La révolution de Jasmin entamée en décembre 2010 avait suscité un
immense élan. Les élections d’octobre 2011, qui avaient constaté une
poussée des islamistes, ont douché les premiers espoirs. Depuis, la
situation politique semble bloquée. Pourtant, en mai dernier, un sondage
de l’institut Sigma Conseil et du journal Al Maghreb (*) montrait que
les partis Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie) et Ennahda accapareraient,
à eux seuls, deux tiers des voix si les élections avaient lieu
actuellement : 90 sièges pour Nidaa Tounes, 68 pour Ennahda et 20 pour
le Front populaire. Béji Caïd Essebsi, président de Nidaa Tounes, parti
fondé en avril 2012 qui vise à fédérer l’opposition démocratique,
libérale et progressiste répond aux questions de Jérôme Béglé du
Point.fr. Un homme qui, si le processus électoral va à son terme,
pourrait devenir le prochain chef d’État de la Tunsie.
Quels sont les piliers du programme politique et économique de votre parti ?
Béji Caïd Essebsi : Démocratie, justice sociale, équilibre régional et
défense des acquis progressistes de la société tunisienne constituent
les quatre piliers du programme politique et économique de Nidaa Tounes.
La Tunisie est-elle perdue pour la démocratie ? A-t-elle une
chance de connaître un climat politique apaisé ou marche-t-elle sur le
chemin de la dictature ?
Après avoir été très enthousiastes à la chute d’un régime arrivé à ses
limites, et aux perspectives d’un changement profond politique et
socioéconomique, les Tunisiens sont aujourd’hui plongés dans
l’inquiétude. Pas seulement pour la démocratie, mais également pour les
libertés individuelles, sérieusement menacées par les tenants d’un
islamisme extrémiste, qui n’est en fait que l’antichambre de la
dictature. Malgré ce climat sombre, résultat des tentatives quotidiennes
de détournement de la révolution, la société civile et politique
tunisienne a fait preuve d’un admirable courage et d’une résistance
jusque-là infaillible aux assauts répétés et multiformes des forces
rétrogrades, qu’elles soient locales ou étrangères.
L’effet de dissuasion démocratique exercée par les forces de la liberté a
permis jusque-là l’endiguement du mal dictatorial. Mais jusqu’à quand
cet équilibre tiendra-t-il ? Personne ne le sait.
C’est pourquoi Nidaa Tounes n’arrête pas d’appeler au compromis et au
consensus comme chemin unique pour sauvegarder les intérêts vitaux du
pays et construire l’avenir commun. Il arrive qu’on nous entende, ce qui
soulève de temps en temps l’espoir. Mais il arrive souvent qu’on fasse
semblant de nous écouter, juste pour gagner du temps. C’est pourquoi
nous faisons tout, en restant ouverts à toutes les bonnes volontés, pour
maintenir une vigilance extrême permettant à notre pays d’éviter le
pire. Un combat qui n’est pas gagné d’avance, mais pour lequel nous
n’avons guère d’autre choix que celui de le mener jusqu’au bout.
Peut-on imaginer un regroupement des démocrates pour éviter les éparpillements des élections du 23 octobre ?
La création de Nidaa Tounes s’est faite en accord et en synergie totale
avec des forces démocratiques qui comptent, dans un cadre d’échanges et
de concertation rapprochés qui conduit à la constitution de l’Union pour
la Tunisie, une alliance de cinq partis démocratiques et progressistes.
D’autres ouvertures sont apparues récemment de la part d’une autre
coalition, l’Union populaire, qui regroupe des partis se réclamant de la
gauche, dont celui du martyr Chokri Belaïd. Mais au-delà des
initiatives politiques, un véritable courant démocratique profond et
populaire est en train de se cristalliser autour de l’objectif de la
sauvegarde des acquis progressistes de la Tunisie et de leur mise en
perspective avec les exigences de la révolution de la jeunesse et des
régions déshéritées. Rien ne devrait arrêter cette marche vers une
nouvelle unification du peuple tunisien comme au temps de la libération
nationale, et c’est probablement l’un des plus puissants rayons de
lumière et d’espoir qui nous encourage à persévérer.
Que pensez-vous de l’évolution politique de la Turquie ?
La Tunisie et la Turquie ont été pendant très longtemps liées par
l’histoire. La Turquie a connu une trop longue période historique avec
le statut d’homme malade de l’Europe et l’Empire ottoman a fini par être
disloqué. Le mouvement politique dirigé par Kemal Atatürk, fondateur de
la Turquie moderne, a considéré que l’islam est à l’origine de la
décadence de l’Empire et a opté pour une laïcisation radicale, y compris
par le changement vestimentaire et l’alphabet d’écriture de la langue
turque, qui a été critiqué par des hommes comme Bourguiba.
En fait, la Turquie est restée ce qu’elle est, c’est-à-dire
profondément européenne et musulmane. Et chaque fois que l’on veut
toucher à l’une de ces caractéristiques structurelles de sa
personnalité, par la radicalité laïque ou islamique, cela crée des
dysfonctionnements qui sont comme des appels au retour à l’équilibre
turc. C’est probablement dans ce cadre qu’il faut mettre les derniers
événements, sans entrer dans plus de détails pour ne pas être taxé de
faire de l’ingérence.
Quel rôle la France peut-elle jouer dans la pacification des esprits et la reprise économique dans votre pays ?
Il y a eu une certaine surexcitation à la suite de la révolution du 14
janvier, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pouvoir, autour du
thème de la révision des rapports d’alliance internationale de la
Tunisie. Avec le temps, tout cela s’est révélé d’une certaine
inconsistance. L’État tunisien a su garder la même ligne rationnelle en
matière de relations internationales, dans laquelle la France occupe la
place qui lui revient en tant que pays ayant des relations historiques,
culturelles, économiques et sociales très profondes avec la Tunisie, de
quoi fonder des relations durablement équitables et de bonne
compréhension des intérêts de chaque partie. En tant que pays ami, la
France bénéficie d’un crédit immense auprès des Tunisiens, qui lui
permet de jouer un rôle de choix dans le rapprochement des différents
points de vue des divers acteurs, vis-à-vis desquels la France
officielle se tient à la même distance, et pour contribuer à la mise en
oeuvre des actions d’appui économique et financier permettant à la
Tunisie de réaliser sa transition démocratique et pour plus de justice
et d’équité régionale.
(*) Sondage réalisé par téléphone les 11 et 12 mai 2013 sur un
échantillon de 2777 personnes représentatives de la population
tunisienne.
(01-07-2013 - Jérôme Béglé)
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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