mercredi 3 juillet 2013

Qatar : L'émirat peut-il changer ? (Armin Arefi)

C’est un geste historique auquel a consenti l’émir du Qatar. Pour la première fois dans une monarchie du Golfe, Hamad Ben Khalifa Al-Thani a quitté le pouvoir de son propre gré. Il laisse les commandes de ce minuscule État de 11 586 km2 à son fils, cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani, qui devient, à 33 ans, le plus jeune souverain du Golfe. "Il s’agit d’un geste politique moderne et intelligent qui arrive à point nommé", souligne Fatiha Dazi-Héni, maître de conférence à l’IEP de Lille et spécialiste des monarchies du Golfe. "L’émir Hamad et surtout son premier ministre et chef de la diplomatie, le cheikh Hamad Ben Jassem, étaient arrivés au bout de leur logique de diplomatie provocatrice qui commençait à irriter, tant à l’intérieur du pays que chez ses voisins."
Après avoir renversé son père en juin 1995, le cheikh Hamad Ben Khalifa Al-Thani se met en tête de sortir son minuscule pays de l’anonymat. Fort de la rente gazière (le Qatar détient les troisièmes réserves mondiales de gaz naturel, NDLR), il multiplie avec son Premier ministre les coups d’éclat. Lancement de la chaîne d’information arabe Al Jazeera, investissements massifs en Europe, acquisition du Mondial de football 2022 ou encore soutien au Printemps arabe, tout est bon pour faire parler du Qatar, et le hisser rapidement au rang d’acteur incontournable de la région.
Ce développement fulgurant lui attire de nombreuses critiques. L’émirat est pointé du doigt pour sa diplomatie agressive et tapageuse, notamment après l’accession au pouvoir, en Tunisie ou en Égypte, de mouvements islamistes soutenus par Doha. "Le Qatar a toujours accueilli des opposants arabes, et notamment des Frères musulmans ", rappelle Fatiha Dazi-Héni. "Voyant les Printemps arabes arriver, l’émirat s’est dit qu’il allait capitaliser sur ses acquis."
Les difficultés rencontrées au pouvoir par Ennahda en Tunisie et le Parti de la liberté et de la justice en Égypte exacerbent les sentiments anti-qataris. Lors des manifestations populaires, le richissime État du Golfe est accusé, au mieux, d’ingérence, au pire, de tentative d’islamisation rampante du Maghreb. "Le calcul du Qatar est pragmatique", explique Nabil Ennasri (1), doctorant spécialisé sur le Qatar à l’université d’Aix-en-Provence. "S’il parle avec tout le monde, l’émirat soutient les islamistes, car ils sont les plus présents dans la rue et le plus en vogue avec leur vision du monde. À ce titre, ils ont obtenu les faveurs de l’ex-émir Hamad."
Une politique mêlant opportunisme politique et proximité idéologique que devrait perpétuer son fils. Dans son premier discours à la nation mercredi soir, le cheikh Tamim a d’ailleurs annoncé que son pays resterait "la Kaaba des opprimés", en référence à l’édifice dans la grande mosquée de La Mecque vers lequel se tournent les musulmans pour leurs prières. "Tamim continuera sans doute à cultiver ses réseaux avec les Frères musulmans, non seulement dans l’émirat mais aussi dans la région, mais il le fera certainement plus discrètement et plus sobrement que ce qui a été conduit depuis le début des Printemps arabes", estime le géographe Mehdi Lazar (2), spécialiste du Qatar.
Aucun pays ne résume mieux l’ambivalence de la diplomatie qatarie que la Syrie. Seul pays avec l’Arabie saoudite à financer et à armer l’opposition syrienne, notamment sa branche des Frères musulmans, le Qatar se retrouve aujourd’hui acteur principal d’une guerre devenue confessionnelle entre sunnites et chiites. S’il assure vouloir soutenir la dignité d’un peuple syrien dans son combat démocratique, l’émirat abrite sur son sol d’influent dignitaires religieux sunnites, dont le controversé cheikh Qaradawi, appelant au djihad contre les "chiites hérétiques".
"Il ne faut pas négliger la connivence idéologique entre l’émir, l’appareil d’État, et les dignitaires religieux qui poussent vers cette confessionnalisation du conflit", estime Nabil Ennasari. "Mais la récente implication en Syrie du mouvement chiite libanais Hezbollah a entraîné une inversion du rapport de forces (en faveur de Bachar el-Assad), qui suscite beaucoup d’inquiétude dans le Golfe et incite à augmenter l’aide militaire à la rébellion." S’il devrait rester en pointe sur le dossier syrien, le Qatar du nouvel émir Tamim devrait toutefois ménager l’Arabie saoudite, un voisin qu’il a grandement échaudé ces derniers mois par son aventurisme politique. "Le Qatar ne devrait plus faire cavalier seul", affirme ainsi la politologue Fatiha Dazi-Héni. "Les décisions devraient être prises de façon plus concertées."
En France, si le Qatar déchaîne les passions, c’est par sa politique d’investissements massifs dans l’Hexagone, symbolisée par le rachat de l’emblématique PSG. Avec 12 milliards d’euros investis par le Qatar en cinq ans, la France reste moins prisée que la Grande-Bretagne ou l’Allemagne. "Un des objectifs du Qatar est de poursuivre la diversification de ses actifs dans le monde, et la France est un pays où les opportunités d’investissements sont variées et nombreuses", souligne le géographe Mehdi Lazar. La francophilie avérée du nouvel émir, également propriétaire du club parisien, pourrait constituer un atout de poids. À moins que les critiques françaises ne dénonçant l’appétit d’ogre du Qatar ne viennent contrarier ces projets. "Le Qatar bashing a extrêmement vexé Doha et pourrait influer sur les relations à l’avenir", prévient Fatiha Dazi-Héni.
Le Qatar a beau se positionner en chantre de la démocratie dans le monde arabe, il se garde bien d’appliquer les mêmes mesures chez lui. Indépendant depuis 1971, le pays n’autorise toujours pas l’existence de partis politiques, de syndicats ou même d’ONG. Annoncées depuis 2005, les premières élections du "Majlis al-Choura", un conseil consultatif de 45 membres qui a pour mission d’assister l’émir dans ses décisions, se font toujours attendre. Symbole de ce paradoxe, la condamnation en février dernier à quinze ans de prison d’un poète qatari pour avoir écrit une oeuvre... sur le Printemps arabe.
"Certains intellectuels ne se satisfont pas de la gouvernance quasi despotique du Qatar, mais les 180 000 Qataris ne sont pas portés par les revendications politiques", fait valoir Fatiha Dazi-Héni. "Ils souhaitent simplement plus de rente". Depuis le coup d’État de l’ex-émir cheikh Hamad Al-Thani, le produit intérieur brut a été multiplié par 24, faisant des Qataris la plus riche population au monde. Gratuité des services publiques, inexistence du chômage, promotion professionnelle, place des femmes dans la société, de nombreux progrès ont été enregistrés depuis 18 ans.
Mais cette "modernisation" forcée ne fait pas l’unanimité. "Une frange non négligeable de la population, sous la doctrine wahhabite [islam rigoriste en provenance d’Arabie Saoudite, NDLR], voit d’un mauvais oeil cette occidentalisation de la société", souligne Nabil Ennasri. Si le Qatar a fait sa révolution de palais, il ne devrait néanmoins pas bouleverser ses traditions.

(01-07-2013 - Armin Arefi)

(1) Nabil Ennasri, auteur de L’énigme du Qatar (éditions Iris).

(2) Mehdi Lazar, auteur de Le Qatar aujourd’hui (éditions Michalon).

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