mercredi 6 juin 2012

Les Frères musulmans pour une « transition dans l’ordre » ( Par Gilbert Achcar - Mars 2011 )

A la fin de février, les Frères musulmans ont décidé de créer le Parti de la liberté et de la justice, un bras politique qui pourrait leur permettre d’influer sur l’avenir du pays.
Déjouant la plupart des pronostics, la révolte égyptienne a été impulsée et conduite par des coalitions de forces — partis, associations, réseaux d’internautes — à dominante laïque et démocratique. Les organisations de la mouvance islamique ou leurs membres à titre individuel ont pris part à ce mouvement, mais sur un pied d’égalité avec des formations d’importance marginale avant le début du soulèvement et des groupes plus proches des dissidents est-européens de 1989 que des partis de masse ou des avant-gardes révolutionnaires, acteurs traditionnels des révolutions sociales.
Si, dans le cas tunisien, la discrétion du mouvement islamiste peut largement s’expliquer par la férocité de la répression, qui a entravé la capacité d’action du parti Ennahda, c’est paradoxalement dans leur statut même de parti toléré par le régime militaire que se trouve la clé de l’attitude pusillanime adoptée par les Frères musulmans égyptiens.
Parvenu au pouvoir à la suite du décès de Gamal Abdel Nasser en septembre 1970, Anouar El-Sadate avait favorisé le retour de la confrérie sur la scène publique et son ascension comme contrepoids à la gauche nassérienne, ou radicale. Les Frères s’inscrivent pleinement dans la libéralisation économique (infitah) menée par le fossoyeur du nassérisme, ce qui se traduit sociologiquement par l’influence croissante en leur sein de membres de la nouvelle bourgeoisie égyptienne. Ils ne renoncent pas pour autant à faire valoir leur piété contre la corruption galopante. C’est même là un de leurs arguments clés auprès des couches petites-bourgeoises qui constituent leur terreau de prédilection.
La confrérie s’est construite comme mouvement politique réactionnaire religieux, dont le souci principal était — et demeure — l’islamisation des institutions politiques et culturelles égyptiennes et la promotion de la charia comme source de la législation. Un programme que résume son slogan central : « L’islam est la solution. » Mais elle a également servi d’antidote politique à des groupes intégristes extrémistes et violents.
De son côté, Sadate n’avait cessé de jouer la carte religieuse pour légitimer idéologiquement son pouvoir face à la contestation sociale et nationaliste. Soucieux de compenser l’impact du traité de paix impopulaire qu’il conclut avec Israël en mars 1979 (moins de six semaines après la révolution iranienne), il fit amender la Constitution l’année suivante afin d’y inscrire la charia comme « source principale de toute législation », en dépit du fait que la population égyptienne comprend une importante minorité chrétienne. Cette concession ne suffit pas à gagner le soutien des Frères au traité israélo-égyptien. C’est alors que Sadate décide de donner un coup d’arrêt à leur influence. En 1981, quelques mois avant d’être assassiné par des membres de la frange extrémiste de la mouvance intégriste islamique, il lance contre eux une vaste campagne d’arrestations.
Peu après son accession à la présidence comme successeur de Sadate, M. Hosni Moubarak relâche les Frères musulmans incarcérés. Au départ, le nouveau président se présente comme un homme de modération et de sobriété, accusant le contraste avec le style flamboyant de son prédécesseur. A son tour, il cherche à composer avec les Frères afin de se doter d’une assise populaire, tout en perpétuant le régime de liberté surveillée auquel Sadate avait soumis la confrérie afin de juguler son développement.
Pusillanimité conservatrice des plus âgés, volonté des plus jeunes de revendiquer les libertés politiques
Les rapports des Frères avec le régime se tendent en 1991, lors de la participation de l’Egypte à la coalition dirigée par les Etats-Unis contre l’Irak pendant la guerre du Golfe. Ce conflit précipite un tournant décisif dans les rapports entre, d’une part, Washington et son allié saoudien et, d’autre part, la mouvance régionale de l’intégrisme islamique sunnite « modéré » à laquelle appartenaient les partis islamistes de masse algérien, égyptien et tunisien. Au grand dam de la monarchie saoudienne, qui jusque-là cultivait des liens avec eux, ces partis se joignent à la protestation contre la guerre. Leur rupture avec Riyad facilite la répression qu’ils subissent à des degrés divers au cours des années 1990 — avec l’assentiment des Etats-Unis et de l’Europe.
