Le discours de Mohamed Morsi, lundi soir, a réveillé de mauvais
souvenirs chez les opposants aux islamistes au pouvoir. Il rétablit
l’état d’urgence dans trois villes, le long du canal de Suez, et menace
de faire plus si l’ordre ne revient pas. Avait-il le choix ? Ces trois
villes sont en ébullition. L’Égypte, au bord de la ruine, ne peut pas
perdre le canal, l’une de ses principales rentes, sa troisième ressource
de devises, 4 milliards de dollars par an.
Mais pour les Égyptiens, état d’urgence rime avec dictature. Dans le
quartier populaire de Sayyeda Zeinab, au Caire, environ 2 000 personnes
défilent. "À bas le gouvernement du guide suprême !" crie-t-on en
référence à l’organisation des Frères musulmans et de leur chef, Mohamed
Badie. "On aurait dû s’y attendre, mais depuis que Morsi a instauré
l’état d’urgence à Port-Saïd, Ismaïlia et Suez, c’est clair, c’est lui
le nouveau dictateur", affirme Abdou, un jeune manifestant - la moyenne
d’âge du défilé ne doit pas dépasser 20 ans.
Les manifestations ne sont pas courantes ici, et l’ambiance reste
joyeuse. Ils soutiennent les villes sous état d’urgence. En chantant,
haut-parleurs déployés, tambours battant, les jeunes passent devant
l’épicerie de Mohsen, qui se marre franchement : "Eux, ça va, ils sont
bien. Ce qui m’inquiète, ce sont les émeutiers. Ça entraîne des
répressions, puis d’autres affrontements... Un cercle vicieux." Dimanche
soir, une bonne partie du centre-ville du Caire toussait sous l’effet
des gaz lacrymogènes, massivement employés par la police.
Depuis le 25 janvier, de nombreuses provinces égyptiennes bouillonnent.
Dans le nord et l’est du pays, le long du canal de Suez, à Alexandrie,
au Caire : partout des émeutiers s’en prennent aux représentations de
l’État, des commissariats, des sièges de gouvernorat, des bureaux des
Frères musulmans ou ceux de leur branche politique, le Parti de la
liberté et de la justice. Voire aux compagnies d’électricité, comme à
Port-Saïd.
Port-Saïd - l’un des drames les plus sordides de la transition politique
égyptienne. L’année dernière, à l’issue d’un match de football, les
supporteurs de l’équipe-phare du Caire, Al-Ahly, sont massacrés, 74
morts. Les supporteurs de l’équipe de Port-Saïd sont désignés, ainsi que
les autorités, coupables d’avoir laissé faire, sinon encouragé, le
massacre. Samedi 26 janvier, au lendemain d’un sanglant deuxième
anniversaire de la révolution - 7 morts, des centaines de blessés - le
verdict tombe. Il est sévère : 21 condamnations à mort, en majorité des
jeunes de Port-Saïd.
Ses citoyens accusent le choc, puis répliquent en tentant de s’emparer
de la prison. Ça dégénère. Sans qu’on sache qui a tiré le premier, ni
l’identité des émeutiers, c’est un nouveau carnage : 31 morts, dont 2
policiers. Dina el-Gamry fait partie de l’association Tahrir Doctors,
venue donner un coup de main aux hôpitaux de Port-Saïd. "Une trentaine
de morts... C’est énorme. Ça faisait longtemps qu’on n’avait pas vu ça.
Et ce n’est pas près de s’arrêter", conclut-elle, sombre. Dimanche, les
funérailles des morts de la veille sont attaquées dans le centre de
Port-Saïd. Là encore, difficile de savoir qui a commencé. Mais il y a 7
morts encore, et des centaines de blessés. Au Caire, le ministre de
l’Intérieur se fait renvoyer par ses propres policiers pendant la
cérémonie en l’honneur de leurs deux collègues morts à Port-Saïd.
Les habitants de Port-Saïd sentent qu’ils paient pour que les supporters
radicaux de l’équipe de foot locale restent calmes. Ces derniers,
réputés pour leur talent dans les combats de rue, ont été l’avant-garde
des révolutionnaires dans les affrontements il y a deux ans. Ils peuvent
mobiliser, rapidement, des milliers de personnes. S’en prendre aux
ultras, c’est répandre le chaos au Caire. "On est des boucs émissaires,
tout simplement", explique un supporter de l’équipe de Port-Saïd, avant
d’ajouter : "Le gouvernement sacrifie une province au profit des 28
autres."
Mais les autres provinces ne se calment pas. Hier, des milices
apparentées aux islamistes se sont battues avec des émeutiers à
proximité de la place Tahrir. Le Front de salut national, la principale
coalition d’opposition, refuse le dialogue national proposé par Morsi,
qu’ils apparentent à une mascarade. Le Front appelle à une nouvelle
manifestation de masse, le 1er février. Mais les jeunes manifestants de
Sayyeda Zeinab n’ont pas attendu jusque-là.
(28 janvier 2013 - Samuel Forey)
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