou de crédibilité.
Les origines du parti Baas s’insèrent pourtant dans l’histoire du
mouvement de libération nationale. Ses fondateurs, dans les années 1940,
s’apparentent aux dirigeants du soulèvement du djebel druze contre le
colonisateur français, qui dura de 1925 à 1927 et que décrit et analyse
Michael Provence, professeur à l’université de Chicago, spécialiste de
l’ère coloniale et postcoloniale (1). Les uns et les autres sont issus
de la petite bourgeoisie rurale et appartiennent aux communautés
minoritaires (Druzes, alaouites, ismaéliens, chrétiens, etc.),
traditionnellement hostiles aux élites sunnites urbaines et
conservatrices – c’est pourquoi elles avaient collaboré d’abord avec les
autorités ottomanes, jusqu’à la fin de la première guerre mondiale,
ensuite avec celles du mandat français (2).
Les uns et les autres sont nationalistes, mais différemment
« unionistes » : les rebelles des années 1920 cherchent à reconstituer
la « Grande Syrie », en rassemblant ses composantes de l’époque
ottomane, à savoir la Syrie du mandat, le Liban, la Palestine, la
Transjordanie, que les vainqueurs de la guerre 1914-1918 s’étaient
partagés. Quant aux fondateurs du Baas, plus ambitieux, ils militent
pour unifier l’ensemble du monde arabe face à l’impérialisme occidental.
Et ce n’est qu’en 1954, plus de dix ans après sa fondation, que le Baas
ajoute à son nom d’origine (Parti de la renaissance arabe) le
qualificatif de « socialiste ». Celui-ci fut « arabe » ou
« scientifique », selon la faction de « droite » ou de « gauche » au
pouvoir, sans que les mots recouvrent jamais un contenu cohérent.
Principal fondateur et secrétaire général du parti, Michel Aflak,
dont les convictions socialistes étaient douteuses, nous confiait au
cours d’un entretien en 1963 qu’aucun des penseurs occidentaux ne
l’avait jamais influencé. Il avait d’ailleurs cessé de lire leurs œuvres
dès la seconde guerre mondiale. Celui qui prônait avec emphase
l’« action des masses » justifiait les coups d’Etat militaires qui
avaient hissé les baasistes au pouvoir quelques semaines plus tôt à
Damas et à Bagdad ainsi que le massacre systématique des communistes
dans la capitale irakienne (3). Pour lui, l’armée n’avait été dans les
deux pays que le « docile instrument des forces populaires (4) ».
Le Baas de Syrie comptait à l’époque quelque quatre cents membres,
dont soixante militaires qui avaient accompli le coup d’Etat du 8
février 1963. Quarante ans plus tard, l’« armée idéologique », al jaych
al akaedi, est toujours aux mains d’officiers pour la plupart issus des
communautés minoritaires, tandis que les alaouites, musulmans
hétérodoxes, y détiennent les postes-clés.
Des factions du Baas se sont affrontées à coups de séditions
militaires, et ce jusqu’en novembre 1970, quand le ministre de la
défense de l’époque, le général Hafez Al-Assad, s’empare du pouvoir.
Tout en tissant d’étroites relations avec l’Union soviétique, il donne
des gages de bonne volonté aux Etats-Unis. Il dissout les milices
populaires que ses prédécesseurs avaient constituées pour « libérer la
Palestine » ; il adhère à la résolution 242 du Conseil de sécurité,
reconnaissant implicitement l’Etat d’Israël ; après la guerre de 1973,
qu’il déclenche en tandem avec l’Egyptien Anouar El-Sadate, il déclare
qu’il avait attaqué Israël uniquement pour l’inciter à négocier une
« paix juste ». Peu après, il accueille favorablement la convocation à
Genève d’une conférence de la paix et, à la suite de l’échec de
celle-ci, il déclare à un journaliste américain : « Le principal
reproche que je formule à l’égard de la politique de Henry Kissinger
[alors secrétaire d’Etat], dite “du pas à pas”, est qu’il s’agit d’une
démarche de tortue alors que je souhaite avancer à pas de géant. »
Ni l’annexion formelle par l’Etat juif du Golan syrien en 1981 ni la
campagne de diabolisation dont Hafez Al-Assad est l’objet ne découragent
ce dernier. Il proclame en 1990 que la paix est désormais l’« objectif
stratégique » de son gouvernement. En octobre de l’année suivante, au
lendemain de la guerre du Koweït, il est l’un des promoteurs de la
conférence de Madrid, qu’organisent les Etats-Unis avec tous les
belligérants du conflit israélo-arabe. Aussitôt après l’échec de cette
conférence, il engage des négociations et conclut avec le premier
ministre israélien de l’époque, Itzhak Rabin, un accord de principe
destiné à se concrétiser en un traité de paix. En échange d’une pleine
normalisation entre les deux pays, Rabin (peu avant son assassinat)
s’engage à restituer à la Syrie le plateau du Golan, conquis en 1967,
dans sa totalité. Les successeurs de Rabin remettent en cause cette
entente, et Hafez Al-Assad meurt sans avoir réussi à réaliser son
dernier vœu : léguer à son fils un pays en paix.
M. Bachar Al-Assad n’a manifestement pas la carrure de son père, dont
M. Kissinger disait qu’il était un « redoutable négociateur, secret,
énigmatique, rusé jusqu’aux limites du machiavélisme », néanmoins
« modéré et prudent ». Pour l’administration américaine, écrit Flynt
Leverett dans un livre sur la succession (5), le président Bachar
Al-Assad, ophtalmologue de formation, peu politisé, manquant
d’expérience et de charisme, était d’une certaine manière rassurant. Tel
le parrain Don Corleone, Hafez Al-Assad lui avait transmis une
structure du pouvoir ayant fait ses preuves : un premier cercle
restreint de caciques, où figurent des membres de la famille du
président, lequel contrôle l’armée, le parti Baas, le Parlement, le
gouvernement ; un pouvoir incontesté après la liquidation des factions
rivales au sein du Baas et des formations de l’opposition, en
particulier le mouvement des Frères musulmans (victimes d’un effroyable
massacre dans la ville de Hama, en 1982) ; un pouvoir, enfin, jouissant
du soutien des paysans bénéficiaires de la réforme agraire et d’une
bourgeoisie en pleine expansion grâce à une relative libéralisation de
l’économie ; mais aussi le népotisme et la corruption pratiqués par la
nomenklatura baasiste. Bref, un pouvoir sur lequel les Etats-Unis
pouvaient compter, estime Leverett, qui déplore par ailleurs la manière,
plutôt brutale, dont son gouvernement traite celui de Damas, à ses yeux
parfaitement récupérable si la diplomatie prenait le pas sur la
contrainte.
Occasions manquées
L’auteur est bien placé pour juger la politique du président George
W. Bush. Avant de démissionner de l’administration en 2003, il fut
successivement analyste à la CIA, chargé du dossier syrien, puis au
service des prévisions du département d’Etat et, enfin, directeur des
affaires du Proche-Orient au sein de l’influent Conseil national de
sécurité.
Leverett estime que M. Bachar Al-Assad mérite davantage d’égards. Il
rappelle que celui-ci, fidèle à son père, avait proclamé dès son
accession au pouvoir que son « objectif stratégique » était de conclure
la paix avec Israël, avant d’offrir à de multiples reprises la relance
des négociations « sans conditions préalables » avec Tel-Aviv. Le
gouvernement Sharon refusa net d’engager un dialogue en exigeant, avec
l’assentiment de Washington, qu’avant toute chose la Syrie, entre
autres, démantèle le Hezbollah libanais et expulse de son territoire les
représentants d’organisations palestiniennes radicales. Comme pour
décourager définitivement M. Al-Assad fils, M. Ariel Sharon faisait
savoir qu’il ne restituerait pas à la Syrie le Golan, où il avait
l’intention de doubler le nombre des colons juifs en l’espace de trois
ans. Ils sont déjà effectivement près de vingt mille.
La paix syro-israélienne, estime Leverett, n’est plus au centre des
préoccupations des dirigeants américains. Ils ne pardonnent à la Syrie
ni son opposition à l’occupation de l’ancienne Mésopotamie ni sa
prétendue indulgence à l’égard des « terroristes » qui s’infiltrent en
Irak. Protestant de sa bonne foi, M. Bachar Al-Assad a proposé, mais en
vain, que des patrouilles mixtes syro-américaines surveillent les cinq
cents kilomètres de sable séparant les deux pays.
