jeudi 30 août 2012

Egypte/Israël : Le Sinaï, tombeau des migrants vers Israël (Par Marie de Douhet)

Payer ou mourir. Depuis bientôt quatre ans, un lucratif trafic d’êtres humains sévit dans la péninsule du Sinaï. Redoutablement organisé, ce sinistre "commerce" frappe le plus souvent les migrants venus du Soudan, d’Éthiopie ou d’Érythrée, qui tentent de rejoindre Israël par ce petit bout d’Égypte. Kidnappés au cours de leur périple ou vendus par des passeurs véreux, les victimes n’ont pas d’autre choix que de payer si elles veulent s’en sortir. "Reclus dans de véritables camps de torture, les "prisonniers" sont enchaînés les uns aux autres et entassés dans des salles où ils sont parfois soixante-dix", explique Meron Estefanos, cofondatrice du Mouvement érythréen pour la démocratie et les droits de l’homme (EMDHR), basé en Suède.
"Toutes les heures, ils sont torturés, poursuit-elle. Électrocutés, brûlés, violés ou forcés de se violer entre eux sous peine d’exécution immédiate, ils doivent téléphoner à leurs proches entre chaque session afin d’implorer de l’argent." Souvent, les proches des victimes sont contactés pendant les séances par les tortionnaires, afin de leur infliger le maximum de pression. "Comme ce sont généralement des gens très pauvres, qui ne peuvent réunir les sommes exorbitantes qui leur sont demandées - jusqu’à 40 000 euros -, beaucoup meurent et leurs organes sont revendus", raconte Meron Estefanos.

Passeurs véreux
Pour cette activiste, qui a interviewé des dizaines de rescapés, la complicité de certaines instances ne fait aucun doute : "Ce trafic est trop bien organisé pour ne pas bénéficier du soutien d’autorités corrompues. Au Soudan par exemple, la plupart des gens que nous avons interviewés ont été kidnappés par des soldats qui étaient censés les conduire dans des camps de réfugiés. Au lieu de cela, ils les ont vendus aux Bédouins !" s’offusque-t-elle.
Des pratiques motivées par l’appât du gain : selon l’EMDHR, les "fournisseurs" toucheraient entre 200 et 2 000 euros par personne... Une source de revenus qui n’est pas près de tarir, en raison du flux de migrants fuyant la misère et les conflits dans la Corne de l’Afrique. "Il y a encore une dizaine d’années, explique Meron Estefanos, les migrants venant d’Érythrée, d’Éthiopie ou du Soudan passaient par la Libye pour se rendre en Europe. Mais en 2006, l’Union européenne a durci sa politique migratoire, les contraignant à se tourner vers d’autres terres d’asile, en particulier Israël." Si, à l’époque, Israël était considéré comme une destination sûre et moins onéreuse pour les migrants - environ 400 euros de frais de passeurs -, leur afflux dans le Sinaï a rapidement suscité la convoitise des trafiquants. "Lors des premiers enlèvements, les gens devaient payer 2 000 euros s’ils ne voulaient pas être torturés à mort. Aujourd’hui, il faut 40 000 euros pour ne pas mourir !", détaille la fondatrice d’EMDHR.

Impunité
Territoire égyptien, cette zone de 60 000 km2 est dans les faits contrôlée par des tribus bédouines ou des chefs religieux qui y font régner leur loi. Si le dénominateur commun de ces clans est de gagner de l’argent, leurs objectifs ne sont pas homogènes. Pour certains, ces fonds serviront à financer des groupes terroristes et islamistes ou en faveur de l’indépendance du Sinaï. "La péninsule, et en particulier le Nord, est depuis longtemps une plaque tournante pour toute sorte de trafics", explique le père Mussie Zerai, président d’Habeshia, une organisation humanitaire dont l’objectif est de sensibiliser la communauté internationale sur les atteintes aux droits de l’homme. "Le fait qu’il s’agisse d’une zone difficile à contrôler a permis pendant des années à une quinzaine de clans de se partager la contrebande d’armes ou de drogues", continue-t-il. Lourdement armés et organisés pour survivre en milieu hostile, ces derniers possèdent l’avantage du terrain, ce qui rend toute intervention complexe.
Nouvelle dimension de ce juteux trafic, la traite d’êtres humains dans le Sinaï a longtemps été niée par le président Moubarak. La révolution égyptienne et le vide politique qui s’est ensuivi n’a pas arrangé les choses : en détournant l’attention de leurs activités, le bouleversement politique a permis aux groupes armés de faire preuve de plus d’audace. "Aujourd’hui, ils attaquent même les camps de réfugiés et les postes de police pour se fournir en prisonniers et en armes !" s’emporte le père Zerai. Par ailleurs, la démilitarisation du territoire, prévue par les accords de Camp David de 1979 entre Israël et l’Égypte, limite les incursions de l’armée et permet aux trafiquants d’agir sans être trop inquiétés. "Le monde entier regarde ce qui se passe sans agir car chacun se renvoie la balle pour ce problème, soupire Meron Estefanos. Cela laisse peu d’espoir aux personnes qui sont encore détenues à l’instant même où nous nous parlons..."
(30 août 2012 - Par Marie de Douhet)

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