C’est un geste historique auquel a consenti l’émir du Qatar. Pour la
première fois dans une monarchie du Golfe, Hamad Ben Khalifa Al-Thani a
quitté le pouvoir de son propre gré. Il laisse les commandes de ce
minuscule État de 11 586 km2 à son fils, cheikh Tamim Ben Hamad
Al-Thani, qui devient, à 33 ans, le plus jeune souverain du Golfe. "Il
s’agit d’un geste politique moderne et intelligent qui arrive à point
nommé", souligne Fatiha Dazi-Héni, maître de conférence à l’IEP de Lille
et spécialiste des monarchies du Golfe. "L’émir Hamad et surtout son
premier ministre et chef de la diplomatie, le cheikh Hamad Ben Jassem,
étaient arrivés au bout de leur logique de diplomatie provocatrice qui
commençait à irriter, tant à l’intérieur du pays que chez ses voisins."
Après avoir renversé son père en juin 1995, le cheikh Hamad Ben Khalifa
Al-Thani se met en tête de sortir son minuscule pays de l’anonymat. Fort
de la rente gazière (le Qatar détient les troisièmes réserves mondiales
de gaz naturel, NDLR), il multiplie avec son Premier ministre les coups
d’éclat. Lancement de la chaîne d’information arabe Al Jazeera,
investissements massifs en Europe, acquisition du Mondial de football
2022 ou encore soutien au Printemps arabe, tout est bon pour faire
parler du Qatar, et le hisser rapidement au rang d’acteur incontournable
de la région.
Ce développement fulgurant lui attire de nombreuses critiques. L’émirat
est pointé du doigt pour sa diplomatie agressive et tapageuse, notamment
après l’accession au pouvoir, en Tunisie ou en Égypte, de mouvements
islamistes soutenus par Doha. "Le Qatar a toujours accueilli des
opposants arabes, et notamment des Frères musulmans ", rappelle Fatiha
Dazi-Héni. "Voyant les Printemps arabes arriver, l’émirat s’est dit
qu’il allait capitaliser sur ses acquis."
Les difficultés rencontrées au pouvoir par Ennahda en Tunisie et le
Parti de la liberté et de la justice en Égypte exacerbent les sentiments
anti-qataris. Lors des manifestations populaires, le richissime État du
Golfe est accusé, au mieux, d’ingérence, au pire, de tentative
d’islamisation rampante du Maghreb. "Le calcul du Qatar est
pragmatique", explique Nabil Ennasri (1), doctorant spécialisé sur le
Qatar à l’université d’Aix-en-Provence. "S’il parle avec tout le monde,
l’émirat soutient les islamistes, car ils sont les plus présents dans la
rue et le plus en vogue avec leur vision du monde. À ce titre, ils ont
obtenu les faveurs de l’ex-émir Hamad."
Une politique mêlant opportunisme politique et proximité idéologique que
devrait perpétuer son fils. Dans son premier discours à la nation
mercredi soir, le cheikh Tamim a d’ailleurs annoncé que son pays
resterait "la Kaaba des opprimés", en référence à l’édifice dans la
grande mosquée de La Mecque vers lequel se tournent les musulmans pour
leurs prières. "Tamim continuera sans doute à cultiver ses réseaux avec
les Frères musulmans, non seulement dans l’émirat mais aussi dans la
région, mais il le fera certainement plus discrètement et plus sobrement
que ce qui a été conduit depuis le début des Printemps arabes", estime
le géographe Mehdi Lazar (2), spécialiste du Qatar.
Aucun pays ne résume mieux l’ambivalence de la diplomatie qatarie que la
Syrie. Seul pays avec l’Arabie saoudite à financer et à armer
l’opposition syrienne, notamment sa branche des Frères musulmans, le
Qatar se retrouve aujourd’hui acteur principal d’une guerre devenue
confessionnelle entre sunnites et chiites. S’il assure vouloir soutenir
la dignité d’un peuple syrien dans son combat démocratique, l’émirat
abrite sur son sol d’influent dignitaires religieux sunnites, dont le
controversé cheikh Qaradawi, appelant au djihad contre les "chiites
hérétiques".