D’autres accusations sans fondement se multiplient : la Syrie aurait
accueilli les armes de destruction massive que possédait M. Saddam
Hussein ; elle livrerait des armes aux insurgés irakiens ; elle
détiendrait des engins biologiques et chimiques qui « menaceraient la
sécurité des Etats-Unis » ; mieux, elle « envisagerait » de fabriquer
des armes nucléaires. Démentis, protestations et appels à un « dialogue
constructif » lancés par Damas ne servent à rien ; le processus de
diabolisation est en cours.
Le président Al-Assad n’a peut-être pas pris au sérieux les premières
sommations américaines et françaises exigeant le retrait de ses troupes
du Liban. Il savait que les occidentaux ainsi qu’Israël avaient
approuvé l’entrée des forces syriennes dans le pays du Cèdre en 1976, au
cours de la guerre civile, pour prêter main-forte aux formations
chrétiennes de droite contre les milices « islamo-progressistes » et
palestiniennes. A l’époque, la « communauté internationale » ne trouvait
rien à redire aux assassinats commis par les services syriens au Liban
(notamment celui du leader de la gauche, Kamal Joumblatt). Le jeune
président n’a pas compris que, la situation ayant changé radicalement,
la France et les Etats-Unis ne toléreraient plus la mainmise syrienne
sur le Liban (6).
Le pouvoir baasiste est sans doute affaibli. Sa rupture avec le Liban
l’a privé d’importantes ressources et a provoqué une baisse des
investissements, contrairement à ce qu’indiquent les chiffres officiels.
D’ailleurs, le système économique archaïque, qui rappelle celui des
démocraties populaires défuntes, assure la pérennité de la crise. Le
régime ne paraît pas pour autant menacé, du moins dans un avenir
prévisible. Le front de l’opposition prône dans son « manifeste de
Damas » (octobre 2005) l’installation d’un régime démocratique, « d’une
manière pacifique, graduelle, consensuelle », redoutant qu’autrement le
pays ne sombre dans une anarchie à l’irakienne. Les puissances
étrangères craignent en outre la montée en puissance des Frères
musulmans, la principale force au sein de l’opposition. D’autre part,
l’alliance de la Syrie avec l’Iran, sa présence occulte au Liban, grâce à
ses liens avec le Hezbollah et certaines factions chrétiennes, son
influence grandissante dans les territoires palestiniens depuis la
victoire électorale du Hamas lui fournissent quelques précieux atouts.
Toute la question est de savoir si le régime est capable, sinon de se
démocratiser, du moins de se réformer. Dans un livre collectif, Samir
Aita souligne les tergiversations et les échecs des timides tentatives
de M. Al-Assad pour introduire des réformes économiques ou politiques,
même les plus anodines (7). Tout en rappelant les traditions
démocratiques du peuple syrien, l’auteur souligne que, contrairement aux
apparences, les Etats-Unis, entre autres, n’ont aucun intérêt à la
démocratisation de la Syrie.
Eric Rouleau
Journaliste, ancien ambassadeur de France.
( Le Monde diplomatique - Mai 2006 )
(1) Michael Provence, The Great Syrian Revolt and the Rise of Arab
Nationalism, University of Texas Press, Austin, 2005, 233 pages.
(2) Le système des mandats fut institué au lendemain de la première
guerre mondiale par la Société des nations. Il servit à prolonger le
système colonial, sous un autre nom. La France et le Royaume-Uni se
partagèrent le Proche-Orient, la première recevant le mandat sur les
territoires de la Syrie et du Liban, le second sur ceux de la Palestine,
de l’Irak et de la Transjordanie.
(3) En mars 1963, un coup d’Etat militaire met fin au régime du
président Abdelkarim Kassem. Des milliers de cadres communistes (le
Parti communiste irakien est, à l’époque, un des partis les plus
influents du pays) sont arrêtés, torturés, assassinés. Le Baas a
participé au coup d’Etat, et un de ses jeunes militants se distingue
dans la répression : M. Saddam Hussein.
(4) Le Monde, 21 mars 1963.
(5) Flynt Leverett, Inheriting Syria : Bashar’s trial by fire, Brookings Institution Press, Washington, 2005, 286 pages.
(6) Lire Alain Gresh, « Offensive concertée contre le régime syrien », Le Monde diplomatique, décembre 2005.
(7) Birgitte Rahbek (sous la dir. de), Democratisation in the Middle
East. Dilemmas and perspectives, Aarhus University press (Danemark),
2006, 168 pages. Lire aussi Samir Aita, « Aux origines de la crise du
régime baasiste de Damas », Le Monde diplomatique, juillet 2005.
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