Les monarchies sunnites du Golfe souhaitent-elles installer au
pouvoir en Syrie des islamistes ? C’est en tout cas ce que répète à
souhait le régime alaouite de Bachar el-Assad, justifiant ainsi le
recours à une répression qui a fait 19 000 morts en dix-sept mois. Une
chose est sûre, l’Arabie saoudite et le Qatar sont aujourd’hui les deux
seuls pays à avoir officiellement admis qu’ils livraient des armes aux
rebelles syriens. "Cette aide existe, et s’est accentuée ces derniers
mois", concède Thomas Pierret (1), maître de conférences en islam
contemporain à l’université d’Édimbourg. "Mais elle est en réalité
beaucoup plus limitée que ce que l’on croit."
Une aide militaire, mais pas seulement. D’après Fabrice Balanche (2),
maître de conférences à l’université Lyon-II, "des mouvements salafistes
(tenants d’un islam rigoriste, NDLR) seraient chargés par des réseaux
saoudiens de s’infiltrer en Syrie, via la ville libanaise de Tripoli".
Le chercheur en veut pour preuves les photos montrant des combattants
barbus à Homs, arborant avec fierté leur bandeau noir sur lequel est
inscrit "Il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah". Plus récemment, les images
illustrant la prise par les rebelles du poste-frontière turco-syrien
des Bab al-Hawa représentaient bien des insurgés salafistes.
"Ces combattants jusqu’au-boutistes ont pour mission de faire du
prosélytisme chez les rebelles syriens, afin de pouvoir peser dans le
futur régime", affirme Fabrice Balanche. "Ils ne seraient toutefois que
quelques centaines", tempère le spécialiste. Pourquoi les Saoudiens
s’intéressent-ils tant à la Syrie ? "L’Arabie saoudite n’a soutenu la
révolution que bien tard", rappelle Thomas Pierre. "Elle y a été obligée
en raison du fort mouvement de solidarité qui s’est développé au sein
de sa population."
C’est à travers les chaînes satellitaires confessionnelles que les
réseaux islamistes saoudiens ont instantanément relayé la nouvelle de la
révolution sunnite qui a éclaté en Syrie. Très vite, Riyad n’a eu
d’autre choix que de suivre la vague. "Le royaume savait que, s’il ne
s’inscrivait pas dans cette logique, la révolte aurait pu se retourner
contre lui." Hantise des Saoud, une contagion de la révolution au sein
de leur propre palais. Car le pays le plus riche au monde n’est pas
épargné par le Printemps arabe. Depuis mars 2011, la région orientale et
riche en pétrole du royaume est secouée par un soulèvement de sa
minorité chiite, qui se plaint de discriminations sociales par rapport à
la majorité sunnite.
Un vent de révolte démocratique intolérable que Riyad n’a pas hésité à
réprimer dans le sang. Mais il a suffi qu’un dignitaire chiite soit
arrêté début juillet pour que les manifestations soient relancées. "Ce
qui préoccupe les Saoudiens, c’est la stabilité de la région", note
Thomas Pierre. Ainsi, tout en apportant leur aide à l’opposition
syrienne, les Saoudiens veillent à ce que la fronde révolutionnaire ne
leur échappe pas. Récemment, ils se sont opposés à une collecte de dons
en faveur des Syriens, alors que celle-ci avait été organisée par les
grands oulémas du pays.
Une inquiétude qui ne touche pas le Qatar, minuscule État assis sur un
gigantesque gisement gazier, et qui, de fait, ne craint pas de
soulèvement populaire. Premier diffuseur, parfois même agitateur du
Printemps arabe, notamment à travers sa chaîne d’information en langue
arabe, Al Jazeera, l’émirat a pourtant mis trois semaines avant de
couvrir la révolte syrienne, en mars 2011. Outre l’aspect médiatique et
diplomatique, c’est surtout par le financement qu’il a accordé au
Conseil national syrien, principale coalition de partis d’opposition,
que le royaume s’est illustré.
Cet organisme, créé en Turquie en août 2011, sur le modèle du Conseil
national de transition libyen, regroupe des opposants syriens exilés de
longue date, couplés à des révolutionnaires qui viennent de fuir le
pays. "Il ne s’agit pas, pour Doha, d’une stratégie idéologique, mais
d’une ambition économique", remarque Thomas Pierre. "Le Qatar veut
clientéliser tous les membres du CNS dans le but de placer l’opposition
sous sa tutelle." Parmi les "clients", figurent des personnalités
laïques qui occupent les postes de premier plan. C’est le cas de son
nouveau président, Abdel Basset Sayda, issu de la minorité kurde, ou de
son ancien chef, Burhan Ghalioun, professeur de sociologie politique à
Paris.
"Ces personnalités ne sont qu’une façade, afin de mieux cacher les
islamistes, qui dominent le CNS", explique l’opposant Haytham Manaa,
responsable à l’étranger du Comité national de coordination pour le
changement démocratique (CNCD), qui a toujours refusé de rejoindre la
coalition. En réalité, près d’un tiers des membres du CNS sont des
islamistes, Frères musulmans syriens ou anciens de la confrérie,
interdits dans le pays depuis le massacre de Hama, en 1982. "Cette
grande diaspora d’islamistes, qui s’est exilée dans le Golfe, a fait
fortune dans les affaires", explique Thomas Pierret. D’après le
spécialiste, ils seraient aujourd’hui les principaux bailleurs de fonds
du CNS. Problème, à l’inverse des autres tendances, les Frères ne
possèdent presque plus de liens avec le pays.
Leur salut viendra peut-être du caractère extrêmement conservateur de la
société syrienne. Ainsi, c’est avant tout à la sortie des mosquées, à
l’appel des oulémas, qu’ont eu lieu les premières manifestations
pacifiques. Aujourd’hui, c’est en criant "Allah Akbar" que les soldats
de l’ASL combattent l’armée régulière. "On mobilise au nom de l’islam,
pas de la démocratie", souligne Fabrice Balanche. Des populations
majoritairement pieuses, qui pourraient accueillir favorablement le
discours islamiste appelant à revenir aux valeurs de l’islam pour
redresser le pays. "Quarante ans de dictature ont anéanti le niveau de
culture politique et économique de la population syrienne", affirme le
spécialiste de la Syrie.
Et à peine le régime syrien a-t-il été ébranlé par l’attentat-suicide
qui a coûté la vie à quatre responsables du régime que la confrérie a
affiché ses ambitions. Les Frères musulmans ont annoncé la création de
leur nouveau parti, censé défendre une vision "islamique de la société
syrienne". Un mouvement organisé et honni par le régime actuel qui
pourrait tirer son épingle du jeu dans la Syrie future. "En cas
d’élections libres, on peut prédire aux islamistes un score
considérable", prévient Thomas Pierret. Mais "la Syrie ne peut être un
État islamique", insiste Haytham Manaa. "Cela signifierait l’éclatement
confessionnel du pays."
Peut-être les Syriens se rassureront-ils en regardant les revirement
politiques que vient de connaître l’Égypte. "Quel que soit le remplaçant
de Bachar el-Assad, il aura pour mission de reconstruire un pays en
ruines, et pratiquement privé de pétrole", rappelle une source bien
informée. "Et s’il n’arrive pas, dans un laps de temps très court, à
nourrir la population, il s’en ira aussi rapidement qu’il est arrivé au
pouvoir."
(23 juillet 2012 - Armin Arefi)
(1) Thomas Pierret, auteur de Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas (PUF, 2011).
(2) Fabrice Balanche, directeur du Groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo)
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