Mais en s'attaquant aux houthis, principaux adversaires d'Al-Qaïda sur le terrain, la pétromonarchie a laissé les mains libres à la nébuleuse djihadiste pour accentuer son emprise sur l'est du Yémen. En moins de 24 heures, les djihadistes se sont emparés en début de mois de Moukalla, cinquième ville du pays (Sud-Est). Et ont ensuite eu tout le loisir de libérer les 300 détenus de la prison centrale de la ville, dont de nombreux islamistes, avant de se saisir d'une importante base militaire où ils ont pu s'emparer d'un arsenal d'armes lourdes.
Fruit de la fusion des branches saoudienne et yéménite d'Al-Qaïda en janvier 2009, Aqpa est composé d'une majorité de cadres saoudiens. "Sa formation est la conséquence de la lutte des services saoudiens contre les djihadistes depuis 2003, qui a profondément affaibli la branche saoudienne d'Al-Qaïda et l'a obligée à se repositionner au Yémen", rappelle Dominique Thomas, chercheur spécialiste des mouvements islamistes à l'École des hautes études en sciences sociales (Ehess).
À la différence de l'organisation État islamique, qui a créé un pseudo "califat" à cheval sur la Syrie et l'Irak, Al-Qaïda au Yémen prône contre ses ennemis (États-Unis et Arabie saoudite) un djihad global et déterritorialisé. Spécialisée dans la formation de combattants pour perpétrer des attentats à l'étranger, Aqpa a revendiqué au cours des dernières années une série importante d'attaques, notamment au Yémen et dans le Golfe. Mais son plus grand fait d'arme, l'organisation l'a réalisé en France en revendiquant l'attentat de Paris contre Charlie Hebdo. En effet, Chérif Kouachi, l'un des deux assaillants, avait séjourné à plusieurs reprises au Yémen, dans les camps de la région de l'Hadramaout (vaste région désertique orientale, NDLR) où la nébuleuse islamiste a installé ses bases.
Pour monter en puissance dans le pays, l'organisation a surfé sur le Printemps arabe qui a frappé le Yémen en 2011. Profitant du chaos qui a suivi le départ du président Ali Abdallah Saleh, Aqpa s'est implanté dans l'est et le sud du pays, majoritairement sunnites. Pour ce faire, Aqpa a noué des liens avec les tribus locales. "En se mariant (avec des filles de tribus), beaucoup de membres d'Aqpa ont intégré les réseaux tribaux dans les régions du sud et du centre du Yémen", affirme le chercheur David Rigoulet-Roze. Ce rapprochement a également été facilité par des considérations religieuses. "Les populations de l'Hadramaout sont d'une religiosité extrême avec un islam sunnite très littéral qui n'est pas éloigné de celui d'Al-Qaïda", souligne Gilles Gauthier, ancien ambassadeur de France au Yémen.
Le groupe djihadiste sunnite a alors trouvé sur son chemin une autre formation armée redoutable : les houthis. Basés dans la région du Saada (Nord), ces miliciens chiites ont eux aussi tiré profit de la faiblesse de l'État pour s'emparer en octobre dernier de la capitale, Sanaa. Bénéficiant de l'aide de forces fidèles à l'ex-président Ali Abdallah Saleh, ils se sont alors lancés à l'assaut du sud du pays, majoritairement sunnite. Et sont devenus la principale cible d'Al-Qaïda au Yémen. "Les houthis constituent pour Al-Qaïda une menace tant sur le terrain militaire que sur le plan idéologique", souligne le chercheur Dominique Thomas.
Une lutte confessionnelle entre le conservatisme sunnite, incarné par les djihadistes, et l'islamisme chiite des houthis, qui explique en grande partie l'intervention de l'Arabie saoudite au Yémen. Dénonçant la mainmise de l'Iran, plus grand pays chiite, sur la rébellion des houthis, le royaume saoud, gardien des lieux saints de l'islam, ne pouvait laisser son grand rival régional "s'installer" à ses frontières. "Pour l'Arabie saoudite, le plus grand danger aujourd'hui au Yémen n'est pas Al-Qaïda mais la présence de l'Iran", pointe ainsi l'ex-ambassadeur Gilles Gauthier.
Un épouvantail chiite qui place de facto la pétromonarchie et l'organisation terroriste dans le même camp, alors qu'ils se livrent une lutte sans merci depuis plus d'une décennie. "Il faut dire que le wahhabisme prôné par l'Arabie saoudite se rapproche largement de l'idéologie ultra-rigoriste d'Al-Qaïda", note un fin connaisseur du pays qui préfère garder l'anonymat. "Il s'agit davantage d'une alliance de circonstance entre deux entités ennemies", insiste toutefois le spécialiste Dominique Thomas. "Car il aurait été impossible au royaume de lutter sur deux fronts."
Ce jeu dangereux n'est pas pour plaire au plus grand allié de la pétromonarchie. Contraints d'apporter leur feu vert à l'initiative saoudienne (ils apportent un soutien logistique, NDLR), les États-Unis poursuivent tant bien que mal leur combat, seuls, contre Al-Qaïda au Yémen, a rappelé le secrétaire à la Défense Ashton Carter. Ainsi, le Cheikh Ibrahim al-Rubaish, l'un des idéologues en chef d'Aqpa, a été abattu par un drone américain la semaine dernière. Pour David Rigoulet-Roze, les derniers événements montrent bien que "les agendas des États-Unis et de l'Arabie saoudite ne sont plus les mêmes dans la région. Pour les premiers, la priorité demeure la lutte contre l'État islamique et Al-Qaïda. Pour le second, il s'agit de l'Iran."
(21-04-2015 - Armin Arefi)
(*) David Rigoulet-Roze est rédacteur en chef de la revue Orients stratégiques.
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