Quelques heures avant la représentation le mois dernier de la pièce
de Lotfi Abdeli, "Fabriqué en Tunisie, 100% halal", des centaines de
musulmans salafistes ont occupé le théâtre en plein air où devait se
tenir le spectacle, le jugeant blasphématoire envers l’islam, et se sont
mis à prier.
La pièce, une satire politique et religieuse, a dû être annulée. Ce
n’était pas la première fois que des extrémistes religieux font annuler
des pièces d’Abdeli, acteur et dramaturge connu pour ses critiques
envers l’ancien président Ben Ali, avant le "printemps arabe".
Lors du festival de Hammamet organisé la semaine dernière, Abdeli a dû se faire accompagner par des gardes du corps.
"J’ai reçu des menaces de mort (...) Le gouvernement garde le silence
et ne nous protège pas", témoigne-t-il, ajoutant que la police a
commencé à refuser d’assurer la sécurité de ses représentations après
qu’il a tourné en dérision les forces de l’ordre dans une de ses pièces.
"Je n’ai pas peur des menaces ni de me faire attaquer, mais je crains
vraiment pour notre liberté d’expression et notre créativité, les seuls
bénéfices que nous avons tirés de la révolution", ajoute-t-il
"Je ne suis pas satisfait de la situation des intellectuels tunisiens
aujourd’hui : menacés, battus et empêchés de se produire. Je me sens
acculé mais je ne resterai pas silencieux."
Le rôle de l’islam dans la société est la question qui divise le plus
la population tunisienne depuis la "révolution du jasmin" l’an dernier.
Le gouvernement de coalition dirigé par les islamistes modérés
d’Ennahda doit trouver un savant équilibre entre les conservateurs, qui
considèrent la révolution comme une occasion d’exprimer l’identité
religieuse du pays, niée sous Ben Ali, et les laïques, qui entendent
élargir la liberté d’expression.
Des milliers de salafistes ont attaqué vendredi l’ambassade des
Etats-Unis à Tunis pour protester contre le film islamophobe réalisé aux
Etats-Unis et dont un clip est paru sur internet.
Nombre de Tunisiens craignent que leur pays, longtemps vu comme un
modèle de laïcité au Maghreb, ne cède à la pression des salafistes et ne
finisse par interdire des films, des pièces de théâtre ou des concerts,
et par censurer des expositions.
Les tenants de la ligne radicale de l’islam ont réussi ces dernières
semaines à faire interdire des spectacles au motif qu’ils violaient les
principes de l’islam.
Le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a annoncé que douze
événements culturels avaient été annulés cet été pour des raisons de
sécurité, après les menaces proférées par des groupes salafistes. Il a
déposé six plaintes contre ces groupes.
"J’ai peur que les salafistes ne finissent par dominer le paysage
culturel", a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse organisée ce
mois-ci.
Les salafistes, qui souhaitent voir la Tunisie régie par la loi
islamique, ont empêché un groupe de musiciens iraniens de se produire
lors d’un festival de musique soufie à Kairouan, pendant le mois sacré
du ramadan. Un autre festival a été annulé à Sejnane, des islamistes
ayant jugé inacceptable qu’il ait lieu pendant le ramadan.
En juin, des salafistes ont fait irruption dans une galerie de La
Marsa, un quartier huppé de Tunis, et vandalisé des oeuvres d’art jugées
insultantes. Des émeutes avaient alors éclaté pendant plusieurs jours,
faisant un mort et une centaine de blessés.
Ces incidents montrent à quel point les salafistes parviennent à
exercer leur influence malgré leur faible nombre. Ils sont évalués à
quelques milliers sur une population totale de 11 millions d’habitants.
La principale organisation salafiste, Ansar al Charia, refuse de
communiquer avec les médias. Mais Ridha Belhaj, qui dirige le parti Hizb
Attahrir, partisan de l’imposition de la loi islamique, estime que
certains artistes cherchent à provoquer des conflits avec les islamistes
pour grossir le problème.
"Certains de ces intellectuels tentent d’apparaître comme des
victimes", dit-il. "Nous sommes contre la violence. Nous ne devons pas
arrêter les concerts, qui devraient permettre aux gens de se rendre
compte par eux-mêmes à quel point ces spectacles sont insultants."
Les artistes réclament quant à eux un renforcement des peines à
l’encontre de ceux qui font obstacle à la liberté artistique. L’Union
des auteurs tunisiens demande que la nouvelle Constitution qui doit être
promulguée en fin d’année inscrive dans les droits fondamentaux la
liberté de création.
En attendant, les attaques contre les artistes se poursuivent. Le
mois dernier, le poète Sgair Awled Ahmed a dit avoir été frappé par un
groupe de barbus pour avoir écrit un poème critiquant les islamistes.
"Ces gens ne connaissent pas le langage de la plume ou du débat mais
seulement celui de la force, du coup de poing et du tabassage", a-t-il
dit. "2012 une année noire pour la culture, et notre liberté de création
se trouve dans un état critique (...) Les salafistes et Ennahda se
partagent les rôles pour étouffer les libertés."
Ennahda envisage en effet de faire adopter une loi qui pénaliserait
les insultes aux principes religieux, y compris dans les oeuvres d’art.
Certains artistes sont déjà aux prises avec la justice. C’est le cas
de la peintre Nadia Jelassi, accusée d’atteinte à l’ordre public après
avoir exposé des peintures de femmes voilées. Selon ses avocats, elle
pourrait être condamnée à cinq ans de prison.
"Je suis choquée. On m’a demandé quelles étaient mes intentions à
travers ces oeuvres. C’est la première fois en Tunisie qu’un juge
demande à un artiste de justifier ses intentions", témoigne-t-elle.
Lofti Abdeli estime qu’il "règne un climat de peur" et espère "que la
douloureuse expérience algérienne ne se répètera pas en Tunisie."
(19 Septembre 2012 - Assawra avec les agences de presse)
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