Ces dix dernières années, les Frères ont vécu tiraillés entre la pusillanimité conservatrice de leurs dirigeants les plus âgés et la pression d’une partie de leurs cadres, plus jeunes, en faveur d’une revendication plus active des libertés politiques. Ils ont donc veillé à ne pas s’attirer les foudres du régime, tout en s’engageant davantage dans la contestation démocratique et nationaliste. Leurs membres participent ainsi au réseau Kefaya (« Ça suffit »).Né dans la solidarité avec la seconde Intifada palestinienne, ce mouvement s’est développé dans l’opposition à la guerre de 2003 contre l’Irak, avant de s’affirmer comme une force de contestation du caractère dictatorial du pouvoir et de la succession dynastique qui commençait à se profiler.
Les partisans d’une plus grande audace politique sont alors encouragés par l’accession au pouvoir en Turquie du Parti de la justice et du développement (AKP), parti musulman conservateur, par la voie parlementaire, en 2002. L’expérience semble confirmer la possibilité d’un modèle jugé impraticable jusque-là. L’interruption brutale par les militaires du processus électoral en Algérie, en janvier 1992, puis la démission forcée en Turquie, en 1997, de M. Necmettin Erbakan, écarté par l’armée un an après son arrivée à la tête du gouvernement, avaient en effet suggéré que la voie parlementaire était barrée aux mouvements d’inspiration islamique dans les pays où le pouvoir politique était sous contrôle militaire.
La nouvelle expérience turque signale un changement sur ce point, d’autant que Washington et l’Union européenne donnent leur bénédiction à ce nouveau cours. Confrontée en 2004 à l’effondrement de la justification officielle de son invasion de l’Irak (présence d’armes de destruction massive), l’administration Bush présente la « promotion de la démocratie » comme le but déclaré de sa politique au Proche-Orient. Et, encouragées par l’évolution rassurante de l’expérience turque, des voix s’élèvent à Washington pour prôner une attitude plus ouverte à l’égard des Frères musulmans égyptiens. Cédant de mauvaise grâce à la pression des Etats-Unis, M. Moubarak introduit plus de pluralisme dans les élections de 2005 et accorde davantage de sièges à l’opposition, dont l’essentiel aux Frères musulmans. Le raïs espère ainsi démontrer que des élections libres en Egypte leur bénéficieraient plus qu’aux autres. Quelques mois plus tard, en janvier 2006, la victoire électorale du Hamas palestinien achève d’ôter à l’administration Bush toute envie de « promouvoir la démocratie » dans la région en général, et en Egypte en particulier.
L’accession de M. Barack Obama à la présidence des Etats-Unis, le discours qu’il prononce au Caire le 4 juin 2009, dans lequel il affirme son soutien à la démocratisation de la région, ainsi que la façon dont il semble snober son homologue égyptien galvanisent l’opposition à M. Moubarak. Après quelques hésitations, les Frères se font représenter dans l’Association nationale pour le changement, la coalition à dominante libérale créée en février 2010 avec M. Mohamed El-Baradei comme figure de proue.
Pourtant, quelques mois plus tard, ignorant les appels de l’opposition libérale à boycotter les élections parlementaires de novembre-décembre, ils participent au premier tour, dans l’espoir d’obtenir en échange le renouvellement d’une bonne partie de leurs mandats. Le résultat ne leur laisse d’autre choix que de boycotter le second tour. Ils se retrouvent alors avec un seul député — exclu pour avoir rompu le boycott —, contre quatre-vingt-huit dans la chambre sortante.
Ces élections portent l’exaspération à son comble dans un pays où 44 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour et où une bourgeoisie arriviste et cupide affiche un luxe égalé seulement par celui des potentats des monarchies pétrolières du Golfe qui prennent l’Egypte pour un terrain de jeu. Le pays est un baril de poudre ; la flamme vient de Tunisie. Des réseaux et coalitions de jeunes opposants appellent à manifester le 25 janvier 2011. Craignant encore une fois de s’attirer les foudres du régime, la confrérie décide de ne pas s’associer à cet appel ; ce n’est que le troisième jour qu’elle rejoint le mouvement, décidant d’investir dans la protestation sa force organisée. Simultanément, les dirigeants des Frères prennent soin de multiplier les louanges à l’armée, sachant que ce noyau dur du régime sera appelé à trancher la situation.
La confrérie se prononce « contre l’Etat religieux », mais « pour l’Etat civil à référence religieuse »
