jeudi 6 septembre 2012

Libye : La CIA a torturé des islamistes libyens avant de les remettre à Kadhafi

La polémique sur l'ampleur de l'utilisation du waterboarding dans les prisons de la CIA est relancée. Alors que Washington a toujours assuré que seuls trois prisonniers, membres de Al-Qaida,  avaient été soumis à un simulacre de noyade lors de leur détention par des Américains, l'organisation Human Rights Watch (HRW) dit disposer de nouveaux éléments prouvant que Washington a procédé à un usage plus systématique de cette technique de torture, notamment contre des détenus libyens.

Dans son nouveau rapport publié jeudi 6 septembre, "Livrés à l'ennemi : Mauvais traitements et transfèrements extrajudiciaires d'opposants à la Libye de Kadhafi sous l"égide des Etats-Unis" (rapport en anglais), HRW accuse le gouvernement Bush d'avoir caché le fait que des opposants libyens vivant hors du pays aient été arrêtés et détenus sans chef d'accusation par les Etats-Unis, avec l'aide du Royaume-Uni et de pays du Moyen-Orient, d'Afrique et d'Asie, avant d'être remis à la police politique de l'ancien dictateur Muammar Kadhafi."Non seulement les Etats-Unis ont livré à Kadhafi ses ennemis sur un plateau, mais il semble que la CIA avait d'abord torturé bon nombre d'entre eux", a déclaré Laura Pitter, conseillère pour les questions d'antiterrorisme à HRW et auteur du rapport.

Certains détiennent aujourd'hui des poste-clés en Libye 

Ces révélations sont basées sur des documents découverts abandonnés, le 3 septembre 2011, dans les bureaux de l'ancien chef des services de renseignement libyens, Moussa Koussa, après la prise de Tripoli par les forces rebelles. "Ces documents révèlent le haut niveau de coopération qui existait entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et le gouvernement de l'ancien chef Muammar Kadhafi pour le transfèrement d'opposants de Kadhafi à la Libye", note HRW. L'organisation a également réalisé des entretiens auprès de quatorze anciens prisonniers, pour la plupart membres du Groupe islamique combattant en Libye (GICL). Pendant vingt ans, le GICL a tenté de renverser le régime de Tripoli, avant de rejoindre la révolution libyenne. Certaines des personnes torturées par les Américains détiennent aujourd'hui des postes-clés au sein de la nouvelle administration libyenne.

Différents types de tortures

Cinq des anciens membres du GICL détenus dans deux centres de détention en Afghanistan gérés par les Etats-Unis auraient subi des mauvais traitements, selon toute probabilité de la CIA, indique le rapport. Parmi les tortures dont ils ont été victimes, certains décrivent des simulacres de noyade, le waterboarding, et autres tortures par l'eau.
"J'ai subi des interrogatoires sévères pendant trois mois lors de la première période, et chaque jour, ils me soumettaient à un type différent de torture. Parfois ils utilisaient de l'eau, parfois non. Parfois ils me déshabillaient entièrement, parfois ils me laissaient mes vêtements", a ainsi témoigne Khalid Al-Charif, qui commande aujourd'hui la Garde nationale libyenne. M. Al-Charif dit avoir été détenu pendant deux ans dans des centres de détention en Afghanistan, avant d'être remis au colonel Kadhafi en 2005. "Parfois, ils me mettaient une cagoule sur la tête, m'allongeaient et commençaient à me verser de l'eau dans la bouche... Ils versaient l'eau sur ma bouche et mon nez pour que j'ai le sentiment de me noyer... J'essayais de tourner ma tête à droite et à gauche autant que possible pour prendre  des respirations. J'avais l'impression de suffoquer", a-t-il raconté.

Ces anciens détenus ont également raconté avoir été parfois enchaînés à un mur entièrement nus — ou avec juste une couche-culotte— dans des cellules obscures et sans fenêtre, pendant des semaines ou des mois ; maintenus dans des positions douloureuses et stressantes pendant de longues périodes, entassés de force dans des espaces réduits ; battus et projetés violemment contre des murs ; empêchés de sortir  parfois pendant près de cinq mois sans pouvoir se laver ; et privés de sommeil par la diffusion continuelle de musique occidentale à plein volume.

L'ancien commandant du Conseil militaire de Tripoli, Abdelhakim Belhadj, a ainsi fait l'objet de mauvais traitements avec sa femme. Ancien membre du GICL, ayant combattu les Soviétiques en Afghanistan, M. Belhadj a été arrêté en Thaïlande en 2004. Il dit avoir subi des mauvais traitements infligés par les autorités thaïlandaises et américaines. "Pendant sa détention à Bangkok, M. Belhadj dit avoir été déshabillé et battu. Ils l'ont forcé à se déshabiller, lui ont bandé les yeux, il a été pendu à un mur par un bras et une jambe, et a été placé dans un tube rempli de glace. Il a également été forcé à porter un cache-oreilles qu'il pouvait seulement retirer lorsque ses ravisseurs diffusaient dans la pièce une forte musique ou l'interrogeaient", dit le rapport.

Peu de temps après, M. Belhadj et sa femme ont été extradé en Libye, "dans des circonstances qui démontrent une implication américaine et britannique", indique HRW. Abdelhakim Belhadj a ensuite été emprisonné six ans en Libye, où il a été placé en cellule de confinement et interrogé à de nombreuses reprises par des Libyens, des Américains, des Britanniques et d'autres agents étrangers.

Gouverneur militaire de la région de Tripoli,Abdelhakim Belhadj ( Photo : AP/François Mori )

"Portée considérable"

"Les récits des Libyens détenus par les Etats-Unis, puis extradés vers la Libye, établissent clairement que la politique consistant à infliger des mauvais traitements aux détenus, y compris certains sévices non spécifiquement autorisés par des responsables de l'administration Bush, était d'une portée considérable", a commenté Laura Pitter, qui a appelé à une enquête complète sur ces pratiques. HRW déplore en effet que les Etats-Unis n'aient toujours pas demandé de comptes au moindre haut-responsable "malgré l'existence d'éléments de preuves convaincants que des sévices nombreux et systématiques étaient infligés aux suspects détenus par les Etats-Unis à la suite des attentats du 11 septembre 2001."

Le 30 août, le ministre de la justice américain, Eric Holder, a annoncé que la seule enquête criminelle entreprise par le département de la justice sur les allégations de mauvais traitements infligés à des personnes détenues par la CIA, dirigée par le procureur spécial John Durham, allait se conclure sans que quiconque soit inculpé de crimes. Eric Holder avait déjà réduit le champ d'investigation du procureur Durham le 30 juin 2011, le limitant à seulement deux cas d'individus dont on présume qu'ils avaient été détenus par la CIA, alors qu'à l'origine l'enquête devait porter sur le sort réservé à 101 personnes.

Dans ces deux cas, les détenus sont décédés, l'un en Afghanistan, l'autre en Irak. L'enquête a également été limitée en ce qu'elle n'a examiné que les abus excédant ce que l'administration Bush avait autorisé. Ainsi, elle ne pouvait couvrir des actes de torture tels que les simulacres de noyade ou d'autres mauvais traitements que les avocats de l'administration Bush avaient approuvés, même si ces actes constituaient des violations de la loi américaine et du droit international.
HRW a par ailleurs appelé à ce que le rapport de la Commission du renseignement du Sénat américain (Senate Select Committee on Intelligence, SSCI), réalisé au terme d'une enquête de trois ans sur les pratiques de la CIA en matière de détention et d'interrogatoire, soit rendu public.

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