Ils ont peur de se faire voler "leur" sit-in. Mercredi, place du
Bardo, face à l’Assemblée nationale constituante (ANC), Henda Hendoud,
une blogueuse militante, distribue des tee-shirts du Mouvement des
jeunes révolutionnaires tunisiens : "La jeunesse décide", "Nous, les
jeunes, avons la solution : dégage !", disent des inscriptions en arabe.
Depuis les funérailles, samedi, du député de l’opposition Mohamed
Brahmi, abattu par balle devant son domicile jeudi dernier, un "sit-in
du départ" est organisé devant l’ANC. Plusieurs élus, partis politiques
et membres de la société civile y ont pris part pour demander la
dissolution de l’ANC et la démission du gouvernement.
"Les partis politiques d’opposition, surtout Nidaa Tounes et le Front
populaire, font une sorte de putsch sur le sit-in pour leurs propres
intérêts politiques", fustige Henda Hendoud, qui parle de "trahison".
"On exclut une nouvelle fois la jeunesse", soupire Moudhafer, 28 ans,
originaire de Redeyef, ville minière qui s’était révoltée en 2008 contre
le régime de Ben Ali, et ancien prisonnier politique. "Cette action
doit être populaire", ajoute Atef, 26 ans. "Il ne faut pas que cela
devienne un rassemblement de classe", espère Bassem, 23 ans, originaire
de Sfax.
Mercredi soir, une scène digne d’un festival avait été montée sur la
place, divisant l’opinion. Si certains appréciaient le concert de rap,
d’autres se demandaient si c’était approprié alors que la Tunisie
observait un deuil national de trois jours, après l’assassinat de huit
militaires par des djihadistes près de la frontière algérienne. "D’où
vient l’argent ?" se demandent aussi ces jeunes. À Tunis, la rumeur dit
que des proches du parti Nidaa Tounes auraient financé l’installation,
mais aussi que ce parti rassemblerait des ancien du RCD, le parti
dissous de Ben Ali, ce que Nidaa Tounes réfute. Alors qu’une jeune femme
sur la scène évoque les martyrs, une cinquantaine de personnes lui
crient à plein poumon : "Le sang des martyrs n’est pas à vendre !"
Malgré un mégaphone, ils peinent à se faire entendre, la musique crachée
par la sono couvrant leurs voix. "Ennahda et Nidaa [Tounes, NDLR]
doivent partir !", "À bas Essebsi [leader de Nidaa Tounes, NDLR] !", "À
bas Ghannouchi [leader d’Ennahda, NDLR] !", "Notre révolution est celle
du peuple !", hurlent-ils.
Ils sont rejoints par quelques personnes qui ne se reconnaissent pas
dans ce qu’ils appellent une "mascarade politique", à l’instar de Nabil,
39 ans, de Djerba, pour qui "ces jeunes qui ont fait la révolution sont
en train de nous dire qu’on prend le mauvais chemin". Mais leur action
ne plaît pas à tout le monde. "Nous sommes un sit-in de 14 mouvements et
partis qui cherchent des solutions. Des partis qui ne sont pas faits
pour s’entendre sont là. Mais on a tous le même objectif", défend
Ghaith. "Il ne faut pas se diviser. On doit rester unis", lance un
homme. D’autres viennent leur signifier que leurs slogans "dérangent"
une partie de l’opposition.
"Les jeunes et la société civile craignent que les partis engagent des
tractations au détriment des principes pour lesquels ils se battent.
C’est frustrant, mais on ne peut pas faire sans les partis. La seule
façon d’éviter la récupération politique du mouvement est d’avoir une
feuille de route claire", prévient Khansa Ben Tarjem, militante du
réseau Doustourna, qui participe aux discussions entre les partis de
l’opposition. "Ces jeunes ont leur légitimité, mais ils devraient
s’organiser. On n’arrive pas à mesurer leur influence", estime Selim Ben
Abdessalem, député démissionnaire d’Ettakatol (parti laïque de centre
gauche, membre de la coalition au pouvoir, NDLR) qui a rejoint Nidaa
Tounes. Jugée "molle", l’opposition n’entend pourtant pas plier. Elle a
récemment été rejointe par la puissante centrale syndicale de l’UGTT, le
syndicat patronal UTICA, mais aussi la Ligue des droits de l’homme et
l’ordre des avocats.
Quelques jours plus tôt, Saïd Aïdi, ancien ministre de l’Emploi, récent
démissionnaire du Parti républicain, alertait : "Les militants
historiques sont guidés par des frustrations du passé et jouent tous
leur dernière carte. Or, s’ils n’ont pas trouvé de solution par le
passé, comment peuvent-ils en trouver maintenant ? Ils verrouillent la
politique et refusent le sang neuf. La véritable rupture aura lieu quand
on aura réussi cette transition générationnelle. On passera alors à
l’étape suivante". Sadok Ben Mehnni, ancien prisonnier politique, résume
la situation ainsi : "Ces jeunes ont inventé une manière de faire
tomber un régime, mais pas encore celle d’en construire un autre."
(01-08-2013 - Julie Schneider )
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