C’est un signe supplémentaire, s’il en fallait encore, de la fracture libanaise. Un livre devient un sujet hautement sensible dans un pays pluriel et meurtri par quinze années de guerre : le manuel d’histoire unifié, qui doit permettre aux élèves d’apprendre un passé commun. Le ministre de l’éducation qui parviendra à introduire dans les écoles du Liban un texte jugé consensuel passera à la postérité, tant les essais ont jusqu’ici été infructueux.
Lundi 12 mars, le premier ministre, Najib Mikati, a décidé de "retirer du débat politique" le programme d’histoire en cours d’élaboration. "Nous avons besoin d’un compromis pour que toutes les communautés approuvent le manuel", explique, pour justifier ce blocage, Albert Chamoun, porte-parole du ministre de l’éducation, qui chapeaute le projet.
La fronde contre la nouvelle tentative de rédaction d’un manuel d’histoire, menée par des ministres du gouvernement dominé par la coalition du Hezbollah, est venue de chrétiens de l’opposition. Parmi les points de discorde sur le projet en cours, "la mention de résistance est exclusivement associée au Hezbollah et à sa lutte contre Israël", regrette Sami Gemayel, à la pointe de la contestation. Or pour le député des Kataëb (droite chrétienne), "d’autres Libanais (chrétiens) ont résisté, contre la présence palestinienne armée ou l’occupation syrienne (1976-2005), et cela devrait apparaître." Le mécontentement de son parti s’est exprimé, samedi 10 mars, par une manifestation de la branche estudiantine, marquée par des violences avec les forces de l’ordre.
Les essais et récits journalistiques abondent pourtant sur la guerre de quinze ans (1975-1990). Elle est aussi au coeur de nombreux romans d’écrivains libanais. Mais son enseignement, prévu en théorie dans les classes de 3e et de terminale, reste le principal point d’achoppement de toute réforme de l’histoire. De quoi disposent aujourd’hui les jeunes Libanais ? D’un programme officiel qui s’arrête en 1943, avec l’indépendance du Liban. Et, pour ceux qui sont scolarisés dans le privé (67 % des élèves en 2007-2008), de manuels proposant du sur-mesure, selon les communautés. Quand ces livres scolaires abordent la guerre, c’est de façon sommaire, en la désignant comme "les événements". La rédaction du manuel d’histoire unifié est prévue par les accords de Taëf (datant de 1989 et censés entériner la fin de la guerre). Mais rien que la terminologie à utiliser pour désigner le conflit - civil ? régional ? par procuration ? - pose un problème.
La tâche des historiens qui s’attellent à ce manuel est d’autant plus difficile que plane, au Liban, une "amnésie collective" autour de la guerre, selon la formule souvent employée par la société civile. Une amnésie nourrie par la loi d’amnistie générale votée en 1991.
Tout aussi délicate à formuler, l’histoire très récente. L’ex-ministre de l’éducation Hassan Mneimneh (2008-2011, membre du parti de Saad Hariri, actuellement dans l’opposition) souhaitait, malgré les réticences de plusieurs de ses collaborateurs, que le programme s’étende jusqu’à 2008. C’est-à-dire qu’il prenne en compte le climat à couteaux tirés entre la coalition du Hezbollah et celle de Saad Hariri. Arrêter l’histoire contemporaine à 2005, date de l’attentat contre Rafic Hariri, a été le choix de la nouvelle équipe, au grand dam de l’opposition, qui voit ainsi disparaître, entre autres, "l’intifada libanaise" contre la mainmise syrienne. "On ne peut pas écrire l’histoire alors que nous sommes en train de la vivre", plaide Albert Chamoun.
Les historiens qui ont essayé d’avancer sur le projet depuis 1996 sont souvent très amers. Ils ont assisté aux querelles entre les politiciens associés à la réforme pour faire mention d’un épisode ou en retirer un autre, pour des raisons moins historiques que politiques. Ils ont aussi vu leur travail académique suspendu par les convulsions qui ont secoué le pays, comme ce fut le cas en 2005.
La difficulté à écrire une "mémoire nationale", comme l’espéraient les premiers rédacteurs chargés du manuel (1996-2000), reflète aussi le fait que, comme juge un historien qui fut associé à son élaboration, les Libanais se définissent "avant tout comme famille, clan, communauté. Et chaque communauté élabore sa propre identité". "Chacun préfère croire, et faire croire, que c’est l’autre qui a provoqué le conflit", témoigne la directrice d’une école publique du Liban-Sud pour expliquer le "tabou" autour de la guerre. Tels sont bien les enjeux posés par le manuel d’histoire unifié : peut-on écrire un passé commun sans un véritable processus de réconciliation ? Comment dépasser les clivages et rendre la parole, monopolisée par les politiques, aux historiens et aux faits ?
(Par Laure Stéphan - Le Monde du 17 mars 2012)
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