jeudi 6 décembre 2012

Égypte : pourquoi les États-Unis ferment les yeux ? (Armin Arefi)

L’Égypte a beau être en ébullition, les États-Unis restent de marbre. Au lendemain du siège du palais présidentiel par des dizaines de milliers d’opposants à Mohamed Morsi, la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton s’est contentée, mercredi, d’appeler toutes les parties à mener un "dialogue transparent". On a déjà vu Washington plus incisif. De même, il y a une semaine, le département d’État minimisait les risques de voir le président islamiste se transformer en nouveau dictateur.
"On est loin d’un autocrate qui dirait simplement c’est ça ou rien", déclarait sa porte-parole, Victoria Nuland. Une affirmation pour le moins surprenante : en élargissant considérablement ses prérogatives par décret le 22 novembre dernier, Mohamed Morsi mérite bien son nouveau surnom de "pharaon". Déjà tenant des pouvoirs exécutif et législatif - la chambre des députés ayant été dissoute en juin -, le chef de l’État a démis la plus haute instance judiciaire du pays, la Haute Cour constitutionnelle, de sa fonction de contrôle des décrets présidentiels.
"La contestation contre l’exécutif est certaine, mais nous restons dans un processus constitutionnel", estime Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS (1). "Les réactions américaines sont effectivement retenues, mais elles sont proportionnelles à la situation. Il ne s’agit pas d’un coup d’État", ajoute ce spécialiste de l’Égypte. "Il s’agit d’une forte offensive constitutionnelle", renchérit Pierre Melandri (2), professeur à l’Institut d’études politiques de Paris.
En plus de s’arroger tous les pouvoirs, le président égyptien a pris soin de mettre la commission chargée de rédiger la future Constitution à l’abri de tout recours de la justice. Or, cet organe étant dominé par les islamistes, les libéraux et les laïques craignent que le projet de loi fondamentale, adopté à la hâte par la commission, n’ouvre la voie à une application plus stricte de la charia et ne respecte pas les minorités. L’Égypte mérite une "Constitution qui protège les droits de tous les Égyptiens, hommes comme femmes, musulmans comme chrétiens", a martelé mercredi Hillary Clinton.
Au même moment, des milliers de partisans de Mohamed Morsi chassaient les opposants des abords du palais présidentiel. Cocktails Molotov, coups de bâton, jets de pierres et même coups de feu : le bilan est lourd. Au moins 5 personnes sont mortes et 450 ont été blessées dans les affrontements. Mais cette escalade n’a certainement pas empêché le pouvoir de maintenir dans 10 jours le référendum constitutionnel controversé. "Si les États-Unis avaient pris davantage position, ils auraient pu être accusés de vouloir peser sur le processus constitutionnel et de prendre parti contre un président démocratiquement élu, analyse Jean-Noël Ferrié. Or, si le oui l’emporte le 15 décembre prochain, il sera difficile d’affirmer que ce régime n’est pas démocratique."
Au beau fixe pendant 30 ans, l’idylle entre Washington et Le Caire a indéniablement souffert de la chute de Hosni Moubarak en février 2011. Si les Américains ont bénéficié d’un répit au cours de la période de transition, dirigée par le maréchal Tantaoui, ex-chef du Conseil suprême des forces armées, ils n’ont rien pu faire lorsque ce dernier a été écarté du pouvoir, en août 2012, par Mohamed Morsi. "L’armée reste néanmoins acteur du jeu politique", tempère Stéphane Lacroix (3), professeur à l’École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA).
"Le nouveau projet de Constitution accorde aux militaires une place pratiquement identique à celle en vigueur sous l’ancien régime", note cet autre spécialiste de l’Égypte. "L’ensemble des hauts gradés militaires ayant suivi leur formation aux États-Unis, ils conservent des liens forts avec Washington." Pour les Américains, qui ont perdu l’influence qu’ils possédaient naguère au Moyen-Orient, le maître mot dans la région reste la stabilité. Sur ce point, "l’armée s’est inscrite dans la ligne de ce qu’elle était sous Moubarak, estime Jean-Noël Ferrié. La protection des frontières a été assurée et les groupes djihadistes dans le Sinaï ont été pourchassés."
Mais l’accès à la plus haute fonction de l’État d’un Frère musulman, en juin 2012, est néanmoins vécu comme un choc à Washington. Dès ses premiers mois au pouvoir, Mohamed Morsi se démarque de ses prédécesseurs et inquiète la Maison-Blanche, notamment lorsqu’il peine à condamner les manifestations antiaméricaines, à la suite de la diffusion du film islamophobe L’innocence des musulmans. En pleine polémique sur l’assassinat de l’ambassadeur des États-Unis en Libye, ce "double jeu" ne plaît pas à Barack Obama.
Et celui-ci le fait savoir, publiquement : le 23 septembre 2012, le président américain surprend en déclarant que les Égyptiens ne sont "ni des alliés ni des ennemis". "Les Américains n’étaient certainement pas ravis de voir les Frères musulmans accaparer l’ensemble du pouvoir, mais ils restent pragmatiques, souligne Stéphane Lacroix. Ils se sont rapprochés des islamistes et ont essayé d’obtenir d’eux le maximum de garanties."
Et s’il y a une question qui est primordiale aux yeux des Américains, c’est bien la sécurité d’Israël. Là dessus, Mohamed Morsi ne va pas décevoir. La guerre de Gaza va consacrer le nouveau président égyptien et le hisser au rang d’interlocuteur légitime de Washington. Le président égyptien y joue un rôle prépondérant et fait même mieux que Moubarak en réussissant à arracher au Hamas et à Israël un cessez-le-feu, après huit jours de combat.
"Barack Obama a énormément apprécié le rôle stabilisateur de Morsi, affirme Pierre Melandri. Il a multiplié les coups de fil et a fait savoir que le président égyptien était très peu idéologue, pragmatique comme lui, et surtout qu’il tenait ses promesses." Tout auréolé de cette nouvelle stature internationale, le président islamiste tente alors un pari : "Ayant acquis suffisamment de crédit sur la question d’Israël, il s’est dit que les Américains le laisseraient avoir les mains libres en politique intérieure, explique Stéphane Lacroix. Et cela semble marcher."

(06 Décembre 2012 - Armin Arefi)

(1) Jean-Noël Ferrié, directeur de recherche au CNRS, auteur de L’Égypte, entre démocratie et islamisme (éditions Autrement).

(2) Pierre Melandri, auteur de Histoire des États-Unis contemporains (André Versaille éditeur).

(3) Stéphane Lacroix, professeur à l’École des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri).

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