Suant sous un soleil de plomb, des milliers de personnes suivent le
convoi militaire qui transporte le cercueil de Mohamed Brahmi. Ce député
de l’opposition a été abattu jeudi, devant son domicile, de 14 balles,
selon le rapport du médecin légiste. Un hélicoptère survole le cortège,
parti de la place des Droits de l’homme et qui marche vers le cimetière
el-Jellaz où l’homme de 58 ans sera inhumé dans le carré des martyrs, à
côté de Chokri Belaïd, assassiné le 6 février.
"On est sur le fil du rasoir. Personne ne décide ni ne maîtrise la
situation. Mais le cycle de violences initié par Ennahda a bien
commencé. Ils ont une responsabilité idéologique et politique", estime
Sadok Ben Mehni, militant de gauche et ancien prisonnier politique. Ce
matin vers 5 heures, selon un agent de la Garde nationale, une charge de
faible intensité a explosé sous un véhicule de ce corps de sécurité à
La Goulette, au nord de Tunis. "Il n’y a pas de blessés", insiste
l’agent, estimant qu’il s’agit d’un "message d’alerte".
Dans la foule - moins dense que pour les obsèques de Chokri Belaïd -,
aux côtés des drapeaux tunisiens, des drapeaux syriens sont brandis. Le
député, issu du mouvement nationaliste arabe nassérien, soutenait le
régime de Bachar el-Assad. Survolé par un hélicoptère, le cortège tend
des photos de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, assassinés selon un
mode opératoire similaire. La même arme a été utilisée pour les deux
meurtres, a déclaré, vendredi, le ministère de l’Intérieur. Des tracts
dénonçant une "transition démocratique taillée sur mesure pour Marzouki
(le président de la République) et Ghannouchi (le leader d’Ennahda)"
sont distribués. On applaudit une banderole sur laquelle est écrit "Il
est temps de pisser sur le gouvernement". "Il nous dirige sans aucune
éthique. On en a marre", lance un manifestant qui appelle à la
dissolution de l’Assemblée nationale constituante. "La transition n’est
pas mise à mal aujourd’hui, mais, avec le gouvernement actuel, on ne
voit qu’une succession d’échecs", commente, chapeau de paille sur la
tête, Amine Ghali, du centre pour la transition démocratique Kawakibi.
Depuis le 4x4 de l’armée, les enfants de Mohamed Brahim dessinent de
leurs doigts le V de la victoire et, à l’image de la famille de Chokri
Belaïd, crient qu’ils veulent "la chute du régime". Le cortège arrive au
cimetière el-Jellaz sur fond de "Allah Akbar", "Ô Hached, Ô Belaïd,
Brahmi vous arrive en martyr", ou "Ghannouchi assassin". Le leader
d’Ennahda est la cible des manifestants. Hier pourtant, lors d’une
conférence de presse, le ministère de l’Intérieur a déclaré ne pas avoir
de preuves concernant l’implication d’un parti politique dans les
assassinats, et accusé des islamistes radicaux.
Le soleil est au zénith ; les manifestants, qui grimpent à travers les
tombes blanches vers le carré des martyrs, cherchent tant bien que mal
un peu d’ombre. De nombreuses personnes sont venues de Sidi Bouzid, à
l’instar de Mohamed Mouldi, 67 ans. Pour assister aux funérailles, ce
"militant des droits de l’homme", qui dit avoir "défendu les islamistes
sous Ben Ali", est parti à 3 heures du matin de cette région déshéritée
du centre de la Tunisie. Depuis jeudi, des manifestations
antigouvernementales ont lieu dans plusieurs endroits du pays. Vendredi
soir, un membre du Front populaire, Mohamed Ben Mefti, 36 ans, serait
décédé dans des protestations à Gafsa (centre). "Nous demandons le
départ pur et simple de ce gouvernement et la mise en place d’une
coalition, qui comprendrait aussi Ennahda et les salafistes. Nous ne
voulons pas qu’un parti dirige seul le pays", explique Mohamed Mouldi,
alors que des centaines de manifestants prennent le chemin de
l’Assemblée constituante.
Devant le palais du Bardo flotte l’odeur âcre des gaz lacrymogènes. Sur
l’esplanade, en face du palais beylical où les députés élus le 23
octobre 2011 planchent sur la constitution, deux groupes s’opposent.
D’un côté, les militants et sympathisants du député. De l’autre, des
proches d’Ennahda et des ligues controversées de protection de la
Révolution. "On manifeste pour la démocratie. Il n’est pas question
qu’on reprenne trois ans pour faire une constitution. Ils ne veulent que
l’anarchie. S’ils veulent faire comme le général Sissi en Égypte, on
leur dit non ! La démocratie aura bien lieu !" s’énerve Myriam, proche
du mouvement islamique, tandis que la police disperse les manifestants
des deux bords à coups de lacrymogènes.
Les yeux rougis par les gaz, Jaouhar Ben Mbarek, porte-parole du réseau
Doustourna, assure que le député du Front populaire, Mongi Rahoui, a été
"agressé" et "a reçu un coup de taser". Selon des témoins, certaines
personnes ont fait des malaises. "C’est honteux. Cela nous rappelle Ben
Ali, c’est même pire", dénonce-t-il, énervé.
"C’est la suite de la révolution. Les Tunisiens n’ont rien obtenu. Ils
ne peuvent même pas manifester librement et pacifiquement", constate
Samir Taïeb, député Al-Massar qui a annoncé vendredi soir, son "retrait"
de l’ANC avec 41 autres députés pour "corriger la révolution". Ils
prévoient ainsi de boycotter les travaux de l’assemblée. Des morceaux de
métal et une toile jonchent le sol : la tente que les élus avaient
prévu d’installer pour camper "jusqu’à la dissolution de cette
illégitimité" qu’est l’ANC pour Nooman Fehri, député. "La seule
légitimité qu’il nous reste, c’est la dignité et le respect que le
peuple a pour nous. S’il faut se sacrifier, on le fera", annonce-t-il
alors que les manifestations se poursuivent.
(27-07-2013 - Julie Schneider )
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