La pièce est petite, sale et mal éclairée. Un antique poste de
télévision trône sur un meuble décharné. Par la fenêtre se dévoilent les
champs travaillés, découpés et cultivés par les fellahs égyptiens.
Aujourd’hui, l’arrivée de l’ingénieur cairote attire beaucoup de monde
dans la maison d’Ahmed Ahmed el-Komwaldy. Viennent uniquement des hommes
en galabiyyehs et à l’accent difficile. On raconte les événements de la
veille, une bataille rangée, apprendrons-nous, entre des voyous
stipendiés par un général de l’ancien régime et les paysans du village.
Mais, pour le moment, c’est de la révolution que nous parlons. « Avant
la révolution, il n’y avait pas de démocratie, c’était un régime
policier, dit un paysan. Aujourd’hui, c’est mieux. » Quand on lui
demande s’il a pris part à cette révolution, il répond que non. « Il y a
Internet et Facebook qui relient entre eux les intellectuels (1). »
Ici, rien de tel ; seule la télévision. Mais ils sont pourtant au
courant, et la carence du pouvoir dans les campagnes pendant quelques
semaines a permis aux paysans de récupérer des terres qui leur avaient
été spoliées avant la révolution par de grands propriétaires terriens ou
des officiels de l’ancien régime, avec la complicité des autorités de
l’Etat.
Les paysans égyptiens sont confrontés à un pouvoir que Bachir Sakr,
ingénieur agricole et membre du Comité de solidarité avec les paysans,
qualifie de « féodal » (2). En effet, « depuis une dizaine d’années,
écrit François Ireton, (...) sont intervenus un certain nombre
d’événements liés à des revendications foncières, en général totalement
dénuées de fondement légal. D’anciens grands propriétaires, ou leurs
héritiers, saisissent l’occasion de la mise en œuvre de la loi de 1992
[qui a libéralisé le marché de la location des terres agricoles], soit
pour tenter de récupérer des terres ayant autrefois appartenu à leur
famille et qui furent confisquées et redistribuées en petites propriétés
lors de la réforme agraire de 1952, soit tout simplement pour mettre la
main sur des terres qu’ils convoitent (3) ».
Dans le village d’Imaria, situé entre la ville de Damanhour et
Alexandrie, dans le nord-est du Delta du Nil, les paysans affrontent un
général de la sécurité de l’Etat, Tarek Heikal. Ils l’accusent de leur
voler des terres en falsifiant des documents avec la complicité des
fonctionnaires de l’Organisation de la réforme agraire, qui gère les
terres redistribuées aux paysans après la réforme agraire du président
Gamal Abdel Nasser. Selon eux, il leur a ainsi volé, en juin 2010, 5
feddans (4) qu’ils cultivaient. Ils avaient alors tenté, sans succès, de
résister.
Puis vint la révolution. Les paysans ont alors décidé de cultiver ces
terres, en profitant de l’absence du général. Celui-ci a riposté en
envoyant ses hommes de mains. Des heurts violents ont eu lieu le 14
février ; un jeune du village a été blessé, disent-ils le lendemain. Et
la villa du général, qui y venait en villégiature, a été détruite.
Dans le village voisin de Barnougui, c’est l’héritier d’une grande
famille de propriétaires terriens, M. Saleh Nawwâr, que l’on accuse
d’avoir volé 400 feddans aux paysans. Pendant la révolution de 2011, ce
sont 50 feddans que les paysans ont mis d’eux-mêmes en culture. Pour
M. Beshir Sakr, ingénieur agricole et membre du Comité de solidarité
avec les paysans, ces prises de terre constituent « le second acte de la
révolution. Les ouvriers font grève et revendiquent ; les paysans, eux,
reprennent d’eux-mêmes leur outil de production : la terre. La
révolution est pour eux une chance. »
Mais c’est à la seule condition que les féodaux ne récupèrent pas ces
terres que la révolution égyptienne sera réellement réussie. Karam
Saber Ibrahim, directeur du Centre de la Terre pour les droits de
l’homme, y insiste. « Il n’est pas possible d’appeler cela une
révolution s’il n’y a pas de changement pour les ouvriers, les paysans
et les nécessiteux. Dans plus de cinquante villages aujourd’hui, les
paysans réclament leurs terres, et, grâce à la révolution, de nombreux
feddans sont en train d’être repris des mains des corrompus et des
hommes d’affaires. Nous en sommes au début [de la révolution] ; il faut
reprendre aux corrompus et faire une caisse pour les citoyens. Il y a
des milliards qui doivent être redistribués. » La demande d’égalité et
de justice sociale est forte aujourd’hui en Egypte. Elle ne passera pas
uniquement par des réformes démocratiques et constitutionnelles. « Les
gens ne mangent ni une constitution, ni l’Assemblée du peuple », conclut
amèrement Karam Saber Ibrahim.
Raphaël Kempf
Juriste.
(Le Monde diplomatique - Mars 2011)
(1) Le terme arabe mouthaqaf a une acception plus large que le mot
intellectuel en français. Il sert à désigner de façon générale toute
personne cultivée.
(2) Lire Beshir Sakr et Phanjof Tarcir, « La lutte toujours
recommencée des paysans égyptiens », Le Monde diplomatique, octobre
2007.
(3) François Ireton, « La petite paysannerie dans la tourmente
néolibérale », Chroniques égyptiennes 2006, Centre d’études et de
documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ), Le Caire,
juillet 2007, p. 38.
(4) Acre égyptienne et soudanaise (approximativement 40,0083 ares).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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