A son arrivée au palais de Carthage, au lendemain de son élection, le 12 décembre 2011, à la présidence de la République tunisienne par l'Assemblée constituante, Moncef Marzouki a délaissé le bureau de son prédécesseur, Zine el-Abidine ben Ali, préférant poser son ordinateur dans celui de Habib Bourguiba, le « père » de l'indépendance, dont il a installé la photo près de sa table de travail, à côté de celle de Salah ben Youssef, qui fut le principal adversaire de ce dernier au sein du mouvement nationaliste. C'est là qu'il a reçu Le Vif/L'Express, avant une séance photos dans les caves du palais, où Ben Ali avait remisé les objets laissés par Bourguiba. Militant des droits de l'homme, laïc, opposant depuis toujours à la dictature, Marzouki a fait le pari de travailler avec les islamistes, plutôt que d'entrer dans une logique d'affrontement. Un choix qu'il défend avec passion, convaincu que le « compromis historique » qui se dessine en Tunisie, parfois dans la douleur, aura valeur d'exemple dans le monde arabe.
Le Vif/L'Express : La Tunisie est confrontée à des émeutes fomentées par des groupes salafistes. Les violences les plus récentes, peu avant la mi-juin, ont éclaté à cause d'une exposition de peintures. En octobre, déjà, d'autres salafistes avaient attaqué les locaux d'une chaîne de télévision après la diffusion d'un film qu'ils jugeaient blasphématoire. Dans ce contexte, le parti islamo-conservateur Ennahdha, dont est issu le Premier ministre, souhaite l'adoption d'une loi destinée à punir les « atteintes aux valeurs du sacré ». Beaucoup de Tunisiens ne cachent pas leur inquiétude et se demandent où va leur pays. Chef de l'Etat et défenseur des libertés, quelle est votre réaction face à ces événements ?
Moncef Marzouki : Nous avons tous été surpris par la virulence des salafistes. C'est, indéniablement, un phénomène que nous avons sous-estimé. La dictature a mis un couvercle sur la société. Le salafisme a poussé à l'intérieur, comme dans une cocotte-minute, à l'abri des regards. D'autant plus facilement que l'éradication, par le pouvoir, du mouvement Ennahdha lui laissait le champ libre. La répression, la misère, un contexte arabe et international marqué par l'apparition d'Al-Qaeda, ont fait le reste. Quand la démocratie a fait sauter le couvercle, nous avons découvert une bouillie salafiste dont personne - ni les démocrates laïcs, ni les islamistes d'Ennahdha, qui s'imaginaient être les seuls représentants de ce courant - n'avait mesuré l'importance.
La mesurez-vous aujourd'hui ?
Il s'agit à mes yeux d'un phénomène bruyant, nocif pour l'image de
marque de la Tunisie et dissuasif pour les touristes, dont nous avons
grandement besoin, mais finalement peu dangereux pour la société car
elle le rejette massivement. Un rejet partagé par les autorités de
l'Etat dans toutes leurs composantes, y compris Ennahdha.
Que pensez-vous de la proposition de loi prônée par Ennahdha, visant à sanctionner les « atteintes aux valeurs du sacré » ?
Je reste un militant des droits de l'homme. La liberté d'expression
et la liberté de création, pour lesquelles nous nous sommes tant battus,
doivent être préservées contre vents et marées. Cela ne veut pas dire
que les dérapages ne puissent pas être sanctionnés par les tribunaux, au
cas par cas. Mais la liberté doit rester la règle, et la sanction,
l'exception, et non l'inverse. Les provocations ne doivent pas servir de
prétexte à une remise en cause de ces libertés.
Les lois existantes suffisent-elles, à votre sens ?
Oui. Le gouvernement n'a pas toujours fait preuve d'une grande fermeté vis-à-vis des salafistes...
En ce qui me concerne, j'ai toujours été partisan de la plus grande sévérité. A plusieurs reprises, j'ai demandé que des poursuites soient engagées. Cela étant, le salafisme est un phénomène complexe et pluriel. Certains salafistes restent dans le registre de la prédication, d'autres se situent sur le terrain politique, d'autres enfin ont recours à la violence. Ceux-là, proches d'Al-Qaeda, relèvent évidemment d'un traitement policier et judiciaire. A terme, le vrai combat contre ce courant passe par la lutte contre la misère cachée de quartiers où la petite criminalité est bien souvent le seul moyen de survie. Derrière le salafisme, il y a une sorte de lumpenprolétariat. Si l'on ne comprend pas cela, on reste à la superficie des choses.Les réformes économiques et sociales n'avancent guère...
Cela traîne en effet. J'aimerais que l'on aille plus vite, mais il est difficile pour un gouvernement intérimaire de prendre des décisions qui engagent l'avenir à long terme d'un pays. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il faut que la Tunisie sorte de cette phase intermédiaire le plus rapidement possible.
N'assiste-t-on pas aujourd'hui à l'affrontement de deux Tunisie -
l'une pieuse, arabisée et conservatrice ; l'autre moderniste et plus
proche, culturellement, des sociétés occidentales ?
La réalité est infiniment plus complexe car chaque camp est traversé
par plusieurs courants. Chez les laïcs, il y a au moins deux tendances.
La première considère que les valeurs de la modernité et de la
démocratie ne peuvent être acquises ou préservées que dans la
confrontation avec les islamistes, y compris avec Ennahdha ; la seconde,
à laquelle j'appartiens, de même que le président de l'Assemblée
constituante, Mustapha ben Jaafar, s'oppose à cette bipolarisation. Nous
sommes profondément attachés aux droits de l'homme et à la modernité,
mais nous voulons éviter une confrontation qui précipiterait le pays
dans une guerre civile larvée. Si nous avons choisi de gouverner avec le
parti Ennahdha dans le cadre de la troïka (1), c'est parce qu'il était à
nos yeux essentiel de parvenir à un terrain d'entente avec la fraction
la plus conservatrice de la société, représentée par ce parti. Nous
voulons négocier avec eux un compromis historique : nous les rejoignons
dans leur attachement à l'identité arabo-musulmane de la société, et ils
nous rejoignent sur les valeurs de la démocratie et des droits de
l'homme. Je suis convaincu que nous allons y arriver.
Les dirigeants d'Ennahdha ont-ils intégré les règles de la culture
démocratique au point de céder la place s'ils étaient mis en minorité
dans les urnes ?
Ils n'auraient pas d'autre choix. Je peux vous garantir que les
prochaines élections seront transparentes et le verdict des urnes
respecté.
Pourquoi, alors, l'instance indépendante qui a organisé, sous la
présidence de Kamel Jendoubi, le scrutin d'octobre 2011 à la
satisfaction générale n'a-t-elle toujours pas été reconduite, comme
promis ?
C'est bien cette instance qui organisera les prochaines élections. Si
elle n'a pas encore été reconduite, c'est parce que les négociations, à
la demande d'Ennahdha, se poursuivent encore sur sa composition. La
troïka tranchera, comme pour toutes les décisions stratégiques.
Vous comprenez qu'il y ait une inquiétude, que des Tunisiens
puissent avoir peur de voir disparaître un mode de vie, une certaine
liberté des m£urs auxquels ils sont attachés ?
Je suis le garant de ces droits et de ces libertés dans le cadre du
dialogue permanent que nous avons engagé avec nos partenaires
d'Ennahdha, qui sont aussi des Tunisiens, et qui représentent une partie
importante de la population. Si je suis aujourd'hui dans ce palais de
Carthage, c'est fondamentalement pour défendre ces valeurs-là.
Les jeunes révolutionnaires de janvier 2011 exigeaient la liberté,
mais aussi la dignité et le travail. Or l'omniprésence du débat
religieux et identitaire ainsi que les violences salafistes ne
favorisent guère la reprise économique dont la Tunisie a besoin :
investisseurs et touristes restent peu nombreux. Est-ce le prix à payer
pour la démocratie ?
Nous avons un système politique à reconstruire et cela prend,
forcément, du temps. Cette phase intermédiaire, avec un gouvernement qui
n'a pas la durée devant lui pour agir, est peu propice à la résolution
des problèmes économiques. Nous essayons de faire du mieux que nous
pouvons en attendant la mise en place des nouvelles institutions.
J'espère que le pays aura enfin, en mars 2013, un président de la
République et un gouvernement, avec un programme précis. L'horizon sera
alors dégagé.
Le 13 juin dernier, le président Zine el-Abidine ben Ali a été
condamné par contumace à la prison à vie pour son rôle dans la
répression de la révolution. Mais l'indulgence du tribunal vis-à-vis de
certains anciens piliers du ministère de l'Intérieur a provoqué la
colère des familles des victimes. Estimez-vous satisfaisante la façon
dont l'ancien dictateur et ses collaborateurs sont jugés ?
Non, elle ne l'est pas. Ben Ali nous a laissé un système judiciaire
en ruine. Nous avons hérité de centaines de magistrats soupçonnés de
corruption, d'une institution judiciaire totalement démoralisée. Nous
sommes dans une phase de réorganisation, comme dans bien d'autres
domaines. Il est inévitable qu'il y ait des dysfonctionnements. Vous avez longtemps vécu en France, comme étudiant dans les années 1960, puis en exil, entre 2001 et 2011. Vous critiquez volontiers les intégristes de la laïcité que seraient les Français.
J'ai passé le tiers de ma vie en France. Mon épouse est française, mes deux filles sont d'authentiques Parisiennes. La France est donc un pays que je connais bien et que j'aime. Mais je trouve que mes amis français ont un peu trop tendance à plaquer leur façon de voir les choses sur la Tunisie, sans prendre en compte ses spécificités culturelles. Et la peur de l'islam frise parfois l'islamophobie. Confondre Erdogan (le Premier ministre turc, islamo-conservateur) et les talibans, cela n'a pas de sens !
Votre père était un compagnon de Salah ben Youssef, qui s'est toujours opposé à Habib Bourguiba, premier président de la
Tunisie indépendante. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur celui dont vous occupez le bureau ?
Bourguiba nous a imposé la dictature, le régionalisme et l'arrivée de Ben Ali. C'est la face négative de son bilan. Mais il a aussi apporté trois choses positives à ce pays : l'indépendance, la libération de la femme et l'éducation. En cela, il a été un grand homme.
Aimez-vous le pouvoir ?
Je me suis longtemps considéré davantage comme un intellectuel et un
défenseur des droits de l'homme que comme un politique. Mais je dirais
en effet que j'ai le goût du pouvoir, dans la mesure où celui-ci me
permet de réaliser un certain nombre de mes rêves et de mes objectifs
pour la Tunisie. Le pouvoir pour le pouvoir, non. Le pouvoir pour
avancer, oui.(1) Elle réunit les trois responsables de la coalition tripartite au pouvoir : le président de la République, celui de l'Assemblée constituante et le Premier ministre, Hamadi Jebali.
PROPOS RECUEILLIS PAR DOMINIQUE LAGARDE
( vendredi 06 juillet 2012 à 09h27,Le Vif, Belgique)
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