On peut encourager les révoltes du Printemps arabe et tout faire pour
que le mouvement de contestation n’atteigne pas son territoire. Ce
curieux paradoxe est illustré à merveille par le Qatar. Le richissime
émirat gazier du Golfe vient de condamner à 15 ans de prison un poète
qatari pour avoir écrit une oeuvre sur le Printemps arabe. Dans son
"poème du Jasmin" récité en août 2010, Mohammed Al-Ajami, plus connu
sous la plume de Ibn al-Dhib, rend hommage à l’opposant historique
tunisien Rached Ghannouchi, de retour dans son pays après un exil de 20
ans à Londres. Son parti islamiste, Ennahda, remportera deux mois plus
tard les premières élections organisées après la chute de l’ancien
président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali.
Prononcé devant plusieurs de ses amis dans un appartement du Caire, où
l’artiste étudie la littérature arabe, le poème hisse la révolution du
Jasmin au rang d’exemple. Ibn al-Dhib y exprime l’espoir que le vent de
révolte né en Tunisie touche à leur tour les monarchies arabes du Golfe.
Sans évoquer directement le Qatar, il lance toutefois : "Nous somme
tous la Tunisie face à une élite répressive." Et l’artiste d’ajouter :
"J’espère que viendra bientôt le tour des pays dont le dirigeant
s’appuie sur les forces américaines." Une allusion à peine voilée à son
pays, qui abrite depuis 2002 de soldats américains sur la base aérienne
d’Al-Eideïd.
Filmée et diffusée sur YouTube, la scène suscite l’ire de l’émir Hamad
bin Khalifa al-Thani, qui tient le pays depuis qu’il a destitué son père
en 1995. "Il y a au Qatar un certain nombre de tabous révélateurs d’une
forme de conservatisme de la société, et l’intégrité de la famille
royale en fait partie", explique Nabil Ennasri (*), doctorant spécialisé
sur le Qatar à l’université de Strasbourg. "C’est un sujet auquel il ne
faut pas s’attaquer."
Arrêté en novembre 2011, Ibn al-Dhib est placé en confinement solitaire
pendant plusieurs mois, selon son avocat, Nadjib al-Naimi, ancien
ministre de la Justice de l’émirat. Son procès, auquel il n’est même pas
autorisé à assister, a lieu un an plus tard. La peine est des plus
sévères : le poète qatari est condamné à la prison à vie pour "atteinte
aux symboles de l’État et incitation à renverser le pouvoir". Pourtant,
d’après son avocat, aucune preuve n’a démontré que le poème a été récité
en public.
Dès l’énoncée du premier verdict en novembre 2012, les organisations de
défense des droits de l’homme fustigent l’hypocrisie du Qatar en matière
de droits de l’homme. "Tout indique qu’Ibn al-Dhib est un prisonnier de
conscience, incarcéré pour avoir simplement exercé sa liberté
d’expression", souligne James Lynch, chercheur sur le Golfe à Amnesty
International. "Il est contradictoire que le Qatar, qui veut jouer un
rôle plus large sur la scène internationale, soutienne d’un côté les
mouvements du Printemps arabe, et de l’autre traite de la sorte les
citoyens de son propre pays."
La peine a finalement été réduite en appel à 15 ans d’emprisonnement.
"Il n’y a pas de loi pour ça", a crié Ibn al-Dhib à l’énoncé du jugement
lundi, avant d’être reconduit en prison par les gardes, rapporte
l’agence Reuters. Pourtant, d’après l’article 136 du Code pénal qatari,
"tout appel public au renversement du régime est punissable de la prison
à perpétuité". Une chose est sûre : le verdict ne satisfait personne.
Ni le procureur du Qatar, Ali bin Fetais al-Marri, qui a d’ores et déjà
annoncé qu’il allait saisir la Cour suprême pour rétablir la peine
initiale, ni l’avocat du poète, qui a fait savoir qu’il allait porter
l’affaire devant la Cour de cassation.
"La décision est politisée, comme celle du tribunal de première
instance", a confié à l’AFP Nadjib al-Naimi à la sortie du tribunal.
L’avocat, qui n’a même pas eu accès à l’énoncé du jugement, dénonce une
sentence ayant uniquement pour but de "faire un exemple". "Le Qatar veut
envoyer un message à tous ses citoyens qui veulent légitimement exercer
leur liberté d’expression dans le pays", renchérit James Lynch, de
l’ONG Amnesty International. "En ce sens, l’émirat est en phase avec les
pratiques des autres monarchies du Golfe depuis novembre 2011, telles
que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Yémen ou Bahreïn.
Franchement, on attendait mieux du Qatar."
"C’est en tout cas l’un des pays du Golfe où la parole publique, voire
contestataire, peut s’exprimer de la manière la plus libre", rappelle de
son côté le spécialiste de l’Émirat, Nabil Ennasri. "Si on prend par
exemple le domaine audiovisuel, l’étonnante liberté de ton accordée à la
chaîne Al Jazeera a longtemps tranché avec le caractère fermé du champ
audiovisuel de ses voisins." Étonnamment, la version anglaise de la
chaîne a couvert le procès du poète en appel et n’a pas hésité à donner
la parole à des critiques du verdict.
Grâce à Al Jazeera, qui a interrogé l’avocat Nadjib al-Naimi, l’on a
appris que le poète Ibn al-Dhib serait "probablement relâché dans
quelques mois". Indépendant depuis 1971, le Qatar a entamé une timide
ouverture en 2003 avec la création d’une nouvelle Constitution. Celle-ci
a permis l’introduction du "Majlis al-Choura", un conseil consultatif
de 45 membres, dont 30 sont élus au suffrage universel direct, qui a
pour mission d’assister l’émir dans ses décisions. Elle n’autorise
toutefois pas l’existence de partis politiques.
(28-02-2013 - Armin Arefi)
(*) Nabil Ennasri publie le 6 mars 2013 L’énigme du Qatar (éditions IRIS).
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire