Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et le Bureau national de vigilance contre l'antisémitisme (BNVCA) sont coutumiers des attaques contre toute expression d'idées ne se conformant pas à leur position de soutien inconditionnel à Israël : campagnes contre France 2, son journaliste Charles Enderlin et l'émission "Un oeil sur la planète", protestation contre la diffusion par Canal+ de la série "Le Serment", pressions sur l'Ecole normale supérieure (ENS) pour interdire une conférence de Stéphane Hessel... Cette fois, le CRIF et le BNVCA ont appelé la présidence de l'université Paris-VIII à annuler un colloque intitulé "Des nouvelles approches sociologiques, historiques et juridiques à l'appel au boycott international : Israël, un Etat d'apartheid ?", que Paris-VIII avait préalablement autorisé et financé à hauteur de 2 500 euros.
Le CRIF se dit "heurté" que soit discutée la pertinence du concept d'apartheid pour Israël et considère que "le thème du boycott" d'Israël est illégal. Le colloque serait discriminatoire, illicite et pourrait provoquer des "troubles à l'ordre public". Le BNVCA va plus loin en dénonçant "un colloque (qui) procède de la pire propagande palestinienne qui, depuis onze ans, incite à la haine de l'Etat juif". Le site du CRIF a même mis en ligne des (pseudo)-biographies des intervenants, dans une logique maccarthyste.
En notre qualité d'intervenants à ce colloque, et malgré nos opinions diverses quant aux thématiques abordées, nous nous insurgeons contre ces accusations graves, et contre le manque de courage de la présidence de Paris-VIII qui, en retirant son autorisation, a porté une lourde atteinte à la liberté d'expression, établissant un dangereux précédent. Des chercheurs ne pourraient plus présenter leurs travaux dans une université, au motif que le thème de leurs recherches serait "sensible" ?
Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), "la liberté d'expression vaut non seulement pour les "informations" ou "idées" accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent". La CEDH a de plus tracé la frontière séparant critique d'Israël et antisémitisme en établissant la distinction entre la "critique politique ou idéologique du sionisme et des agissements de l'Etat d'Israël", qui est protégée, et la "diffamation raciale" ou "l'incitation à la haine", qui sont condamnables. C'est cette distinction que le CRIF et le BNVCA veulent voir s'estomper afin de faire taire toute critique d'Israël. Les sujets abordés au colloque peuvent donner lieu à polémiques, mais il ne suffit pas que des associations partisanes les décrètent "choquantes" ou "illégales" pour les exclure du débat public.
La question de savoir si le terme "apartheid" est pertinent pour qualifier les pratiques d'Israël n'est pas nouvelle. En 2007, le rapporteur spécial de l'ONU pour les droits de l'homme dans les territoires palestiniens occupés, John Dugard, concluait que "les deux régimes ont beau avoir leurs différences, les lois et les pratiques israéliennes dans le territoire palestinien occupé rappellent certains aspects de l'apartheid". La question n'est pas davantage un tabou en Israël. Dès 2002, Avi Primor, ex-ambassadeur d'Israël auprès de l'Union européenne, condamnait la "stratégie "sud-africaine"" d'Ariel Sharon, tandis qu'un éditorial du quotidien Haaretz évoquait, en janvier, un "glissement sur la pente de l'apartheid". La problématique posée par le colloque s'inscrit donc dans un débat légitime, en cours sur le plan international.
INTIMIDATIONS
Devrait-on en outre s'abstenir de discuter de la campagne de boycottage, désinvestissement, sanctions visant Israël, lancée en 2005 par un ensemble d'ONG ? Selon le CRIF, cette campagne serait illégale, ce qui interdirait d'en parler dans un colloque. Si en France certaines décisions de justice ont condamné des actions de boycottage, le CRIF omet de préciser qu'un récent courant jurisprudentiel s'est prononcé en sens contraire : "Dès lors que l'appel au boycottage des produits israéliens est formulé par un citoyen pour des motifs politiques et qu'il s'inscrit dans le cadre d'un débat politique relatif au conflit israélo-palestinien, débat qui porte sur un sujet d'intérêt général de portée internationale, l'infraction de provocation à la discrimination fondée sur l'appartenance à une nation n'est pas constituée."
Il est dès lors difficile de concevoir en quoi la discussion de ces sujets serait de nature à "troubler l'ordre public". On est pour le moins surpris que la présidence de Paris-VIII ne se soit pas posée en garante de la liberté d'expression et donne du crédit aux accusations du CRIF et du BNVCA, qui font planer la menace de "troubles" qu'ils semblent appeler de leurs voeux. Pour la préservation d'un espace de débat démocratique, il serait déplorable qu'une institution universitaire cède aux intimidations d'associations s'érigeant en censeurs.
François Dubuisson, professeur de droit à l'Université libre de Bruxelles ;
Ivar Ekeland, président honoraire du conseil scientifique de l'ENS et de Paris-Dauphine ;
Julien Salingue, enseignant à l'université d'Auvergne ;
et neuf autres intervenants au colloque.
Le colloque intitulé "Des nouvelles approches sociologiques, historiques et juridiques à l'appel au boycott international : Israël, un Etat d'apartheid ?" devait se tenir les 27 et 28 février sur le site de l'université Paris-VIII. Après l'avoir autorisé, est revenu sur sa décision et a préféré l'annuler.
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