Payer ou mourir. Depuis bientôt quatre ans, un lucratif trafic
d’êtres humains sévit dans la péninsule du Sinaï. Redoutablement
organisé, ce sinistre "commerce" frappe le plus souvent les migrants
venus du Soudan, d’Éthiopie ou d’Érythrée, qui tentent de rejoindre
Israël par ce petit bout d’Égypte. Kidnappés au cours de leur périple ou
vendus par des passeurs véreux, les victimes n’ont pas d’autre choix
que de payer si elles veulent s’en sortir. "Reclus dans de véritables
camps de torture, les "prisonniers" sont enchaînés les uns aux autres et
entassés dans des salles où ils sont parfois soixante-dix", explique
Meron Estefanos, cofondatrice du Mouvement érythréen pour la démocratie
et les droits de l’homme (EMDHR), basé en Suède.
"Toutes les heures, ils sont torturés, poursuit-elle. Électrocutés,
brûlés, violés ou forcés de se violer entre eux sous peine d’exécution
immédiate, ils doivent téléphoner à leurs proches entre chaque session
afin d’implorer de l’argent." Souvent, les proches des victimes sont
contactés pendant les séances par les tortionnaires, afin de leur
infliger le maximum de pression. "Comme ce sont généralement des gens
très pauvres, qui ne peuvent réunir les sommes exorbitantes qui leur
sont demandées - jusqu’à 40 000 euros -, beaucoup meurent et leurs
organes sont revendus", raconte Meron Estefanos.
Passeurs véreux
Pour cette activiste, qui a interviewé des dizaines de rescapés, la
complicité de certaines instances ne fait aucun doute : "Ce trafic est
trop bien organisé pour ne pas bénéficier du soutien d’autorités
corrompues. Au Soudan par exemple, la plupart des gens que nous avons
interviewés ont été kidnappés par des soldats qui étaient censés les
conduire dans des camps de réfugiés. Au lieu de cela, ils les ont vendus
aux Bédouins !" s’offusque-t-elle.
Des pratiques motivées par l’appât du gain : selon l’EMDHR, les
"fournisseurs" toucheraient entre 200 et 2 000 euros par personne... Une
source de revenus qui n’est pas près de tarir, en raison du flux de
migrants fuyant la misère et les conflits dans la Corne de l’Afrique.
"Il y a encore une dizaine d’années, explique Meron Estefanos, les
migrants venant d’Érythrée, d’Éthiopie ou du Soudan passaient par la
Libye pour se rendre en Europe. Mais en 2006, l’Union européenne a durci
sa politique migratoire, les contraignant à se tourner vers d’autres
terres d’asile, en particulier Israël." Si, à l’époque, Israël était
considéré comme une destination sûre et moins onéreuse pour les migrants
- environ 400 euros de frais de passeurs -, leur afflux dans le Sinaï a
rapidement suscité la convoitise des trafiquants. "Lors des premiers
enlèvements, les gens devaient payer 2 000 euros s’ils ne voulaient pas
être torturés à mort. Aujourd’hui, il faut 40 000 euros pour ne pas
mourir !", détaille la fondatrice d’EMDHR.
Impunité
Territoire égyptien, cette zone de 60 000 km2 est dans les faits
contrôlée par des tribus bédouines ou des chefs religieux qui y font
régner leur loi. Si le dénominateur commun de ces clans est de gagner de
l’argent, leurs objectifs ne sont pas homogènes. Pour certains, ces
fonds serviront à financer des groupes terroristes et islamistes ou en
faveur de l’indépendance du Sinaï. "La péninsule, et en particulier le
Nord, est depuis longtemps une plaque tournante pour toute sorte de
trafics", explique le père Mussie Zerai, président d’Habeshia, une
organisation humanitaire dont l’objectif est de sensibiliser la
communauté internationale sur les atteintes aux droits de l’homme. "Le
fait qu’il s’agisse d’une zone difficile à contrôler a permis pendant
des années à une quinzaine de clans de se partager la contrebande
d’armes ou de drogues", continue-t-il. Lourdement armés et organisés
pour survivre en milieu hostile, ces derniers possèdent l’avantage du
terrain, ce qui rend toute intervention complexe.
Nouvelle dimension de ce juteux trafic, la traite d’êtres humains
dans le Sinaï a longtemps été niée par le président Moubarak. La
révolution égyptienne et le vide politique qui s’est ensuivi n’a pas
arrangé les choses : en détournant l’attention de leurs activités, le
bouleversement politique a permis aux groupes armés de faire preuve de
plus d’audace. "Aujourd’hui, ils attaquent même les camps de réfugiés et
les postes de police pour se fournir en prisonniers et en armes !"
s’emporte le père Zerai. Par ailleurs, la démilitarisation du
territoire, prévue par les accords de Camp David de 1979 entre Israël et
l’Égypte, limite les incursions de l’armée et permet aux trafiquants
d’agir sans être trop inquiétés. "Le monde entier regarde ce qui se
passe sans agir car chacun se renvoie la balle pour ce problème, soupire
Meron Estefanos. Cela laisse peu d’espoir aux personnes qui sont encore
détenues à l’instant même où nous nous parlons..."
(30 août 2012 - Par Marie de Douhet)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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