dimanche 4 mars 2012

L'Egypte racontée par Heikal ( Par Calire Talon )

Largement méconnu en Occident, Mohamed Hassanein Heikal est l’un des auteurs les plus célèbres du monde arabe. En Egypte, ses livres sont des best-sellers dont le succès égale ceux de Naguib Mahfouz et sa renommée y est comparable à celle d’Oum Kalsoum.
Brillant journaliste, l’homme n’est pourtant ni un grand écrivain ni un idéologue de génie. Plutôt un personnage ambigu au parcours hors norme qui, à 89 ans, continue de fasciner les intellectuels, les hommes politiques et les hommes d’affaires de tous bords qui se pressent dans son salon. Car celui que l’on surnomme "Al-Ustadh" (Le Maître) est à lui seul la mémoire vivante de l’Etat égyptien depuis Nasser, et ses archives personnelles qui regorgeraient de secrets d’Etat font saliver journalistes, historiens et hauts responsables.
Elégance discrète et corps d’athlète hâlé malgré son grand âge, ce flamboyant vieillard à l’ego légendaire offre l’exemple singulier d’un journaliste qui a su traverser un demi-siècle de dictatures avec un remarquable sens politique. Il est en effet resté un intime des cercles de décision tout en sachant se préserver relativement des foudres du pouvoir et en conservant une incroyable légitimité populaire.
Il commence sa carrière en 1942 à la bataille d’El-Alamein livrée par les troupes britanniques contre l’Afrikakorps allemande et qu’il couvre comme modeste reporter. Devenu un ami intime de Gamal Abdel Nasser, il sera le plus proche conseiller du Raïs, qu’il accompagnera jusqu’à son lit de mort et dont il conservera de nombreuses archives.
Mais ses rapports avec le pouvoir se compliquent à la disparition de ce dernier, en 1970. Devenu le conseiller d’Anouar El-Sadate, il exprime ouvertement son hostilité au rapprochement avec les Etats-Unis et aux accords de paix avec Israël. Ses critiques finissent par lui coûter son poste de directeur du journal Al-Ahram, l’un des titres les plus prestigieux du monde arabe, et, en 1977, il est assigné à résidence avant d’être emprisonné en 1981.
Quand Hosni Moubarak le libère au lendemain de l’assassinat de Sadate, Heikal croit à l’homme providentiel. Mais au fur et à mesure que le nouveau raïs verrouille la presse, ses critiques se font plus acides. Le journaliste refuse d’intégrer le parti unique et est à nouveau écarté des médias nationaux. En privé et en public, il accable Hosni Moubarak d’une morgue aristocratique, se moquant de son mauvais goût en matière de cigares et de son manque de sens politique. Ses relations, sa renommée et la fortune de ses deux fils, des hommes d’affaires millionnaires qui gravitent dans les cercles du pouvoir, lui garantissent une certaine sécurité.
Au cours des trente ans de règne de Moubarak, Heikal a pourtant renoncé progressivement à jouer un rôle politique sans que cela n’entame l’importance de celui qui est devenu un symbole vivant du panarabisme nassérien. Quand, quelques mois avant la révolution, il rend visite à Hassan Nasrallah au Liban, le monde arabe est en effervescence. "Mais qu’est-ce que vous croyez ? Que vous représentez le peuple égyptien ?", lui lance, rageur, le ministre des affaires étrangères égyptiennes. "Et vous ? Vous le représentez ?", rétorque Heikal.
C’est que, entre-temps, Al-Jazira s’est emparée du "Maître" interdit d’antenne en Egypte et lui a offert une tribune intitulée "Avec Heikal", qui sera l’une des émissions d’histoire et de politique les plus célèbres et les plus suivies du monde arabe.
La recette de Heikal ? Un sens de la formule qui lui permet de valser allègrement de l’histoire des idées à l’anecdote la plus anodine, pour le plus grand délice de son auditoire. Ses récits donnent une idée remarquable des ressorts du pouvoir. Il a imposé une certaine narration de l’histoire nationale qui a profondément marqué les perceptions des Egyptiens. L’histoire racontée par Heikal est pleine de complots, de conspirations, d’éminences grises, de retournements, d’empires, d’alliances et de plans inaboutis.
Expert en théories du complot, il est à l’origine de rumeurs sur l’assassinat de Nasser par Sadate à l’aide d’une tasse de café empoisonné, ce qui lui vaudra un procès en diffamation. Il s’est également illustré en soutenant que la victoire de l’Egypte sur Israël en 1973 était en fait une mise en scène organisée par Sadate avec la complicité des Etats-Unis.
Mais rien, ni ses théories les plus abracadabrantes, ni sa morgue légendaire, n’ont pu empêcher Heikal de tirer de la révolution du 25 janvier 2011 la rançon d’une gloire trop longtemps contrariée. Lorsque, six jours après le début de la révolution, "Le Maître" a publié un article demandant à Hosni Moubarak de "prendre son bâton" et de s’en aller, la place Tahrir a résonné d’une fureur nouvelle, et le régime a senti le vent tourner.
Deux heures après la chute du raïs, c’est lui que se disputaient toutes les chaînes de télévision, sur lesquelles il était interdit d’antenne depuis près de trente ans. Rayonnant, le vieillard est apparu sur les ondes tel un revenant pour rassurer les téléspectateurs et les journalistes démunis : "Il ne s’agit pas d’un coup militaire." Et, saisi d’un enthousiasme juvénile, il en oublia ses théories du complot : "Cet événement est sans équivalent dans l’histoire de l’Egypte, ce qui se passe, ce n’est pas la sortie d’un homme, c’est l’entrée d’un peuple."
Il avait sans doute parlé un peu vite, ou le naturel l’a rattrapé au galop : dans ses derniers écrits, Heikal présente sans ambages le "printemps arabe" comme le fruit d’un quadruple complot : européen, américain, israélien et iranien contre l’unité arabe. De quoi tenir l’Egypte en haleine pour quelques années, malgré les sarcasmes naissants des révolutionnaires.
(Par Calire Talon - Le Monde du 04 mars 2012)

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