L’Égypte a beau être en ébullition, les États-Unis restent de marbre.
Au lendemain du siège du palais présidentiel par des dizaines de
milliers d’opposants à Mohamed Morsi, la secrétaire d’État américaine
Hillary Clinton s’est contentée, mercredi, d’appeler toutes les parties à
mener un "dialogue transparent". On a déjà vu Washington plus incisif.
De même, il y a une semaine, le département d’État minimisait les
risques de voir le président islamiste se transformer en nouveau
dictateur.
"On est loin d’un autocrate qui dirait simplement c’est ça ou rien",
déclarait sa porte-parole, Victoria Nuland. Une affirmation pour le
moins surprenante : en élargissant considérablement ses prérogatives par
décret le 22 novembre dernier, Mohamed Morsi mérite bien son nouveau
surnom de "pharaon". Déjà tenant des pouvoirs exécutif et législatif -
la chambre des députés ayant été dissoute en juin -, le chef de l’État a
démis la plus haute instance judiciaire du pays, la Haute Cour
constitutionnelle, de sa fonction de contrôle des décrets présidentiels.
"La contestation contre l’exécutif est certaine, mais nous restons dans
un processus constitutionnel", estime Jean-Noël Ferrié, directeur de
recherche au CNRS (1). "Les réactions américaines sont effectivement
retenues, mais elles sont proportionnelles à la situation. Il ne s’agit
pas d’un coup d’État", ajoute ce spécialiste de l’Égypte. "Il s’agit
d’une forte offensive constitutionnelle", renchérit Pierre Melandri (2),
professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.
En plus de s’arroger tous les pouvoirs, le président égyptien a pris
soin de mettre la commission chargée de rédiger la future Constitution à
l’abri de tout recours de la justice. Or, cet organe étant dominé par
les islamistes, les libéraux et les laïques craignent que le projet de
loi fondamentale, adopté à la hâte par la commission, n’ouvre la voie à
une application plus stricte de la charia et ne respecte pas les
minorités. L’Égypte mérite une "Constitution qui protège les droits de
tous les Égyptiens, hommes comme femmes, musulmans comme chrétiens", a
martelé mercredi Hillary Clinton.
Au même moment, des milliers de partisans de Mohamed Morsi chassaient
les opposants des abords du palais présidentiel. Cocktails Molotov,
coups de bâton, jets de pierres et même coups de feu : le bilan est
lourd. Au moins 5 personnes sont mortes et 450 ont été blessées dans les
affrontements. Mais cette escalade n’a certainement pas empêché le
pouvoir de maintenir dans 10 jours le référendum constitutionnel
controversé. "Si les États-Unis avaient pris davantage position, ils
auraient pu être accusés de vouloir peser sur le processus
constitutionnel et de prendre parti contre un président démocratiquement
élu, analyse Jean-Noël Ferrié. Or, si le oui l’emporte le 15 décembre
prochain, il sera difficile d’affirmer que ce régime n’est pas
démocratique."
Au beau fixe pendant 30 ans, l’idylle entre Washington et Le Caire a
indéniablement souffert de la chute de Hosni Moubarak en février 2011.
Si les Américains ont bénéficié d’un répit au cours de la période de
transition, dirigée par le maréchal Tantaoui, ex-chef du Conseil suprême
des forces armées, ils n’ont rien pu faire lorsque ce dernier a été
écarté du pouvoir, en août 2012, par Mohamed Morsi. "L’armée reste
néanmoins acteur du jeu politique", tempère Stéphane Lacroix (3),
professeur à l’École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA).
"Le nouveau projet de Constitution accorde aux militaires une place
pratiquement identique à celle en vigueur sous l’ancien régime", note
cet autre spécialiste de l’Égypte. "L’ensemble des hauts gradés
militaires ayant suivi leur formation aux États-Unis, ils conservent des
liens forts avec Washington." Pour les Américains, qui ont perdu
l’influence qu’ils possédaient naguère au Moyen-Orient, le maître mot
dans la région reste la stabilité. Sur ce point, "l’armée s’est inscrite
dans la ligne de ce qu’elle était sous Moubarak, estime Jean-Noël
Ferrié. La protection des frontières a été assurée et les groupes
djihadistes dans le Sinaï ont été pourchassés."
Mais l’accès à la plus haute fonction de l’État d’un Frère musulman, en
juin 2012, est néanmoins vécu comme un choc à Washington. Dès ses
premiers mois au pouvoir, Mohamed Morsi se démarque de ses prédécesseurs
et inquiète la Maison-Blanche, notamment lorsqu’il peine à condamner
les manifestations antiaméricaines, à la suite de la diffusion du film
islamophobe L’innocence des musulmans. En pleine polémique sur
l’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis en Libye, ce "double jeu"
ne plaît pas à Barack Obama.
Et celui-ci le fait savoir, publiquement : le 23 septembre 2012, le
président américain surprend en déclarant que les Égyptiens ne sont "ni
des alliés ni des ennemis". "Les Américains n’étaient certainement pas
ravis de voir les Frères musulmans accaparer l’ensemble du pouvoir, mais
ils restent pragmatiques, souligne Stéphane Lacroix. Ils se sont
rapprochés des islamistes et ont essayé d’obtenir d’eux le maximum de
garanties."
Et s’il y a une question qui est primordiale aux yeux des Américains,
c’est bien la sécurité d’Israël. Là dessus, Mohamed Morsi ne va pas
décevoir. La guerre de Gaza va consacrer le nouveau président égyptien
et le hisser au rang d’interlocuteur légitime de Washington. Le
président égyptien y joue un rôle prépondérant et fait même mieux que
Moubarak en réussissant à arracher au Hamas et à Israël un
cessez-le-feu, après huit jours de combat.
"Barack Obama a énormément apprécié le rôle stabilisateur de Morsi,
affirme Pierre Melandri. Il a multiplié les coups de fil et a fait
savoir que le président égyptien était très peu idéologue, pragmatique
comme lui, et surtout qu’il tenait ses promesses." Tout auréolé de cette
nouvelle stature internationale, le président islamiste tente alors un
pari : "Ayant acquis suffisamment de crédit sur la question d’Israël, il
s’est dit que les Américains le laisseraient avoir les mains libres en
politique intérieure, explique Stéphane Lacroix. Et cela semble
marcher."
(06 Décembre 2012 - Armin Arefi)
(1) Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS, auteur de L’Égypte, entre démocratie et islamisme (éditions Autrement).
(2) Pierre Melandri, auteur de Histoire des États-Unis contemporains (André Versaille éditeur).
(3) Stéphane Lacroix, professeur à l’École des affaires internationales
de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre d’études et de recherches
internationales (Ceri).
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