Lorsque M. Moubarak désigne le chef des services de renseignement, M. Omar Souleiman, comme vice-président et que ce dernier appelle l’opposition au « dialogue », la direction des Frères accepte de le rencontrer. Cette concession, s’ajoutant à son refus de s’associer à la phase initiale du mouvement, contribue à la discréditer auprès des jeunes dirigeants de la mobilisation (les chebab). Enfin, quand M. Moubarak cède, la confrérie salue la junte militaire, tout en lui demandant de libérer les prisonniers et de lever l’état d’urgence. Elle annonce son projet de fonder un parti politique légal.
La confrérie s’est ainsi mise sur les rangs pour contribuer à la « transition dans l’ordre » (orderly transition) que Washington n’a cessé de prôner depuis le début du soulèvement égyptien. Elle a donné des gages à cette fin, affirmant qu’elle n’aspirait pas à prendre le pouvoir, mais seulement à jouir de droits démocratiques. M. Essam Al-Erian, l’un de ses dirigeants, explique ainsi au New York Times, le 9 février, « ce que veulent les Frères musulmans » : « Nous n’avons pas l’intention de jouer un rôle dominant dans la transition politique qui vient. Nous ne présenterons pas de candidat aux élections présidentielles prévues pour septembre. » Les Frères « envisagent l’établissement d’un Etat démocratique et civil » tout en récusant « la démocratie laïque libérale du type américain et européen, avec son ferme rejet de la religion dans la vie publique (1) ».
Plus explicite lors d’une conférence de presse donnée le même jour au Caire, il souligne que les Frères sont « contre l’Etat religieux » — autrement dit l’Etat dirigé par les religieux à la façon iranienne — mais « pour l’Etat civil à référence religieuse (2) ». Le terme arabe employé — marja’iyya — peut désigner une instance juridico-théologique chargée de vérifier la compatibilité avec l’islam des lois votées par le Parlement et dotée d’un veto législatif à cet effet, à l’instar de ce que prévoyait le projet de programme de la confrérie rendu public en 2007, mais qui n’a pas été formellement adopté. Ce projet avait été d’autant plus décrié qu’il affirmait que la présidence de l’Egypte ne saurait être exercée par une femme ou un non-musulman.
Pour s’assurer le soutien des Frères, les militaires ont nommé au comité de révision de la Constitution l’un des membres les plus en vue de la confrérie, l’avocat et ex-député Sobhi Saleh, auteur d’un ouvrage contre la laïcité. Et ils ont placé à la tête du même comité M. Tariq Al-Bishri, juriste passé d’un nationalisme d’inspiration nassérienne à une pensée soulignant l’identité islamique de l’Egypte et la nécessité d’asseoir la législation du pays sur la charia. Dans le sermon qu’il a prononcé au Caire lors des grandes manifestations du 18 février, leur chef spirituel, cheikh Youssef Al-Qardaoui, a appelé à cesser les grèves et à donner du temps à l’armée, tout en l’invitant à changer le gouvernement.
Ainsi se dessinent les contours de la « transition dans l’ordre » envisagée par les militaires sous le parrainage de Washington : cap est mis vers une démocratie électorale sous le contrôle de l’armée, à la manière de la transition qui se déroula en Turquie entre 1980 et 1983. Une autre facette du « modèle turc » point à l’horizon : la possibilité pour un parti d’inspiration islamique d’accéder à terme au pouvoir et de coopérer avec les militaires dans la gestion du pays. Pareille collaboration pourrait s’avérer plus facile en Egypte, car l’armée n’est nullement le garant de la laïcité qu’elle prétend être en Turquie. Cette entente demeurera cependant problématique tant que les Frères musulmans n’auront pas connu le type d’aggiornamento qui a produit l’AKP turc et qu’ils continueront à susciter la méfiance des Etats-Unis et l’hostilité d’Israël en raison de leur attitude sur la Palestine.
Mais aussi longtemps que le potentiel révolutionnaire du 25 janvier n’aura pas été étouffé, son éventuelle radicalisation, manifeste dans la vague de luttes sociales qui a suivi la démission de M. Moubarak (lire « Racines ouvrières du soulèvement égyptien »), pourrait finir par enfanter un courant de gauche en comparaison duquel les Frères musulmans apparaîtraient comme un moindre mal. Tant pour Washington que pour ses clients militaires égyptiens.

Gilbert Achcar
Université Paris-VIII et Centre Marc-Bloch (Berlin).
Derniers ouvrages parus : L’Orient incandescent, Editions Page deux, Lausanne, 2003,
et Le Choc des barbaries, 10/18, Paris, réédition 2004.
(Le Monde diplmatique - Mars 2011)

(1) Essam El-Errian, « What the Muslim Brothers want », The New York Times, 9 février 2011.

(2) « Al-Ikhwan al-Muslimun : Narfud al-Dawla al-Diniyya li annaha dud al-Islam », 9 février 2011,

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire