jeudi 23 février 2012

Le Sinaï, épine dans le pied de l’Egypte

Depuis la révolution égyptienne, attaques de postes de police, explosions de gazoduc et attentats ébranlent le Sinaï. Si Gaza et les islamistes sont montrés du doigt par Israël, les causes, anciennes et multiples, de la déstabilisation de cette zone stratégique du Proche-Orient sont le fruit d’un contexte national et régional complexe.

Au volant de son 4×4, Moustapha (1) a la conduite brusque et le regard mauvais. L’adolescent est toujours sur ses gardes lorsqu’il évoque son activité principale : trafiquant d’armes. Il attend que l’obscurité enveloppe les dunes des environs d’Al-Arish, ville principale du Nord-Sinaï, pour acheminer sa cargaison dans la bande de Gaza, située soixante kilomètres à l’est. Moustapha, qui a déserté l’école à 12 ans, fait régulièrement passer des kalachnikovs dans les tunnels creusés entre l’enclave palestinienne et l’Egypte. Cette économie parallèle, apparue en 2000 avec la seconde Intifada, a connu un essor important depuis le retrait d’Israël de la bande de Gaza en 2005, puis l’arrivée du Hamas au pouvoir en 2007.
Avec le printemps arabe, elle a pris un tour nouveau : des armes lourdes d’origine libyenne sont assemblées à Al-Arish, puis envoyées de l’autre côté de la frontière. Depuis la révolution égyptienne, survenue en janvier 2011, le trafic bat son plein. Les forces de l’ordre, violemment chassées par les manifestants, sont quasi invisibles dans cette région du pays. Le Sinaï, terre historique de trafic qui relie l’Afrique à l’Asie, est devenu le royaume de tous les possibles. Les vendeurs de cigarettes ambulants proposent toutes sortes de drogues. Les corps sans vie de migrants africains, qui faisaient route vers Israël à l’aide de passeurs bédouins, sont de plus en plus nombreux à être retrouvés dans le désert, vidés de leurs organes.
Cette anarchie ne fait pas le bonheur de tous. La population se sent menacée par les bandits, qui multiplient les exactions. A 23 ans, Jamal est l’un d’entre eux. Ce bédouin à l’allure impassible a profité du chaos pour tendre une embuscade aux marchands qui venaient de vendre leur cargaison aux propriétaires des tunnels. Il a tué un homme. Le fugitif est désormais en cavale dans le milieu du Sinaï, difficile d’accès. Pour se défendre, la population s’arme ; les règlements de compte augmentent.
Le 29 juillet 2011, une cinquantaine d’individus masqués et munis de drapeaux « Emirat islamique du Sinaï » ont ouvert le feu sur un poste de police d’Al-Arish. Trois civils et un officier ont trouvé la mort. « Ils veulent éliminer la police pour prendre le pouvoir dans le Sinaï », confie un habitant de Cheikh Zouwayed, village des environs d’Al-Arish. L’homme a vu certains de ses voisins, membres du mouvement islamiste Al-Takfir wal-Hijra, se regrouper, se cacher le visage et partir en direction de la ville le jour de l’attaque. Minoritaire mais très violent, ce groupe, créé au début des années 1970, est implanté dans cette localité. « Avant la révolution, il se cachait car il était interdit. Mais depuis, il n’hésite plus à revendiquer son appartenance », poursuit le voisin. Les autorités égyptiennes, qui l’accusent d’avoir fomenté l’assaut, ne le tiennent pas pour seul responsable. Mi-août, M. Saleh Al-Masri, responsable de la sécurité dans le Sinaï, a indiqué que l’armée avait aussi arrêté des Palestiniens recherchés pour leur implication présumée. Deux jours après l’attaque, l’Egypte avait temporairement fermé le poste-frontière de Rafah (2).
Les heurts qui ébranlent le Sinaï ont rappelé son importance stratégique. La frontière que la péninsule partage aussi bien avec l’enclave palestinienne qu’avec l’Etat hébreu la rend particulièrement sensible aux répercussions du conflit israélo-palestinien.
Israël suit avec inquiétude les troubles qui agitent la zone : en un an se sont succédé une demi-douzaine d’attaques contre le gazoduc égyptien qui l’alimente. Conscient des difficultés de l’Egypte à contrôler le Sinaï, Tel-Aviv a autorisé le 14 août 2011 l’opération Aigle : 2 500 soldats et 250 chars égyptiens ont été autorisés à pénétrer dans la péninsule, faiblement militarisée depuis la conclusion des accords de Camp David (3).
Cette démilitarisation, qui devait garantir Israël contre une attaque surprise, montre ses limites : « Il est impossible pour l’Egypte de contrôler un territoire désertique qui représente 6 % du pays », souligne M. Gamal Eid, directeur du Réseau arabe pour l’information sur les droits de l’homme (ANHRI). Car si les accords de Camp David permettent la présence de l’armée égyptienne à l’ouest de la péninsule, le contrôle de l’Est (4) revient à la police et à une Force multinationale de défense (5) (MFO). Les conditions dans lesquelles l’Egypte exerce sa souveraineté sur le Sinaï avaient déjà été critiquées après les attentats de Taba, en 2004, et de Charm El-Cheikh, en 2005. Une première entorse (6) à cette démilitarisation avait été autorisée la même année, durant laquelle Israël s’était retiré de la bande de Gaza.
Le retour de l’armée n’a pas empêché un commando d’ouvrir le feu sur des véhicules militaires et civils au nord de la frontière, le 18 août 2011. La réaction d’Israël ne s’est pas fait attendre : la sécurité intérieure a accusé des combattants originaires de Gaza d’avoir commandité l’attaque, menée à partir du sol égyptien (7). Après s’être rendus en Egypte via les tunnels, ils auraient traversé la péninsule grâce à l’aide de Bédouins. Une version démentie par le gouverneur du Nord-Sinaï, M. Abdel Wahab Mabrouk.
Les habitants de Gaza, qui ont subi un raid de représailles israélien au lendemain de l’attaque, ne peuvent être les seuls à être montrés du doigt. Les soldats chargés de surveiller la frontière ferment souvent les yeux sur le trafic en échange d’une commission. Début septembre, l’armée égyptienne a annoncé qu’elle détruirait les tunnels, mais la mesure n’a pas inquiété les trafiquants. « Elle ne pourra jamais tous les atteindre, il y en a trop, minimise Mohammed, qui livre du ciment et des armes à Gaza. Et il suffit d’en creuser de nouveaux ! »
Mahmoud, lui, s’amuse de la situation. Cet espiègle Bédouin de 23 ans a l’habitude d’effectuer des aller-retours à Gaza par les tunnels. « L’armée ne pourra pas nous empêcher d’aller voir les membres de notre famille qui y habitent ! », s’exclame-t-il. La composition de la population du Sinaï explique aussi la perméabilité de la frontière. Il est majoritairement peuplé de Bédouins, originaires de la péninsule arabique. Cette filiation, hautement revendiquée, explique en partie la tension qui les oppose au pouvoir central. Les tribus auxquelles ils appartiennent ont des ramifications en Jordanie, en Israël ou en Palestine et se jouent des frontières artificiellement tracées. « Nous étions là avant que l’Etat hébreu n’existe, nous ne respectons pas ces frontières », martèle Mahmoud. Dans le nord du Sinaï, une minorité d’habitants est aussi d’origine palestinienne. La proximité avec les Gazaouis est donc naturelle pour les habitants du Sinaï, dont le sentiment d’appartenance au Proche-Orient est plus prononcé que celui qui les lie à l’Egypte. La solidarité envers leur voisin palestinien a d’ailleurs été renforcée par leur hostilité envers Israël, d’autant plus forte depuis l’occupation de la péninsule en 1967, et compte tenu du traitement actuel des Bédouins du Néguev (8).
Réaliste, Mahmoud a conscience de la manne financière que représente le trafic. « Tant que vous payez, vous pouvez tout faire passer dans les tunnels et dans le Sinaï : de la nourriture, des médicaments et aussi des hommes ! », s’esclaffe-t-il. L’aide apportée aux combattants venus de Gaza n’est pas forcément idéologique.
M. Eid attire l’attention sur le retard économique dont pâtit le Sinaï. Tant qu’il ne sera pas rattrapé, la région ne sera pas un lieu sécurisé. « A chaque attaque, l’Egypte cherche à punir les responsables mais ne traite pas les racines du problème. » Les trafics en tous genres sont perçus comme une chance pour les habitants d’une région délaissée par l’Etat.
A 14 ans, Youssef achemine de la nourriture dans les tunnels. Depuis l’allégement du blocus de Gaza par Israël, son profit est en chute libre. L’adolescent n’est pourtant pas inquiet. « Si ça continue, je changerai pour le trafic de filles russes vers Israël », lâche-t-il très naturellement.
Rédacteur en chef du journal Al-Badia, Abdelkader Moubarak peste contre l’absence de réaction du pouvoir. « Il y a deux ans, l’Etat a commencé à construire un canal (9) pour apporter de l’eau du Nil et faciliter l’agriculture. Il n’a jamais été achevé ! », dénonce-t-il. La situation du centre de la péninsule l’inquiète particulièrement. « L’Egypte n’y construit ni hôpital, ni école, alors que c’est la zone la plus pauvre du pays ! »
M. Ashraf Ayoub, militant de gauche, souligne que ce délaissement est commun à toutes les régions périphériques de l’Egypte. « Nous sommes soumis à des règles spéciales. On ne dispose toujours pas de papiers officiels prouvant que nous sommes propriétaires de nos terres, l’Etat refuse de nous considérer comme tels », explique-t-il. Mais la situation géographique sensible du Sinaï en fait un cas à part. « Les projets de développement sont rares et l’armée en est toujours responsable, précise-t-il. L’un des seuls réalisés est une fabrique de ciment, dont une partie est ensuite vendue à Israël ! » Les accords économiques passés avec Israël irritent au plus haut point les habitants. L’échec de l’armée à stopper les attaques de gazoduc, dont la dernière a eu lieu le 19 décembre 2011, trouve ainsi son explication. « Beaucoup s’indignent que l’Egypte envoie ses ressources à Israël alors qu’ici les gens sont très pauvres », commente M. Ayoub. Les habitants reprochent aussi au gouvernement de ne pas corriger le déséquilibre entre le Nord, très pauvre, et le Sud touristique, beaucoup plus riche (10).
Sous son hijab coloré, Mme Dahlia Gelbana a une conviction : la violence résulte de la discrimination exercée par le pouvoir. « Parce que nous avons vécu sous l’occupation israélienne pendant quinze ans, il nous a toujours considérés comme des ennemis intérieurs, soupire cette militante nassérienne. Avant la révolution, on nous surnommait “les juifs du Sinaï”. »
Pour intégrer la région au pays, le pouvoir a entrepris depuis 1982 son « égyptianisation ». Il a encouragé la population de la région du Delta à venir s’y établir, persuadé que la repopulation du lieu désertique garantirait sa stabilité. Une arrivée mal vécue car les « Egyptiens » ont été prioritaires pour occuper les postes proposés par l’Etat.
La rancœur de la population envers le pouvoir central égyptien a connu son paroxysme après les attentats de Taba, en 2004. La violence policière, quotidienne, a atteint des sommets. « Environ trois mille personnes ont été arrêtées et accusées d’avoir formé un groupe islamiste », expose Me Ahmed Seif, avocat au centre juridique Hicham Moubarak du Caire, qui défend les personnes détenues dans le cadre de l’affaire. La police a clairement visé les hommes bédouins, deux d’origine palestinienne et les islamistes. « Les arrestations ont été arbitraires, les tortures multiples », poursuit-il.
A Al-Arish, les résidences touristiques qui jouxtent la Méditerranée sont l’unique vestige d’une cité balnéaire désertée par les touristes étrangers. Deux femmes en niqab s’avancent dans l’eau. L’influence des islamistes, nourrie par la répression du pouvoir, grandit dans le Nord-Sinaï. Ils sont arrivés en tête lors du premier tour des élections législatives, qui a eu lieu les 3 et 4 janvier 2012 dans cette partie de l’Egypte. Le Parti de la liberté et de la justice créé par les Frères musulmans a recueilli 35 % des voix, celui des salafistes, Al-Nour, a convaincu 23 % des électeurs. M. Eid nuance cependant les accusations qui visent ces derniers, concernant les déstabilisations que la péninsule a connues dernièrement : « Les salafistes sont très actifs depuis la révolution, mais c’est trop facile de les rendre responsables de tous les maux du Sinaï. »
Heureuse d’être libérée du joug de la police depuis la révolution, la population attend davantage. La création récente d’une Autorité générale pour le développement du Sinaï a été bien perçue, mais les habitants attendent de voir des résultats. Le 12 décembre, des centaines de manifestants sont descendus dans les rues d’Al-Arish pour protester contre le manque d’efficacité de la police : plusieurs habitants ont été enlevés, et les auteurs n’ont pas été retrouvés. Ecrivain bédouin et ancien détenu, M. Massad Abou Fajr le promet : « Si de réelles solutions ne sont pas proposées, nous ne nous laisserons pas faire et la région s’enfoncera toujours plus dans le chaos. »
(par Marie Kostrz, février 2012 - Le Monde diplomatique)

