Dimanche 19 avril 2015. Jean-Marc Todeschini, le secrétaire d’État
aux Anciens Combattants et à la Mémoire a déposé une gerbe devant le
mausolée de Saal Bouzid, jeune scout algérien assassiné le 8 mai 1945
par un policier français dans la rue principale de Sétif en Algérie. De
quoi était-il coupable ? D’avoir osé manifester pacifiquement, en
portant le drapeau de l’Algérie indépendante, avec plusieurs milliers
d’autres « indigènes » pour exiger la libération du leader nationaliste
Messali Hadj et pour défendre le droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes. Dans les jours et les semaines qui suivent, les émeutes,
qui ont gagné tout le Constantinois, sont écrasées dans le sang par les
forces armées françaises et de nombreuses milices composées de civils
d’origine européenne. Bilan : Entre 20 000 et 30 000 victimes, arrêtées,
torturées et exécutées sommairement pour rétablir l’ordre colonial
imposé par la métropole et terroriser de façon durable les autochtones. «
Agir vite et puissamment pour juguler le mouvement » ; tels étaient, le
15 mai 1945, les ordres du général Raymond Duval qui commandait les
troupes dans cette région. Ils ont été appliqués à la lettre car la
France libre était prête à tout pour défendre l’intégrité de son empire
jugée indispensable à son statut de grande puissance.
Ce bref rappel des faits, aujourd’hui bien connus grâce aux travaux de
celles et de ceux qui ont étudié ces crimes de guerre, qui sont aussi
des crimes d’État et des crimes contre l’humanité, puisqu’ils ont été
commis en « exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de
population civile » - art. 212-1 du nouveau Code pénal-, permet
d’apprécier à sa juste valeur la visite de J-M. Todeschini à Sétif. S’y
ajoutent ces lignes écrites par lui dans le livre d’or du musée de la
ville : ma présence dit « la reconnaissance par la France des
souffrances endurées » et elle rend « hommage aux victimes algériennes
et européennes de Sétif, Guelma et Kherrata. » Mais comme le déplorait
un journaliste d’El Watan, le bref déplacement de ce secrétaire d’État
n’a été suivi d’aucune déclaration ce que confirme l’envoyée spéciale du
quotidien Le Monde qui précise qu’il s’agissait « de limiter » ainsi «
les polémiques. » Plus grave, les survivants, les descendants des
victimes et les dirigeants de la Fondation du 8 Mai 1945 en Algérie
n’ont pas été associés à la cérémonie et le représentant de la France ne
les a pas rencontrés.
Un « geste fort et symbolique » selon J-M. Todeschini ? Une formule
remarquablement euphémisée, en fait, dont nul ne peut douter qu’elle a
été ciselée à l’Élysée. Sur ces sujets, entre autres, le président de la
République et ses conseillers sont des orfèvres puisque la lecture de
leur prose sibylline révèle ceci : au cours de ces semaines sanglantes,
il n’y eut ni massacres, ni crimes bien sûr, puisqu’aucun de ces termes
n’est employé. Quant à ceux qui les ont commis, qu’ils soient civils ou
militaires, ils ne sont nullement désignés, ceci est une conséquence de
cela. De même nulle mention n’est faite du gouvernement de l’époque sous
la responsabilité duquel les forces armées ont agi. La rhétorique
élyséenne fait des miracles : des dizaines de milliers de morts
algériens mais ni assassins, ni commanditaires, ni coupables d’aucune
sorte.
Étrange conception de l’histoire et de la vérité. Elles sont toutes deux
taillées en pièce par un exécutif plus soucieux de défendre ce qu’il
pense être les « intérêts du pays » que de servir les premières. Seules
compte la raison d’État et quelques menues concessions au « devoir de
mémoire » qui prospère ici sur le n’importe quoi historique et factuel,
et sur la neutralisation de ces événements meurtriers afin de préserver
la glorieuse mythologie d’une France combattante, républicaine et fidèle
à son triptyque : Liberté, Egalité, Fraternité. Cette même raison
d’Etat exigeait de satisfaire les autorités d’Algérie pour renforcer la
diplomatie économique chère au ministre des Affaires étrangères et au
ministre des Finances qui doivent se rendre prochainement dans ce pays,
et d’éviter, autant que possible, des polémiques dans l’Hexagone où
l’UMP et le FN défendent plus que jamais une interprétation apologétique
du passé colonial.
Sur ces sujets, n’oublions pas le très médiatique Philippe Val qui vient
de découvrir, dans un essai récent – Malaise dans l’inculture –, que la
colonisation française avait pour ambition d’apporter la civilisation à
des peuples qui en ignoraient les beautés et les avantages.
Remarquable, seule, est l’ignorance de l’auteur qui fait sien un
discours impérial-républicain éculé dont la version scolaire fut
inlassablement défendue par les historiens Albert Malet et Jules Isaac
dans leurs nombreux manuels. Risible et dérisoire serait cette écholalie
grossière si elle n’alimentait les discours toujours plus virulents des
nostalgiques de l’empire.
Le 27 février 2005, l’ambassadeur de France en Algérie, Hubert Colin de
Verdière, présent à Sétif, évoquait « une tragédie inexcusable. » Trois
ans plus tard, son successeur, Bernard Bajolet, en visite à Guelma,
soulignait « la très lourde responsabilité des autorités françaises de
l’époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » qui a fait « des
milliers de victimes innocentes, presque toutes algériennes. » « Aussi
durs que soient les faits, ajoutait-il, la France n’entend pas, n’entend
plus les occulter. Le temps de la dénégation est terminé. » Ces
massacres sont une « insulte aux principes fondateurs de la République
française » et ils ont « marqué son histoire d’une tâche indélébile. »
Autant de déclarations qui éclairent d’un jour pour le moins singulier
le « geste » muet, puisque sans discours, du secrétaire d’Etat aux
Anciens Combattants.
Rappelons enfin au président de la République que, sur proposition de D.
Simonnet, le Conseil de Paris a adopté à l’unanimité un vœu dans lequel
les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata sont qualifiés de « crimes
de guerre » et de « crimes d’Etat. » De plus, l’ouverture de toutes les
archives et la création d’un lieu du souvenir à la mémoire des victimes
sont également demandées. A la veille du 8 mai 2015, il faut en finir
avec le mépris, l’occultation et les tergiversations qui, depuis trop
longtemps, tiennent lieu de politique. Dire clairement et explicitement
ce qui a été perpétré il y a soixante-dix ans dans le Constantinois est
la seule façon de rendre justice à celles et ceux qui ont été assassinés
et à leurs descendants, qu’ils vivent en France ou en Algérie. A la
connaissance, désormais bien établie, doivent succéder le temps de la
reconnaissance et le courage de la vérité.
Olivier Le Cour Grandmaison.
Universitaire.
Dernier ouvrage paru L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies. Fayard, 2014.
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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