mardi 11 septembre 2012

Syrie : "J’ai soigné de nombreux djihadistes à Alep" (Jacques Bérès)

Après être clandestinement rentré à Homs en février dernier, puis à Idlib, en mai, le chirurgien français Jacques Bérès, 71 ans, cofondateur de Médecins sans frontières, s’est rendu pendant deux semaines à Alep, où se livre depuis trois mois la "mère des batailles" entre insurgés et armée syrienne. Installé à quelques centaines de mètres du front, il témoigne pour Le Point de la nature et des motivations des insurgés qu’il a soignés.

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Comment êtes-vous rentré à Alep ?
Jacques Bérès : Ce sont les médecins syriens de l’Association d’aide aux victimes en Syrie (AAVS) qui m’ont permis de pénétrer à l’intérieur d’Alep. J’ai passé quinze jours là-bas, en plein centre-ville.

La situation était-elle différente de celle de Homs ?
À Homs, je séjournais tout près du quartier bombardé de Baba Amr. Des tirs incessants et terrifiants à longueur de journée. Je n’ai pas ressenti cela à Alep, où je m’étais installé à quelques centaines de mètres des combats. Les rues étaient désertes, les civils planqués chez eux, les rideaux de fer tirés. Il n’y avait aucune circulation. Les seuls véhicules que l’on pouvait apercevoir étaient en mission militaire ou humanitaire. Ils passaient en trombe pour échapper aux snipers. Toutefois, on n’entendait pas d’explosions dans toute la ville. Alep est encore plus grand que Paris. Je suis sûr qu’il y a des quartiers où la vie doit paraître à peu près normale.

Dans quelles conditions opériez-vous ?
À la différence de Homs, où j’exerçais dans un hôpital de fortune, à Alep, j’opérais dans un vrai établissement, contrôlé par l’Armée syrienne libre. Il s’agissait de l’un des deux grands hôpitaux de la zone libérée. Je n’y manquais de rien. Il y avait même un amplificateur de brillance en salle d’opération.

Qui receviez-vous ?
Il faut savoir que, hormis lors des bombardements aériens, les civils n’étaient pas trop touchés. Dans l’hôpital, qui était situé à quelques centaines de mètres de la ligne de front, 60 % des blessés que je recevais étaient des combattants.

Tous soldats de l’Armée syrienne libre ?
Il y avait des Syriens, mais aussi beaucoup d’étrangers. Ils affirmaient eux-mêmes qu’ils étaient venus pour le djihad (la guerre sainte). Mais je ne veux pas faire de généralité. C’était simplement le cas de ma zone. Gare à l’effet de loupe.

Parlaient-ils de Bashar el-Assad ?
Oui, ils combattaient ardemment et se faisaient même tuer pour la chute du président syrien. Mais lorsque l’on parlait un peu plus longuement avec eux, ils expliquaient clairement qu’ils étaient là pour l’après el-Assad. À ce moment-là, leurs yeux s’illuminaient et ils évoquaient ouvertement leur volonté d’établir par la suite la loi coranique, ainsi que le califat.

D’où viennent ces djihadistes ?
J’ai vu de jeunes combattants d’origine libyenne, somalienne, malienne, mais aussi française.

Des Français ?
J’en ai rencontré deux. Ils étaient de nationalité française et venaient du Maroc. Ils citaient Mohamed Merah comme exemple à suivre. Ils n’avaient aucune envie de parler. Ils étaient méfiants, mais ultradéterminés, robotisés même : des sortes de "machines à djihader".

À qui obéissaient-ils ?
Je ne saurais pas vous dire, mais j’ai également rencontré des personnes plus âgées. L’une d’entre elles était appelée "cheikh". D’origine syrienne, il vivait depuis longtemps à Malmö, en Suède. Il était rentré au pays, tant pour la révolution contre Bashar el-Assad, que pour le djihad. La Syrie est devenue pour eux un bon terrain de jeu, c’est indéniable.

Comment ces djihadistes étaient-ils perçus par les autres déserteurs ?
J’ai eu l’impression d’une grande ambiguïté. L’Armée syrienne libre (ASL) se méfiait d’eux, mais ne pouvait se permettre de refuser leur aide. Il faut dire que l’ASL enregistre un taux de perte épouvantable. C’est un véritable carnage. Je recevais en moyenne cinq morts et 30 blessés par jour. En deux semaines, cela fait 75 morts et 450 blessés. C’est énorme, pour seulement les quelques milliers de soldats qui combattent à Alep. Le nombre de victimes, donné quotidiennement par l’Observatoire syrien des droits de l’homme, est complètement sous-évalué. La preuve, dans l’hôpital où j’exerçais, le nom des victimes était écrit en arabe, à la main, par un infirmier, dans un petit cahier cartonné à couverture noire. Puis il le refermait, et personne ne venait relever les noms. Je suis persuadé que tous ces morts sont restés dans ce cahier.

Mais l’Observatoire affirme ne vouloir donner que les décès confirmés...
Du coup ils le font trop bien et s’autocensurent. Il existe un bon nombre de victimes dont l’identité n’a pas été révélée par les muezzins dans les mosquées. À Homs, le décompte était d’autant plus facile que tous les combattants étaient des locaux. Ici, les insurgés sont inconnus, car ils viennent d’autres provinces syriennes, ou de l’étranger.

Il y aurait donc, selon vous, plus de 27 000 morts en Syrie ?
On est au moins à 50 000 morts, sans compter les disparus. Mais pour les révolutionnaires, le vrai problème n’est pas tant le nombre de morts que le manque d’armes. Ils se disent : "Si on a des armes, on aura toujours un combattant à placer derrière."

En reçoivent-ils en quantité suffisante des pays arabes ?
Non, beaucoup moins que tout ce qui se dit. Je n’ai, par exemple, vu aucune arme neuve. J’ai simplement commencé à apercevoir ces derniers jours des mitrailleuses lourdes, montées artisanalement sur des plates-formes de pick-up. J’en ai compté cinq en tout, mais elles étaient toutes "home made" (fabriquées sur place, NDLR). Par contre, j’ai aperçu des douilles d’obus iraniens.

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