jeudi 16 février 2012

Algérie : la neige paralyse la Kabylie

Villages coupés du monde, pénurie de gaz… la vague de froid qui a tué 620 personnes en Europe (notamment centrale et balkanique) a traversé la Méditerranée. En Algérie, plus précisément à Béchar, cette offensive hivernale a tout d’abord offert l’inhabituel spectacle du Sahara sous la neige. Mais, tandis que, depuis le début du mois de février, les intempéries se multiplient dans le nord du pays, la situation s’est tendue.
Du massif de l’Ouarsenis, à l’ouest, à Constantine, à l’est, en passant par Tipaza et l’Algérois, routes coupées et stations-services prises d’assaut ont alimenté le mécontentement de la population. En Kabylie, les conséquences des bourrasques neigeuses semblent avoir atteint un seuil critique : le quotidien La Dépêche de Kabylie y dénombre déjà sept décès dus aux intempéries.
Essentiellement formée de massifs montagneux (Djurdjura et Babors), cette région côtière très peuplée, située à l’est d’Alger, a l’habitude des hivers enneigés. Cependant, les chutes de neige de ces derniers jours ont surpris par leur ampleur et leur fréquence. Dans les deux principales wilayas (préfectures) de Kabylie, Tizi-Ouzou et Bejaïa, on a relevé plus de deux mètres de neige dans de nombreuses localités. La population guette les bulletins météorologiques spéciaux distillés par l’Office national de la météorologie : ces derniers alertent le public sur les zones où sont attendues de fortes précipitations neigeuses. D’après l’Office, de nouvelles vagues de froid sont à prévoir.
Depuis maintenant plus de deux semaines, l’amoncellement de neige paralyse toute la région : tandis que la route nationale 12 reliant Tizi-Ouzou à Bejaïa est régulièrement coupée, de nombreuses communes de montagne se retrouvent isolées du reste du monde. Le principal souci des habitants devient l’approvisionnement en gaz – dont l’Algérie est pourtant le 6e producteur mondial. Seule une minorité de la population est raccordée au gaz de ville (lequel souffre par ailleurs de nombreuses coupures), la majorité des foyers ayant recours aux bouteilles de butane comme principale source d’énergie.
Or la hausse subite de la demande en raison du froid et les complications de transport entraînent une pénurie durable de gaz butane.
Contacté par Le Monde.fr, Chérif, commerçant dans la wilaya de Bejaïa, décrit "une situation catastrophique : dans les montagnes on manque de gaz, de lait pour les enfants et même de produits d’alimentation. Nous subissons également de fréquentes coupures d’électricité. Certains villages sont isolés depuis vingt jours, les enfants ne vont pas à l’école, les adultes ne peuvent pas aller travailler. Ils ne peuvent plus se chauffer car il n’y a plus de gaz butane, le prix de la bouteille a atteint 2 000 dinars [environ 20 €] au marché noir, alors que le prix officiel est de 200 dinars. Ces derniers jours, des villageois excédés ont pillé des camions de ravitaillement en butane destinés à d’autres communes. Même certains produits alimentaires commencent à se faire rares : les grossistes de la région ont des difficultés à s’approvisionner auprès des importateurs d’Alger, en raison des routes impraticables". Une situation qu’il juge inacceptable : "Il y a un manquement flagrant de la part des autorités, on a vu l’armée intervenir il y a quelques jours, mais uniquement pour déneiger les routes nationales, ils n’ont pas touché aux routes wilayales ni communales. Nous n’avons pas vu les hélicoptères militaires utilisés le reste du temps dans les opérations anti-terroristes. Les citoyens s’organisent eux-mêmes pour trouver du gaz, de la nourriture et pour déneiger."
En effet, dans de nombreuses localités, ce sont d’informels comités de villages qui tentent d’organiser la solidarité : corvée collective de déneigement ou expéditions en camion pour tenter de trouver du gaz butane dans des stations Naftal (l’entreprise d’Etat distributrice d’hydrocarbures) complètement débordées.
Dans un rare discours télévisé diffusé le 9 février, le président Abdelaziz Bouteflika a annoncé la tenue prochaine d’élections législatives mais n’a pas prononcé un mot en direction des sinistrés météorologiques. Tandis que les autorités locales et les cadres de Naftal cherchent à convaincre les citoyens que le retour à la normale est proche, la situation prend un tour politique. La Kabylie est une région célèbre en Algérie pour son hostilité au pouvoir d’Alger, laquelle s’est exprimée lors d’émeutes insurrectionnelles en 1980, 1998 et 2001. Les partis politiques à fort ancrage sociologique kabyle n’hésitent pas à rendre l’Etat responsable du chaos engendré par la neige.
Pour le Front des forces socialistes, doyen des partis d’opposition en Algérie, dirigé par Hocine Aït-Ahmed, "l’action publique a été très en dessous des besoins de la situation. Cette impréparation à réagir aux situations d’urgence est inquiétante et ne s’explique pas. (..) Des millions d’Algériens sont privés du minimum vital, et depuis plusieurs jours, ils connaissent la faim, le froid et l’angoisse pour leurs malades."
Le Rassemblement pour la culture et la démocratie, présidé par Saïd Sadi, constate que "pendant que des Algériens meurent de froid et de faim, le conseil des ministres tenu le 7 février, tout occupé à sa farce électorale, n’a pas soufflé le moindre mot sur la souffrance endurée par les populations".
Son bureau local de Bejaïa affirme que "la colère gronde et l’indignation a atteint son paroxysme (...) face à l’inertie et la démission du pouvoir central", celui de Tizi-Ouzou dénonce le fait "que les Kabyles grelottent de froid, qu’ils ont faim, qu’ils vivent à la bougie et qu’ils sont coupés du reste du monde et souvent sans possibilité de soins".
Le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie, présidé par Bouaziz Aït-Chebib, a des mots encore plus durs : "Pendant que le régime raciste d’Alger ne se préoccupe que de la pérennité de son système mafieux (…), la Kabylie vient encore une fois de prouver qu’elle ne peut compter que sur elle-même." La question de l’assistance portée par les régimes en place aux régions rurales, montagneuses et enclavées victimes d’intempéries météorologiques ne touche pas que l’Algérie : au Maroc également, des communes du Moyen-Atlas, notamment Azilal, sont coupées du reste du pays en raison des fortes chutes de neige. Un récent reportage de la chaîne 2M dans un village de cette région a montré comment les autorités publiques n’ont consenti à envoyer un véhicule pour dégager la route qu’après avoir appris qu’une équipe de la télévision d’Etat se trouvait bloquée sur les lieux. Lors d’une précédente vague de froid, en 2006, 39 personnes dont 23 enfants seraient décédées à Imilchil et Anfegou, sans susciter la moindre mobilisation des services étatiques marocains.
Ces défaillances illustrent les choix de gestion territoriale des Etats nord-africains, qui privilégient surtout le "pays utile" : quelques villes, importantes politiquement et économiquement, quelques grands axes routiers, quelques régions riches en matières premières et quelques réalisations de prestige (port industriel de Tanger au Maroc, autoroute Est-Ouest en Algérie). Dans cette configuration, la qualité des infrastructures dans les zones rurales ou enclavées est souvent réduite à la portion congrue.

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