Notes
(1) Tous les prénoms ont été modifiés à la demande de nos interlocuteurs.
(2) Depuis le changement en Egypte, ce poste-frontière, seul « débouché » pour Gaza, a été partiellement rouvert.
(3) Officialisés en 1979, ils ont abouti à la rétrocession à l’Egypte du Sinaï, occupé par Israël en 1967.
(4) De l’ouest de la bande de Gaza au nord, jusqu’à Taba et Charm el-Cheikh au Sud.
(5) Elle regroupe 1 656 soldats de onze pays différents.
(6) Depuis le 29 août 2005, 750 gardes-frontières sont déployés le long des 14 kilomètres entre l’Egypte de la Bande de Gaza.
(7) Pointés du doigt, les Comités de résistance populaire (CRP) de Gaza ont démenti être responsables de la triple attaque.
(8) Lire Dominique Vidal et Philippe Rekacewicz, « Aux portes du Neguev avec les Bédouins exilés », Lettres de…, 13 décembre 2006.
(9) Le canal Al-Salam est un projet du plan de développement pour le Sinaï pour la période 1997-2017.
(10) Cette frustration a été avancée pour expliquer les attentats du milieu des années 2000. En 2006, à Dahab, la première bombe a explosé au restaurant Al Capone, dont le propriétaire était un fervent partisan du président Hosni Moubarak (Cf. Egypt’s Sinai question, International Crisis Group, janvier 2007).

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