"Il ne faut pas négliger la connivence idéologique entre l’émir,
l’appareil d’État, et les dignitaires religieux qui poussent vers cette
confessionnalisation du conflit", estime Nabil Ennasari. "Mais la
récente implication en Syrie du mouvement chiite libanais Hezbollah a
entraîné une inversion du rapport de forces (en faveur de Bachar
el-Assad), qui suscite beaucoup d’inquiétude dans le Golfe et incite à
augmenter l’aide militaire à la rébellion." S’il devrait rester en
pointe sur le dossier syrien, le Qatar du nouvel émir Tamim devrait
toutefois ménager l’Arabie saoudite, un voisin qu’il a grandement
échaudé ces derniers mois par son aventurisme politique. "Le Qatar ne
devrait plus faire cavalier seul", affirme ainsi la politologue Fatiha
Dazi-Héni. "Les décisions devraient être prises de façon plus
concertées."
En France, si le Qatar déchaîne les passions, c’est par sa politique
d’investissements massifs dans l’Hexagone, symbolisée par le rachat de
l’emblématique PSG. Avec 12 milliards d’euros investis par le Qatar en
cinq ans, la France reste moins prisée que la Grande-Bretagne ou
l’Allemagne. "Un des objectifs du Qatar est de poursuivre la
diversification de ses actifs dans le monde, et la France est un pays où
les opportunités d’investissements sont variées et nombreuses",
souligne le géographe Mehdi Lazar. La francophilie avérée du nouvel
émir, également propriétaire du club parisien, pourrait constituer un
atout de poids. À moins que les critiques françaises ne dénonçant
l’appétit d’ogre du Qatar ne viennent contrarier ces projets. "Le Qatar
bashing a extrêmement vexé Doha et pourrait influer sur les relations à
l’avenir", prévient Fatiha Dazi-Héni.
Le Qatar a beau se positionner en chantre de la démocratie dans le monde
arabe, il se garde bien d’appliquer les mêmes mesures chez lui.
Indépendant depuis 1971, le pays n’autorise toujours pas l’existence de
partis politiques, de syndicats ou même d’ONG. Annoncées depuis 2005,
les premières élections du "Majlis al-Choura", un conseil consultatif de
45 membres qui a pour mission d’assister l’émir dans ses décisions, se
font toujours attendre. Symbole de ce paradoxe, la condamnation en
février dernier à quinze ans de prison d’un poète qatari pour avoir
écrit une oeuvre... sur le Printemps arabe.
"Certains intellectuels ne se satisfont pas de la gouvernance quasi
despotique du Qatar, mais les 180 000 Qataris ne sont pas portés par les
revendications politiques", fait valoir Fatiha Dazi-Héni. "Ils
souhaitent simplement plus de rente". Depuis le coup d’État de l’ex-émir
cheikh Hamad Al-Thani, le produit intérieur brut a été multiplié par
24, faisant des Qataris la plus riche population au monde. Gratuité des
services publiques, inexistence du chômage, promotion professionnelle,
place des femmes dans la société, de nombreux progrès ont été
enregistrés depuis 18 ans.
Mais cette "modernisation" forcée ne fait pas l’unanimité. "Une frange
non négligeable de la population, sous la doctrine wahhabite [islam
rigoriste en provenance d’Arabie Saoudite, NDLR], voit d’un mauvais oeil
cette occidentalisation de la société", souligne Nabil Ennasri. Si le
Qatar a fait sa révolution de palais, il ne devrait néanmoins pas
bouleverser ses traditions.
(01-07-2013 - Armin Arefi)
(1) Nabil Ennasri, auteur de L’énigme du Qatar (éditions Iris).
(2) Mehdi Lazar, auteur de Le Qatar aujourd’hui (éditions Michalon).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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