jeudi 12 juillet 2012

Egypte : Révolution de palais

On lui prédisait un rôle de président fantoche, à la tête d’une Égypte aux mains de l’armée. Pourtant, à peine une semaine après son élection à la présidence, Mohamed Morsi a décidé d’affronter frontalement le pouvoir militaire, quitte à plonger le pays dans une crise institutionnelle sans précédent. Que s’est-il passé ? Le chef de l’État, que l’on disait soumis à un deal garantissant à l’armée le pouvoir législatif en échange de la présidence, a déjoué tous les pronostics en annulant dimanche la décision de la Haute Cour constitutionnelle. Le 14 juin dernier, la plus haute instance juridique d’Égypte avait décidé d’invalider l’élection en décembre dernier d’un tiers des députés du nouveau Parlement, largement dominé par les Frères musulmans. En effet, la Cour juge anticonstitutionnelle la possibilité offerte aux partis politiques de concourir pour des sièges réservés aux candidatures individuelles.
Cette décision de la justice a provoqué la colère de nombreux révolutionnaire de la place Tahrir, y voyant là un coup d’État déguisé de l’armée, d’autant plus que les magistrats de la Cour ont tous été nommés par l’ex-président Hosni Moubarak et sont donc proches de l’ancien régime. "Ces magistrats ont toujours été très estimés en Égypte", affirme Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS (1). "Ce n’est pas parce qu’ils ont été nommés par Moubarak, comme l’ensemble de l’administration égyptienne au cours des trente dernières années, que l’on peut remettre en cause leur indépendance", insiste le spécialiste de l’Égypte.

Tous les pouvoirs aux Frères
"Pourtant, au lendemain de l’invalidation, c’est bien l’armée qui conclut à une dissolution de l’Assemblée, ouvrant la voie à l’organisation de nouvelles législatives, un mois après l’approbation de la future Constitution. Mais les militaires, qui dirigent le pays depuis la chute de Hosni Moubarak en février 2011, vont faire polémique deux jours plus tard, le 17 juin, en adoptant une déclaration constitutionnelle complémentaire leur permettant de s’octroyer le pouvoir législatif. "En passant outre cette déclaration, Mohamed Morsi Morsi fixe son propre calendrier pour les prochaines élections", note Clément Steuer (2), chercheur en sciences politiques au Cedej, au Caire.
"Il s’accorde ainsi deux mois supplémentaires, après l’approbation de la future Constitution, pour organiser le nouveau scrutin : cela nous amène à début 2013", ajoute le spécialiste de l’Égypte. Durant cette période, le président, qui rétablit donc l’actuelle Assemblée, dominée à une majorité absolue par les islamistes, assure aux Frères musulmans les pouvoirs exécutifs et législatifs. "Dès le départ, rappelle Jean-Noël Ferrié, les Frères musulmans ont voulu s’arroger un maximum de pouvoir. Eux qui avaient tout d’abord prévenu qu’ils ne présenteraient aucun candidat à la présidentielle se sont ensuite ravisés après leur nette victoire aux législatives. Aujourd’hui, ils s’opposent à une décision de justice."

Négociations en coulisses
Seul accroc au rouleau compresseur islamiste, la nomination d’un gouvernement, promise par Mohamed Morsi sous trois jours, a été repoussée. Pourtant, le président avait insisté sur la nécessité de former rapidement un exécutif ouvert à toutes les sensibilités. Pour Jean-Noël Ferrié, "ce retard s’explique par la difficulté de trouver des personnalités prêtes à jouer le jeu des Frères, surtout face à l’incertitude ambiante n’apportant aucune garantie sur le futur". De son côté, le chercheur Clément Steuer estime que la période de tergiversation pourrait correspondre à des négociations en coulisses entre l’armée et les Frères musulmans.
"Il est impossible de penser que l’armée pourrait lâcher totalement le pouvoir", souligne-t-il. "Il existe un État profond en Égypte. Pour satisfaire les militaires, les Frères pourraient leur offrir des postes-clés comme celui de la Défense ou de l’Intérieur", ajoute le spécialiste. En tout cas, la manoeuvre de Mohamed Morsi n’a pas déclenché une levée de boucliers de la part des militaires. Tout juste le CSFA s’est-il réuni lundi, avant de publier un communiqué laconique appelant au respect de "la loi" et de "la Constitution".
Et ce n’est pas l’armée mais la Haute Cour constitutionnelle qui s’est chargée de la riposte en annonçant, mardi, la suspension du décret du président. "Cette modération affichée est conforme à la manière dont se joue la lutte entre armée et Frères musulmans depuis la chute de Moubarak, explique Jean-Noël Ferrié. D’autant plus que le CSFA, en se plaçant dans le cadre de la légalité, n’a aucun intérêt à jouer l’affrontement." Ainsi, la récente prise de liberté de Morsi est allée jusqu’à agacer une partie des révolutionnaires libéraux, pourtant opposés à l’armée, s’inquiétant d’une mainmise des islamistes sur tous les leviers du pouvoir, au mépris de la décision de la justice. "C’est le nouvel enjeu de la crise, insiste Jean-Noël Ferrié. Que se passera-t-il désormais si les Frères passent des lois liberticides, notamment sur l’application de la charia, au mépris de la plus haute instance judiciaire ?"

(1) Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS, auteur de L’Égypte, entre démocratie et islamisme (éditions Autrement).

(2) Clément Steuer, docteur en sciences politiques et en sociologie au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales, au Caire.

(11 juillet 2012 - Armin Arefi)

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