La Journée de la terre commémore les évènements du 30 mars 1976, quand
les Palestiniens, de la Galilée au Néguev, organisèrent une grève
massive pour protester contre la confiscation israélienne de la terre,
officiellement pour des raisons de sécurité et d’implantation ; beaucoup
par la suite furent arrêtés ou tués. C’est devenu un évènement central
dans l’histoire de la lutte entre le peuple palestinien et l’occupation
israélienne. C’est aujourd'hui le jour où les Palestiniens du monde
entier honorent ceux qui sont tombés pour défendre notre terre, pour
affirmer notre existence en tant que Palestiniens et embrasser notre
identité en tant que tels.
La Journée de la Terre de cette année n’a
guère retenu l’attention des médias locaux. À la place, les gros titres
se sont concentrés sur la libération des recettes fiscales qu’Israël
gelait depuis tous ces derniers mois en représailles contre l’admission
de la Palestine comme membre de la Cour pénale internationale. Parmi
180 000 autres, j’étais l’une des employés du secteur public dont les
salaires avaient été amputés de 40 % à cause de cette initiative
malveillante d’Israël. Les médias ont également fait part du soutien
palestinien officiel à la coalition arabe qui attaquait les rebelles
Houthi au Yémen. Et, enfin, les médias ont rapporté que l’Autorité
palestinienne s’était jointe à la communauté mondiale en exprimant sa
préoccupation sur les effets sur l’environnement du changement
climatique. Des chants nationaux de mauvais goût, en une expression
chauviniste plutôt que patriotique, ont également été diffusés alors que
les médias se disaient prêts pour la Journée de la Terre.
Ce fut
ainsi une occasion manquée de partager, avec tous les Palestiniens, un
sentiment de patrimoine commun. L’occasion ne fut pas utilisée pour
promouvoir la conscience nationale au service de notre nécessité
actuelle d’empêcher d’autres vols de terres, de retravailler notre
héritage de mémoires traumatiques et de renforcer une identité
palestinienne indéfectible face aux efforts visant à éliminer notre
existence. Les médias locaux au lieu de cela ont amoindri nos rêves,
éclipser notre caractère et fait écho en résonance avec le vide de notre
bureaucratie.
Historiquement, la plupart des Palestiniens autrefois
étaient des agriculteurs, dévoués à la terre qu’ils possédaient ou qui
avait été travaillée par leurs familles et communautés par coutume
pendant des siècles. Le vol de la terre palestinienne n’a pas impliqué
que le déplacement de ces personnes, mais aussi la perte plus abstraite
d’une patrie et d’une géographie nationale ; un espace où nous avions
une existence historique et psychologique spécifique, à laquelle nous
étions liés tant par la logique que par l’instinct. On dit que certains
Palestiniens, à la suite du nettoyage ethnique de 1948, auraient risqué
la mort pour franchir la ligne verte (d’armistice) rien que pour manger
les oranges mûries sur la terre dont ils avaient été expulsés à la
pointe du fusil.
La perte de notre terre et la stratification
ultérieure en différents groupes de Palestiniens selon leur lieu actuel
d’habitation et leurs papiers d’ « identité » se sont combinées pour
porter un coup sévère à leur rapport et leur sentiment d’appartenance ;
il s’agit là d’une agression contre le développement de notre identité
individuelle et communautaire, et d’une destruction de nos liens sociaux
étroits. Avec la perte de la terre, nous, Palestiniens, nous sommes
sentis dépossédés, brisés, limités dans notre capacité à prospérer et
confinés dans des voies étroites de sécurité et de survie.
Dans
« L’Être et le Néant » (en français dans le texte), Jean-Paul Sartre
note que « avoir » (à côté de « faire et être ») est l’une des trois
catégories de l’existence humaine. Une patrie n’est pas
commercialisable ; c’est une partie prolongée de l’être, entrelacée avec
le climat et le paysage, les plantes qui poussent à l’état sauvage, et
la culture de notre patrie. Une patrie est un point de référence autour
duquel la personne structure une portion importante de sa réalité et de
son sens de l’identité collective, et dans lequel, lui ou elle investit
une énergie émotionnelle et psychologique considérable. Cependant,
certains Palestiniens assument une responsabilité, prennent l’initiative
de diriger et sont prêts à faire des sacrifices personnels pour assurer
leur existence en tant que Palestiniens et œuvrer à la libération.
Ayant
perdu leur patrie, de nombreux Palestiniens ont aussi perdu leur
autonomie ; nous avons subi, sous la menace de fusils ou par nécessité
financière. Un homme, me montrant sa terre à Al-Walajeh, m’a dit, « Nous
avons des abricots et des amandes près de ce mur. Mon père se serait
fait tuer en essayant d’atteindre cette terre, mais pas moi. Même dans
les meilleures conditions, exploiter cette terre ne rapporterait pas ce
que je peux gagner en travaillant comme ouvrier pour les Israéliens ».
