On lui prédisait un rôle de président fantoche, à la tête d’une
Égypte aux mains de l’armée. Pourtant, à peine une semaine après son
élection à la présidence, Mohamed Morsi a décidé d’affronter
frontalement le pouvoir militaire, quitte à plonger le pays dans une
crise institutionnelle sans précédent. Que s’est-il passé ? Le chef de
l’État, que l’on disait soumis à un deal garantissant à l’armée le
pouvoir législatif en échange de la présidence, a déjoué tous les
pronostics en annulant dimanche la décision de la Haute Cour
constitutionnelle. Le 14 juin dernier, la plus haute instance juridique
d’Égypte avait décidé d’invalider l’élection en décembre dernier d’un
tiers des députés du nouveau Parlement, largement dominé par les Frères
musulmans. En effet, la Cour juge anticonstitutionnelle la possibilité
offerte aux partis politiques de concourir pour des sièges réservés aux
candidatures individuelles.
Cette décision de la justice a provoqué la colère de nombreux
révolutionnaire de la place Tahrir, y voyant là un coup d’État déguisé
de l’armée, d’autant plus que les magistrats de la Cour ont tous été
nommés par l’ex-président Hosni Moubarak et sont donc proches de
l’ancien régime. "Ces magistrats ont toujours été très estimés en
Égypte", affirme Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS (1).
"Ce n’est pas parce qu’ils ont été nommés par Moubarak, comme l’ensemble
de l’administration égyptienne au cours des trente dernières années,
que l’on peut remettre en cause leur indépendance", insiste le
spécialiste de l’Égypte.
Tous les pouvoirs aux Frères
"Pourtant, au lendemain de l’invalidation, c’est bien l’armée qui
conclut à une dissolution de l’Assemblée, ouvrant la voie à
l’organisation de nouvelles législatives, un mois après l’approbation de
la future Constitution. Mais les militaires, qui dirigent le pays
depuis la chute de Hosni Moubarak en février 2011, vont faire polémique
deux jours plus tard, le 17 juin, en adoptant une déclaration
constitutionnelle complémentaire leur permettant de s’octroyer le
pouvoir législatif. "En passant outre cette déclaration, Mohamed Morsi
Morsi fixe son propre calendrier pour les prochaines élections", note
Clément Steuer (2), chercheur en sciences politiques au Cedej, au Caire.
"Il s’accorde ainsi deux mois supplémentaires, après l’approbation de
la future Constitution, pour organiser le nouveau scrutin : cela nous
amène à début 2013", ajoute le spécialiste de l’Égypte. Durant cette
période, le président, qui rétablit donc l’actuelle Assemblée, dominée à
une majorité absolue par les islamistes, assure aux Frères musulmans
les pouvoirs exécutifs et législatifs. "Dès le départ, rappelle
Jean-Noël Ferrié, les Frères musulmans ont voulu s’arroger un maximum de
pouvoir. Eux qui avaient tout d’abord prévenu qu’ils ne présenteraient
aucun candidat à la présidentielle se sont ensuite ravisés après leur
nette victoire aux législatives. Aujourd’hui, ils s’opposent à une
décision de justice."
Négociations en coulisses
Seul accroc au rouleau compresseur islamiste, la nomination d’un
gouvernement, promise par Mohamed Morsi sous trois jours, a été
repoussée. Pourtant, le président avait insisté sur la nécessité de
former rapidement un exécutif ouvert à toutes les sensibilités. Pour
Jean-Noël Ferrié, "ce retard s’explique par la difficulté de trouver des
personnalités prêtes à jouer le jeu des Frères, surtout face à
l’incertitude ambiante n’apportant aucune garantie sur le futur". De son
côté, le chercheur Clément Steuer estime que la période de
tergiversation pourrait correspondre à des négociations en coulisses
entre l’armée et les Frères musulmans.
"Il est impossible de penser que l’armée pourrait lâcher totalement
le pouvoir", souligne-t-il. "Il existe un État profond en Égypte. Pour
satisfaire les militaires, les Frères pourraient leur offrir des
postes-clés comme celui de la Défense ou de l’Intérieur", ajoute le
spécialiste. En tout cas, la manoeuvre de Mohamed Morsi n’a pas
déclenché une levée de boucliers de la part des militaires. Tout juste
le CSFA s’est-il réuni lundi, avant de publier un communiqué laconique
appelant au respect de "la loi" et de "la Constitution".
Et ce n’est pas l’armée mais la Haute Cour constitutionnelle qui
s’est chargée de la riposte en annonçant, mardi, la suspension du décret
du président. "Cette modération affichée est conforme à la manière dont
se joue la lutte entre armée et Frères musulmans depuis la chute de
Moubarak, explique Jean-Noël Ferrié. D’autant plus que le CSFA, en se
plaçant dans le cadre de la légalité, n’a aucun intérêt à jouer
l’affrontement." Ainsi, la récente prise de liberté de Morsi est allée
jusqu’à agacer une partie des révolutionnaires libéraux, pourtant
opposés à l’armée, s’inquiétant d’une mainmise des islamistes sur tous
les leviers du pouvoir, au mépris de la décision de la justice. "C’est
le nouvel enjeu de la crise, insiste Jean-Noël Ferrié. Que se
passera-t-il désormais si les Frères passent des lois liberticides,
notamment sur l’application de la charia, au mépris de la plus haute
instance judiciaire ?"
(1) Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS, auteur de L’Égypte, entre démocratie et islamisme (éditions Autrement).
(2) Clément Steuer, docteur en sciences politiques et en sociologie
au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et
sociales, au Caire.
(11 juillet 2012 - Armin Arefi)
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