Trois tentes rouge et bleu ont été dressées, samedi à Tunis, face à
l’Assemblée nationale constituante. "C’est un peu rudimentaire, mais
demain il y aura tout le confort nécessaire", plaisante Salma Baccar,
députée Al-Massar. Assise sur une chaise en plastique, dans l’obscurité,
elle montre les bouteilles d’eau et autres vivres dans des sacs en
plastique : "Les citoyens nous ont apporté tout ça au moment de la
rupture du jeûne [observé pendant le ramadan, NDLR]", sourit-elle.
Ses lunettes glissant sur son nez, Ali Bechrifa, député indépendant et
démissionnaire d’Ettakatol (membre de la coalition au pouvoir), arrive
en courant : "On est 62, maintenant !" Autant de députés qui ont annoncé
leur retrait de l’Assemblée constituante. "Nous atteignons presque le
tiers bloquant", souligne Karima Souid, députée Al-Massar, ex-Ettakatol,
élue en France. La veille au soir, 42 élus ont annoncé qu’ils gelaient
leur participation aux travaux de l’Assemblée et ont entamé un sit-in
ouvert. Ils demandent la dissolution de l’Assemblée, la mise en place
d’un comité d’experts chargés d’achever la loi fondamentale et la
formation d’un gouvernement de salut national, dont les membres ne se
présenteront pas aux élections, avec une personnalité "nationale,
indépendante et consensuelle" en guise de Premier ministre.
"L’assassinat de l’un des nôtres a été un électrochoc. C’est maintenant
ou jamais. Ils nous ont eus pour Belaïd [opposant assassiné le 6
février, NDLR], ils ne nous auront pas deux fois", prévient Karima
Souid. Le jeudi 25 juillet, Mohamed Brahmi, député de l’opposition, a
été abattu, selon le même mode opératoire que Chokri Belaïd, alors qu’il
sortait de son domicile. Ses funérailles se tenaient vendredi. Samedi,
peu avant la rupture du jeûne, Mustapha Ben Jaâfar, le président de
l’ANC, a prié les élus de ne pas laisser leurs sièges vides, rappelant
que les travaux de l’Assemblée touchaient à leur fin. "Tout est
possible, du remaniement ministériel au gouvernement d’union nationale."
Du "réchauffé" pour Salma Baccar : "À chaque fois, on a cru au
consensus et il ne se passait rien. Le clan majoritaire se retranche
toujours derrière la légitimité, mais c’est le peuple qui l’accorde, et
il peut la reprendre."
D’un côté, sous des guirlandes de petits drapeaux tunisiens et dans une
ambiance assez festive, plus de 2 000 personnes reprennent le célèbre
"Dégage" en balayant l’air de leurs mains, entonnent l’hymne national,
appellent à la "chute du gouvernement", accusent le leader d’Ennahda aux
cris de "Ghannouchi assassin". De l’autre, séparées de plusieurs mètres
et par des barrières, quelques centaines de personnes manifestent leur
soutien au gouvernement. "On est contre ce soulèvement. On veut que le
processus démocratique se termine. Tout cela va nous mener vers le
chaos", s’alarme Ahmed, 24 ans, élève pilote. "Le gouvernement n’est pas
seul responsable de ces assassinats. On l’est tous. Mais on doit rester
unis et liés pour continuer le chemin vers la démocratie et réussir à
mettre en place les prochaines élections", plaide Ichraf, 21 ans,
étudiante en prépa langues et venue en famille.
De petits groupes de discussion se forment entre ces deux manifestations
pacifiques et sous un lourd dispositif policier. Deux femmes
s’égosillent. "C’est un dialogue de sourds. Elles ne s’écoutent pas,
chacune essaie d’imposer son point de vue à l’autre", commente Noor. Ce
restaurateur de 28 ans s’"oppose à ce qui se passe dans le pays". "On
doit être dans la rue. Il faut qu’Ennahda dégage. Sans eux,
l’environnement politique sera meilleur. On pourra parler de démocratie
et de laïcité. Cette partie de la population fout tout en l’air",
tranche-t-il. Pour ce nostalgique de Ben Ali, nul doute : il faut
exclure Ennahda. Un discours répandu et auquel s’opposent les élus.
Monia, pharmacienne, est satisfaite au contraire de ces deux
manifestations : "C’est très bien. Elles sont pacifiques. Chacun a le
droit de s’exprimer." Elle est contre le gouvernement et souhaite aussi
sa chute pour l’avenir de ses enfants : "C’est le moment de construire
le pays pour eux. J’espère que ce mouvement va se poursuivre jusqu’à
l’obtention des 73 députés qui devraient permettre la dissolution de
l’Assemblée de manière pacifique. On ne veut pas l’usage de la force. On
ne veut pas de violence."
Dans l’après-midi, alors que les élus tentaient de monter leurs tentes,
des gaz lacrymogènes ont été tirés à plusieurs reprises. Selon des
témoins, des personnes ont été victimes de violence policière, dont le
député du Front populaire Mongi Rahoui. Des manifestations, qui ont fait
un mort à Gafsa et plusieurs blessés, se poursuivent à travers le pays.
Et une charge explosive a été placée sous un véhicule de la Garde
nationale samedi, au petit matin, faisant peu de dégâts et aucun blessé.
"Les 48 prochaines heures seront décisives, prévient Maya Jribi,
députée du Parti républicain, également favorable à la dissolution de
l’Assemblée nationale. Heure après heure, nous dévions la Tunisie de son
processus politique. Le pays risque de tomber dans la violence. On est
pour une solution politique concertée et la formation d’un gouvernement
qui a une vision globale. Mais ce gouvernement doit démissionner."
(28-07-2013 - Julie Schneider )
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