mercredi 3 juillet 2013

Tunisie : et si Ennahda était en train de perdre la partie ! (Jérôme Béglé)

La révolution de Jasmin entamée en décembre 2010 avait suscité un immense élan. Les élections d’octobre 2011, qui avaient constaté une poussée des islamistes, ont douché les premiers espoirs. Depuis, la situation politique semble bloquée. Pourtant, en mai dernier, un sondage de l’institut Sigma Conseil et du journal Al Maghreb (*) montrait que les partis Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie) et Ennahda accapareraient, à eux seuls, deux tiers des voix si les élections avaient lieu actuellement : 90 sièges pour Nidaa Tounes, 68 pour Ennahda et 20 pour le Front populaire. Béji Caïd Essebsi, président de Nidaa Tounes, parti fondé en avril 2012 qui vise à fédérer l’opposition démocratique, libérale et progressiste répond aux questions de Jérôme Béglé du Point.fr. Un homme qui, si le processus électoral va à son terme, pourrait devenir le prochain chef d’État de la Tunsie.

Quels sont les piliers du programme politique et économique de votre parti ?
Béji Caïd Essebsi : Démocratie, justice sociale, équilibre régional et défense des acquis progressistes de la société tunisienne constituent les quatre piliers du programme politique et économique de Nidaa Tounes.

La Tunisie est-elle perdue pour la démocratie ? A-t-elle une chance de connaître un climat politique apaisé ou marche-t-elle sur le chemin de la dictature ?


 Après avoir été très enthousiastes à la chute d’un régime arrivé à ses limites, et aux perspectives d’un changement profond politique et socioéconomique, les Tunisiens sont aujourd’hui plongés dans l’inquiétude. Pas seulement pour la démocratie, mais également pour les libertés individuelles, sérieusement menacées par les tenants d’un islamisme extrémiste, qui n’est en fait que l’antichambre de la dictature. Malgré ce climat sombre, résultat des tentatives quotidiennes de détournement de la révolution, la société civile et politique tunisienne a fait preuve d’un admirable courage et d’une résistance jusque-là infaillible aux assauts répétés et multiformes des forces rétrogrades, qu’elles soient locales ou étrangères.
L’effet de dissuasion démocratique exercée par les forces de la liberté a permis jusque-là l’endiguement du mal dictatorial. Mais jusqu’à quand cet équilibre tiendra-t-il ? Personne ne le sait.
C’est pourquoi Nidaa Tounes n’arrête pas d’appeler au compromis et au consensus comme chemin unique pour sauvegarder les intérêts vitaux du pays et construire l’avenir commun. Il arrive qu’on nous entende, ce qui soulève de temps en temps l’espoir. Mais il arrive souvent qu’on fasse semblant de nous écouter, juste pour gagner du temps. C’est pourquoi nous faisons tout, en restant ouverts à toutes les bonnes volontés, pour maintenir une vigilance extrême permettant à notre pays d’éviter le pire. Un combat qui n’est pas gagné d’avance, mais pour lequel nous n’avons guère d’autre choix que celui de le mener jusqu’au bout.

Peut-on imaginer un regroupement des démocrates pour éviter les éparpillements des élections du 23 octobre ?
La création de Nidaa Tounes s’est faite en accord et en synergie totale avec des forces démocratiques qui comptent, dans un cadre d’échanges et de concertation rapprochés qui conduit à la constitution de l’Union pour la Tunisie, une alliance de cinq partis démocratiques et progressistes. D’autres ouvertures sont apparues récemment de la part d’une autre coalition, l’Union populaire, qui regroupe des partis se réclamant de la gauche, dont celui du martyr Chokri Belaïd. Mais au-delà des initiatives politiques, un véritable courant démocratique profond et populaire est en train de se cristalliser autour de l’objectif de la sauvegarde des acquis progressistes de la Tunisie et de leur mise en perspective avec les exigences de la révolution de la jeunesse et des régions déshéritées. Rien ne devrait arrêter cette marche vers une nouvelle unification du peuple tunisien comme au temps de la libération nationale, et c’est probablement l’un des plus puissants rayons de lumière et d’espoir qui nous encourage à persévérer.

Que pensez-vous de l’évolution politique de la Turquie ?
La Tunisie et la Turquie ont été pendant très longtemps liées par l’histoire. La Turquie a connu une trop longue période historique avec le statut d’homme malade de l’Europe et l’Empire ottoman a fini par être disloqué. Le mouvement politique dirigé par Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, a considéré que l’islam est à l’origine de la décadence de l’Empire et a opté pour une laïcisation radicale, y compris par le changement vestimentaire et l’alphabet d’écriture de la langue turque, qui a été critiqué par des hommes comme Bourguiba.

En fait, la Turquie est restée ce qu’elle est, c’est-à-dire profondément européenne et musulmane. Et chaque fois que l’on veut toucher à l’une de ces caractéristiques structurelles de sa personnalité, par la radicalité laïque ou islamique, cela crée des dysfonctionnements qui sont comme des appels au retour à l’équilibre turc. C’est probablement dans ce cadre qu’il faut mettre les derniers événements, sans entrer dans plus de détails pour ne pas être taxé de faire de l’ingérence.

Quel rôle la France peut-elle jouer dans la pacification des esprits et la reprise économique dans votre pays ?
Il y a eu une certaine surexcitation à la suite de la révolution du 14 janvier, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pouvoir, autour du thème de la révision des rapports d’alliance internationale de la Tunisie. Avec le temps, tout cela s’est révélé d’une certaine inconsistance. L’État tunisien a su garder la même ligne rationnelle en matière de relations internationales, dans laquelle la France occupe la place qui lui revient en tant que pays ayant des relations historiques, culturelles, économiques et sociales très profondes avec la Tunisie, de quoi fonder des relations durablement équitables et de bonne compréhension des intérêts de chaque partie. En tant que pays ami, la France bénéficie d’un crédit immense auprès des Tunisiens, qui lui permet de jouer un rôle de choix dans le rapprochement des différents points de vue des divers acteurs, vis-à-vis desquels la France officielle se tient à la même distance, et pour contribuer à la mise en oeuvre des actions d’appui économique et financier permettant à la Tunisie de réaliser sa transition démocratique et pour plus de justice et d’équité régionale.

(*) Sondage réalisé par téléphone les 11 et 12 mai 2013 sur un échantillon de 2777 personnes représentatives de la population tunisienne.

(01-07-2013 - Jérôme Béglé)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire