jeudi 23 février 2012

Syrie, l'art de s'insurger Par Laurent Rigoulet

Dessin : "Autoportrait pastiche" d’un dessinateur syrien représentant le célèbre caricaturiste Ali Ferzat après qu’on lui a brisé la main. DR.


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Dans les premiers jours de février, alors qu’à Homs la violence des massacres atteint des sommets, s’achève la première saison d’un théâtre de marionnettes, filmé à la manière des Guignols, dont Bachar al-Assad, surnommé « Bichou », est le héros grotesque. Un pantin en chemise de nuit assailli par les cauchemars de sa chute prochaine et poursuivi, chez lui, par l’insurrection de ses propres enfants, écoeurés par les bains de sang. A Homs, comme à Damas et dans les zones les plus reculées de la Syrie en résistance, le feuilleton circule via Facebook et YouTube, et sur des CD que l’on grave et que l’on se fait passer sous le manteau pour les visionner en famille. Après quelques mois de diffusion clandestine, les créateurs de Top Goon, journal d’un petit dictateur recensent plus de 600 000 fidèles ; ça leur donne du courage pour assurer un travail hautement périlleux. Les textes et les costumes sont conçus en Syrie et acheminés vers un pays proche, où des marionnettistes masqués assurent la production. « Oui, nous vivons dans la peur, dit le metteur en scène joint par Internet. Les services de renseignement sont tentaculaires et le risque est immense. Mais nous avons confiance dans le futur. Et notre expression est une manière de faire tomber ce mur de la peur. En caricaturant Assad et les siens et en les ramenant au rang de marionnettes. »
Top Goon n’est qu’un exemple des formes d’expression innombrables que les Syriens inventent, au jour le jour, pour faire progresser leur révolte. L’imagination et l’humour sont des ressorts vitaux face à la raideur et à la férocité du régime. « Nous sommes surpris nous-mêmes par les idées qui fleurissent partout, dit un musicien qui a rejoint Beyrouth. Avant la révolution, j’avais l’impression de vivre dans un pays amorphe, sans nerf, sans esprit, et c’est un autre peuple que je découvre aujourd’hui ; il n’est pas une heure sans qu’une nouvelle initiative soit signalée, sans qu’une création fasse son apparition sur la Toile. Et, le plus souvent, c’est saisissant, astucieux, drôle, original. Notre peuple fait montre d’un courage surréaliste. » Dans un pays ultra quadrillé et soumis à la terreur surgit un nouvel âge de l’agit-prop. Pour faire circuler dans la population leurs messages hostiles au régime, des jeunes de Damas ont ainsi eu l’idée de les dessiner sur des centaines de balles de ping-pong, qu’ils lâchaient, aux heures de pointe, du haut d’une grande avenue en pente pour qu’elles soient ramassées par les écoliers ou les travailleurs. Des ballons sont aussi lâchés dans le ciel, après lesquels les policiers doivent absurdement courir ou tirer. Et l’eau des somptueuses fontaines de Damas se retrouve colorée d’un rouge écarlate qui bouillonne au nez des passants pour rappeler le sang versé quotidiennement par ceux qui combattent le régime.
« Malgré la longueur du conflit, cet activisme n’a pas perdu de sa force, dit l’un des créateurs de Top Goon. Au contraire. Au début de la révolution, il était possible de recenser chacune de ces actions par le biais des pages Facebook. Aujourd’hui, il est impossible de tout suivre, il y en a trop, elles surgissent de partout et prennent toutes les formes, épousant la diversité du peuple syrien. Ces jours-ci, par exemple, on voit s’intensifier une campagne menée par de jeunes artistes du graffiti. Ils se sont donné le mot pour décorer les innombrables monuments à la gloire du régime, détourner les informations et les slogans officiels. Un moyen d’occuper l’espace public et d’affirmer notre présence. » La révolution syrienne n’a pas de centre, pas d’agora, pas de place Tah­rir. Les forces de sécurité ont pris soin de boucler à double tour les espaces publics et d’en filtrer l’accès. « Notre révolution est une révolution de ruelles, dit un rappeur de Damas. Au début, c’était un souci pour nous, car nous avions l’impression de ne pas exister, de ne pas pouvoir nous compter. A présent, c’est une épine pour le régime, qui est désorienté et ne sait plus où sont ses ennemis. »
Autant que dans les ruelles, c’est à l’intérieur des maisons que la fronde a appris à s’exprimer avec force. Ceux qui n’osent pas aller manifester quand la répression est sauvage sont encouragés à se regrouper chez eux, à chanter, à se filmer devant des drapeaux ou des banderoles. A certaines heures, les habitants des quartiers se passent le mot pour organiser un vacarme que les autorités ne savent pas localiser. Parfois un concert de casseroles, parfois des chants ou des « Allahou akbar » (« Dieu est grand ») scandés à pleins poumons et jaillissant de toutes les ruelles, de toutes les fenêtres. « Le régime essaie par tous les moyens de faire percevoir la révolution comme un complot islamiste, dit le cinéaste Charif Kiwan, mais la manière dont voyage ces temps-ci l’expression "Allahou akbar" est particulièrement intéressante. Elle prend des sens multiples qui dépassent son acception religieuse et en font un cri d’union et de révolte. C’est une manière de dire à l’ogre, au tyran, qu’il y a, du côté du peuple, une force qui le dépasse et qu’il y aura une justice plus tard. Et c’est un usage que nous trouvions déjà à l’époque de l’expédition d’Egypte, où le peuple du Caire improvisait, entre autres expressions anodines, des "Allahou akbar" lors du passage de Bonaparte et de sa terrible armée. »
La révolution syrienne est avant tout celle du verbe. Il se déploie sous toutes ses formes, dans les blogs et dans les blagues qui courent d’un bout à l’autre du pays. Dans les chants révolutionnaires qui sont repris partout. On ne compte plus les versions et les remixes d’Allez, dégage, Bachar !, dont l’auteur, Ibrahim Qashoush, a été sauvagement assassiné. Son corps a été jeté dans l’Oronte et on l’a retrouvé sans cordes vocales. Sa voix ne s’est pas tue pour autant. Des haut-parleurs sont placés régulièrement dans des endroits soigneusement dissimulés, sur une terrasse fermée à clé, sur le porte-bagages d’une Mobylette au milieu d’un marché, dans une valise abandonnée... Le refrain retentit longtemps avant que les forces de l’ordre ne parviennent à l’étouffer. A l’exemple de l’actrice Fadwa Soliman, qui est devenue la « pasionaria » de Homs, les artistes établis commencent à se mobiliser, mais la vague de fond est portée par une culture populaire longtemps méprisée par les intellectuels. Et par l’énergie d’une jeunesse anonyme et toute-puissante : « Avant les premières manifestations, je me disais que les jeunes générations étaient perdues pour la culture, disait récemment, sur le site Babelmed, Rania Samara, une spécialiste de la littérature arabe. J’ai découvert avec beaucoup d’émotion que je me trompais complètement. Nous assistons à l’avènement d’une folle créativité où se mêlent l’ingéniosité culturelle et le savoir-faire technique. Je n’en crois pas mes yeux. Et ça me rend optimiste pour l’avenir. » Dans la prochaine série de leur Journal d’un petit dictateur, les créateurs de Top Goon mettront en scène des marionnettes de jeunes « artistes » de la contestation. Pour eux, aucun doute, « le régime va tomber », la force est de leur côté.

(Par Laurent Rigoulet - Télérama 3240)

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