Dans la vallée du Jourdain, l’eau est distribuée d’une manière qui
contraint les Palestiniens à quitter leur propre terre pour aller
travailler sur des terres arables occupées par les colonies
israéliennes, qui sont plus productives du fait de leur
approvisionnement en eau. Cela s’applique non seulement à la terre, mais
aussi à tout ce qui est nôtre : je pourrais gagner dix fois plus que
dans le secteur public en Palestine en faisant un travail insignifiant
pour une ONG qui définit ses priorités pour complaire à un donateur
étranger.
Sans terre, nous manquons de souveraineté nationale et
notre direction est forcée de modeler ses positions politiques en
respectant les polarisations régionales, et nous devons souvent payer un
lourd tribut pour cela. La guerre contre les Palestiniens en Jordanie
et puis au Liban ; la difficile situation des Palestiniens dans le Golfe
durant la Guerre du Golfe ; et l’impasse actuelle dans laquelle se
trouvent les Palestiniens du camp de réfugiés de Yarmouk en Syrie, ne
sont que quelques-unes des conséquences pour nous, les pions des
pouvoirs politiques régionaux.
Le 13 avril 1983, Rafael Eitan, ancien
chef d’état-major de l’armée israélienne (et ensuite membre de la
Knesset), faisait ce commentaire sur l’objectivation des Palestiniens :
« Nous déclarons ouvertement que les Arabes (c'est-à-dire les
Palestiniens) n’ont aucun droit à s’installer sur ne serait-ce qu’un
centimètre de l’Eretz Israël… La force est la seule chose qu'ils
comprennent et comprendront jamais. Nous utiliserons la force extrême
jusqu'à ce que les Palestiniens viennent se traîner à nos pieds à quatre
pattes ». Cette objectivation est tellement enracinée dans l’esprit des
Israéliens que nous leur faisons peur et que nous les consternons quand
nous réclamons notre subjectivité. Récemment, j’ai été arrêtée à un
check-point sur ma route vers Jérusalem. Voyant de la nourriture dans ma
voiture, le soldat s’écria : « Vous ne pouvez pas passer, ce n’est pas
légal ». Il fut abasourdi quand je lui répondis calmement, « C’est votre
présence ici qui est contraire au droit international, pas la
nourriture que j’emmène de mon lieu de travail à la maison ». Alors il
appela des renforts pour manifester une hostilité et une agressivité
extrêmes en réaction à mes remarques.
Nos êtres ne sont pas que de
chair et de sang ; ils sont aussi la somme de nos pensées, de nos
sentiments et de nos actions. Ils sont influencés par le contexte
environnant. Les conditions d’une oppression sociale génèrent une
oppression psychologique ; l’expression de la colère, les protestations
et la révolte peuvent être des réactions optimales pour le contrôle
militaire, économique et politique. Nous sommes formés pour supprimer
nos pensées et nos sentiments face à une coercition chronique ; pour
accepter notre assujettissement ; pour nous conformer, hébétés, au
pouvoir ; et pour ravaler notre colère et notre douleur. À la fin, ces
choses se transforment en un sentiment d’humiliation et de haine de
nous-mêmes ; notre conscience est désorientée et notre être lui-même est
détruit. Nous déplaçons sur l’autre et sur nous-mêmes ces réactions
fragmentées. Notre humiliation s’exprime en une inertie, en un manque de
confiance et en une incapacité à exploiter l’énergie qui nous est
indispensable pour œuvrer efficacement à notre libération ; ou bien elle
s’exprime en un chauvinisme faux et vide manquant d’empathie envers les
opposants, de même qu’envers les victimes. Toutes ces réactions placent
des obstacles sur le chemin vers la libération.
Nous devons
comprendre le cercle vicieux d'une dévalorisation. Nous devons
reconnaître les outils de l’oppresseur et développer des outils
différents pour l’action, tels que l’autonomisation communautaire, le
respect des considérations éthiques et la sollicitation de la solidarité
et du soutien pour parvenir à la libération. Il est essentiel pour nous
de développer une vision afin de percer le brouillard qui nous
entoure : la libération de soi va de pair avec la libération de la
terre. Le travail de mémoire est le chemin de la guérison et de
l’auto-libération. Avec cela, nous nous tiendrons debout et jamais,
contrairement à ce que Rafael Eitan a prétendu, jamais nous nous
traînerons à quatre pattes, même s’ils retiraient chaque pouce de terre
de sous nos pieds.
Samah Jabr
Traduction : JPP pour les Amis de Jayyous
Lancé le 19 décembre 2011, "Si Proche Orient" est un blog d'information internationale. Sa mission est de couvrir l’actualité du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord avec un certain regard et de véhiculer partout dans le monde un point de vue pouvant amener au débat. "Si Proche Orient" porte sur l’actualité internationale de cette région un regard fait de diversité des opinions, de débats contradictoires et de confrontation des points de vue.Il propose un décryptage approfondi de l’actualité .
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