Quelle surprise de lire les titres des quotidiens européens le lendemain de "l’élection" présidentielle au Yémen : "Les Yéménites choisissent leur nouveau président."
N’y aurait-il donc que les Yéménites à avoir bien compris que cette "élection" n’a été qu’un gentil canular et que rien n’a changé au Yémen ? Car il est bien évident que les Yéménites n’ont rien choisi du tout et, eux, dans leur grande majorité, ils le savent fort bien.
C’est à Riyad qu’a été désigné le nouveau président du Yémen ; et en aucun cas dans les bureaux de vote du 21 février.
La "révolution" yéménite n’a en effet que peu à voir avec le "Printemps arabe" : la guerre des chefs couvait depuis un certain temps et la bien maigre contestation qui s’est manifestée à l’occasion des révoltes arabes, partie de l’université de Sanaa, a seulement fourni l’occasion d’intervenir aux protagonistes du théâtre politique yéménite.
Ainsi, le conflit a eu pour origine l’annonce faite par le président Saleh de préparer son fils à sa succession. C’est que, dans les accords de gouvernements précédemment passés, c’était au général Ali Moshen que le pouvoir avait été promis.
Lorsque le président ordonna la répression des manifestations, ce dernier en profita donc pour se rebeller contre le palais, en ordonnant aux régiments de l’armée qui lui obéissaient de "protéger" les manifestants des guerriers tribaux appelés par Saleh à gagner Sanaa pour faire le sale boulot.
Profitant également de la conjoncture, une troisième composante s’engagea dans le conflit, désireuse de réévaluer ses intérêts économiques : très influent dans les quartiers septentrionaux de la capitale, le puissant clan al-Ahmar, à la tête d’une vaste coalition de tribus, s’attaqua aux troupes fidèles à Saleh, lequel répliqua en faisant bombarder le nord de la ville, aujourd’hui en grande partie en ruine.
A cette guerre pour le pouvoir, s’ajoutèrent, d’une part, l’intensification du soulèvement houthiste, mouvement zaydite actif dans le nord du Yémen et réclamant une république islamique propre de toute corruption et de tout compromis avec les Etats-Unis, d’autre part, la rébellion séparatiste, dans le sud (Aden), et, enfin, l’insurrection islamiste de combattants se réclamant de la branche arabique d’Al-Qaida, dans le sud-est surtout (Abyan) ; de surcroît, plusieurs chefs tribaux tentèrent de récupérer leur autorité ancestrale sur leur territoire traditionnel, rejetant le pouvoir central.
Dans cet ensemble, la révolte des étudiants, instrumentalisée par un général frustré du pouvoir, apparaît bien secondaire…
Face au risque très concret de somalisation du Yémen, pays parmi les plus pauvres de la planète, mais géostratégiquement essentiel (frontalier de l’Arabie saoudite et voisin du Golfe d’Aden, par lequel transite une grande partie du trafic maritime en direction de Suez), le Conseil de coopération du Golfe et les Occidentaux ont forcé une solution diplomatique (conscients que l’intervention militaire en soutien à Saleh d’abord proposée par les Saoudiens ne pouvait qu’aggraver la situation), laquelle passait par le retrait du président Saleh, en échange d’une complète immunité pour lui et sa famille.
Les négociations eurent lieu à Ryad et permirent de satisfaire les principaux protagonistes qui ordonnèrent dès lors à leurs factions de cesser les hostilités et de soutenir par leur vote le " processus de transition ", les uns en faveur du " changement ", les autres en faveur du parti, le Congrès progressiste général (Cpg), parti de l’ex-président et du nouveau également.
Il ne restait plus aux Yéménites qu’à entériner le choix des chefs : Abdu Rabu Mansour Hadi, ami et vice-président de Saleh.
Le seul enjeu de "l’élection", pour laquelle le parti avait couvert d’affiches les murs de la capitale, c’était d’atteindre un taux de participation décent, sensé conférer sa légitimité au nouveau Raïs. C’est pourquoi le jour de "l’élection" fut proclamé férié et transformé en grande fête populaire, dont le must était d’avoir le doigt encré. La participation n’a toutefois pas dépassé les 60 %, à l’échelle du pays, et a stagné entre 30 et 40 % dans le sud, où le mouvement séparatiste avait appelé à boycotter le scrutin. Malgré les mots d’ordre, la plupart des Yéménites ont profité du beau soleil de l’hiver finissant, indifférents à ce qui a pu se décider à Ryad, bien loin de leurs problèmes quotidiens : le prix du pain, de l’huile, les coupures d’eau et d’électricité…
Mais personne n’est dupé par cette fausse transition et, dans la médina de Sanaa, les plaisanteries vont bon train sur le compte du "nouveau président", déjà rebaptisé "Ali" Abdu.
Quant à Saleh, il a annoncé son prochain retour : il reste le chef du CPG et n’exclut pas de se présenter aux élections présidentielles qui auront lieu dans deux ans, au terme de la période de "transition".
Laissons dès lors le mot de la fin à ce chauffeur de taxi des faubourgs de Sanaa, qui, le lendemain de la tenue du scrutin, s’échinait à gratter l’affiche à l’effigie du président Hadi qu’on avait collée sur le capot de sa voiture : "Ca tient bien ; il faudra longtemps avant que ça s’en aille."
(Par Pierre Piccinin, professeur d’histoire et de sciences politiques - Ecole européenne de Bruxelles I)
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