mardi 24 juillet 2012

Syrie : les islamistes contrôlent-ils la révolution ?

Les monarchies sunnites du Golfe souhaitent-elles installer au pouvoir en Syrie des islamistes ? C’est en tout cas ce que répète à souhait le régime alaouite de Bachar el-Assad, justifiant ainsi le recours à une répression qui a fait 19 000 morts en dix-sept mois. Une chose est sûre, l’Arabie saoudite et le Qatar sont aujourd’hui les deux seuls pays à avoir officiellement admis qu’ils livraient des armes aux rebelles syriens. "Cette aide existe, et s’est accentuée ces derniers mois", concède Thomas Pierret (1), maître de conférences en islam contemporain à l’université d’Édimbourg. "Mais elle est en réalité beaucoup plus limitée que ce que l’on croit."

Une aide militaire, mais pas seulement. D’après Fabrice Balanche (2), maître de conférences à l’université Lyon-II, "des mouvements salafistes (tenants d’un islam rigoriste, NDLR) seraient chargés par des réseaux saoudiens de s’infiltrer en Syrie, via la ville libanaise de Tripoli". Le chercheur en veut pour preuves les photos montrant des combattants barbus à Homs, arborant avec fierté leur bandeau noir sur lequel est inscrit "Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah". Plus récemment, les images illustrant la prise par les rebelles du poste-frontière turco-syrien des Bab al-Hawa représentaient bien des insurgés salafistes.

"Ces combattants jusqu’au-boutistes ont pour mission de faire du prosélytisme chez les rebelles syriens, afin de pouvoir peser dans le futur régime", affirme Fabrice Balanche. "Ils ne seraient toutefois que quelques centaines", tempère le spécialiste. Pourquoi les Saoudiens s’intéressent-ils tant à la Syrie ? "L’Arabie saoudite n’a soutenu la révolution que bien tard", rappelle Thomas Pierre. "Elle y a été obligée en raison du fort mouvement de solidarité qui s’est développé au sein de sa population."

C’est à travers les chaînes satellitaires confessionnelles que les réseaux islamistes saoudiens ont instantanément relayé la nouvelle de la révolution sunnite qui a éclaté en Syrie. Très vite, Riyad n’a eu d’autre choix que de suivre la vague. "Le royaume savait que, s’il ne s’inscrivait pas dans cette logique, la révolte aurait pu se retourner contre lui." Hantise des Saoud, une contagion de la révolution au sein de leur propre palais. Car le pays le plus riche au monde n’est pas épargné par le Printemps arabe. Depuis mars 2011, la région orientale et riche en pétrole du royaume est secouée par un soulèvement de sa minorité chiite, qui se plaint de discriminations sociales par rapport à la majorité sunnite.

Un vent de révolte démocratique intolérable que Riyad n’a pas hésité à réprimer dans le sang. Mais il a suffi qu’un dignitaire chiite soit arrêté début juillet pour que les manifestations soient relancées. "Ce qui préoccupe les Saoudiens, c’est la stabilité de la région", note Thomas Pierre. Ainsi, tout en apportant leur aide à l’opposition syrienne, les Saoudiens veillent à ce que la fronde révolutionnaire ne leur échappe pas. Récemment, ils se sont opposés à une collecte de dons en faveur des Syriens, alors que celle-ci avait été organisée par les grands oulémas du pays.

Une inquiétude qui ne touche pas le Qatar, minuscule État assis sur un gigantesque gisement gazier, et qui, de fait, ne craint pas de soulèvement populaire. Premier diffuseur, parfois même agitateur du Printemps arabe, notamment à travers sa chaîne d’information en langue arabe, Al Jazeera, l’émirat a pourtant mis trois semaines avant de couvrir la révolte syrienne, en mars 2011. Outre l’aspect médiatique et diplomatique, c’est surtout par le financement qu’il a accordé au Conseil national syrien, principale coalition de partis d’opposition, que le royaume s’est illustré.

Cet organisme, créé en Turquie en août 2011, sur le modèle du Conseil national de transition libyen, regroupe des opposants syriens exilés de longue date, couplés à des révolutionnaires qui viennent de fuir le pays. "Il ne s’agit pas, pour Doha, d’une stratégie idéologique, mais d’une ambition économique", remarque Thomas Pierre. "Le Qatar veut clientéliser tous les membres du CNS dans le but de placer l’opposition sous sa tutelle." Parmi les "clients", figurent des personnalités laïques qui occupent les postes de premier plan. C’est le cas de son nouveau président, Abdel Basset Sayda, issu de la minorité kurde, ou de son ancien chef, Burhan Ghalioun, professeur de sociologie politique à Paris.

"Ces personnalités ne sont qu’une façade, afin de mieux cacher les islamistes, qui dominent le CNS", explique l’opposant Haytham Manaa, responsable à l’étranger du Comité national de coordination pour le changement démocratique (CNCD), qui a toujours refusé de rejoindre la coalition. En réalité, près d’un tiers des membres du CNS sont des islamistes, Frères musulmans syriens ou anciens de la confrérie, interdits dans le pays depuis le massacre de Hama, en 1982. "Cette grande diaspora d’islamistes, qui s’est exilée dans le Golfe, a fait fortune dans les affaires", explique Thomas Pierret. D’après le spécialiste, ils seraient aujourd’hui les principaux bailleurs de fonds du CNS. Problème, à l’inverse des autres tendances, les Frères ne possèdent presque plus de liens avec le pays.

Leur salut viendra peut-être du caractère extrêmement conservateur de la société syrienne. Ainsi, c’est avant tout à la sortie des mosquées, à l’appel des oulémas, qu’ont eu lieu les premières manifestations pacifiques. Aujourd’hui, c’est en criant "Allah Akbar" que les soldats de l’ASL combattent l’armée régulière. "On mobilise au nom de l’islam, pas de la démocratie", souligne Fabrice Balanche. Des populations majoritairement pieuses, qui pourraient accueillir favorablement le discours islamiste appelant à revenir aux valeurs de l’islam pour redresser le pays. "Quarante ans de dictature ont anéanti le niveau de culture politique et économique de la population syrienne", affirme le spécialiste de la Syrie.

Et à peine le régime syrien a-t-il été ébranlé par l’attentat-suicide qui a coûté la vie à quatre responsables du régime que la confrérie a affiché ses ambitions. Les Frères musulmans ont annoncé la création de leur nouveau parti, censé défendre une vision "islamique de la société syrienne". Un mouvement organisé et honni par le régime actuel qui pourrait tirer son épingle du jeu dans la Syrie future. "En cas d’élections libres, on peut prédire aux islamistes un score considérable", prévient Thomas Pierret. Mais "la Syrie ne peut être un État islamique", insiste Haytham Manaa. "Cela signifierait l’éclatement confessionnel du pays."
Peut-être les Syriens se rassureront-ils en regardant les revirement politiques que vient de connaître l’Égypte. "Quel que soit le remplaçant de Bachar el-Assad, il aura pour mission de reconstruire un pays en ruines, et pratiquement privé de pétrole", rappelle une source bien informée. "Et s’il n’arrive pas, dans un laps de temps très court, à nourrir la population, il s’en ira aussi rapidement qu’il est arrivé au pouvoir."

(23 juillet 2012 - Armin Arefi)

(1) Thomas Pierret, auteur de Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF, 2011).

(2) Fabrice Balanche, directeur du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo)

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