dimanche 7 octobre 2012

Syrie : Pourquoi la Turquie ne fera pas la guerre à la Syrie (Par Armin Arefi)

Si ce n’est pas la guerre, cela y ressemble fortement. L’armée turque bombarde depuis mercredi des positions de l’armée de Bachar el-Assad, situées en territoire syrien, autour du poste-frontière de Tall al-Abyad.
D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), les frappes turques auraient coûté la vie à "trois soldats syriens". Elles ont été avalisées jeudi par le Parlement turc, majoritairement acquis aux islamistes modérés de l’AKP. Les hostilités ont débuté mercredi, après que les forces de sécurité syriennes ont pilonné le village frontalier d’Akçakale, en territoire turc, tuant cinq civils : une mère et trois de ses enfants, ainsi qu’une proche.
"C’est un incident très grave qui dépasse les bornes", s’est emporté dans la foulée le vice-Premier ministre Besir Atalay. Le responsable faisait sans doute référence à l’avion de chasse turc abattu en juin dernier par des batteries antiaériennes syriennes, dans des circonstances assez troubles. La chaîne d’information saoudienne Al Arabiya a relancé samedi dernier les spéculations, en affirmant que les deux pilotes décédés dans l’attaque ont en réalité été exécutés sur ordre de Bachar el-Assad. En réponse, Ankara s’est cantonnée à augmenter le nombre de ses soldats déployés à la frontière.
"L’incident de mercredi est le premier à entraîner la mort de civils turcs", note Jean Marcou (1), professeur à l’Institut d’études politiques de Grenoble. "La Turquie ne pouvait pas se permettre de ne pas réagir."
Pourquoi un tel acharnement syrien contre son voisin ? Il faut dire qu’il y a à peine plus d’un an, Ankara entretenait avec Damas de véritables relations de fraternité, illustration de la politique de "bon voisinage" développée par le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Mais l’idylle a tourné court. La répression menée par le régime de Bachar el-Assad a même fait de la Turquie l’un de ses plus farouches opposants.
Accueil du Conseil national syrien (CNS), ouverture de 13 camps de réfugiés à travers le territoire pour y abriter quelque 100 000 Syriens, la Turquie sert surtout aujourd’hui de base arrière aux rebelles de l’Armée syrienne libre (ASL), qui mène depuis l’été la "mère des batailles" à Alep. D’après le Canard enchaîné, les soldats déserteurs, armés et financés par le Qatar et l’Arabie saoudite, disposeraient même d’un camp d’entraînement près de la ville d’Adana, à 130 kilomètres de la frontière syrienne. Pris en charge par Doha, les rebelles seraient entraînés par les services américains, britanniques, mais aussi français.
"Les Français sont présents pour faire le tri dans l’ASL, pour ainsi lutter contre les filières djihadistes de plus en plus présentes", explique au Point.fr une source bien informée. "Inquiets de l’influence grandissante d’al-Qaida au sein de la rébellion, les Américains ont chargé les services secrets turcs de gérer le camp." Pourquoi une telle implication de la part d’Ankara ? Outre la répression sans fin menée à ses frontières - 31 000 morts en un an et demi -, la Turquie se retrouve aujourd’hui piégée par ses soucis de politique interne.
Si Bachar el-Assad concentre ses efforts sur la reprise de la ville d’Alep, il a totalement laissé à l’abandon les régions kurdes du nord du pays. Pour le plus grand plaisir des soldats du Parti de l’union démocratique (PUD), une formation armée proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui réclame l’autonomie des régions kurdes de Turquie. Et est-ce donc un hasard si, depuis, la Turquie enregistre une recrudescence des attaques terroristes sur son territoire ? "La question kurde se révèle déterminante dans la crise actuelle", juge Alican Tayla, spécialiste de la Turquie à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). "Ankara veut à tout prix éviter que ne se développe en Syrie une région kurde autonome, sur le modèle du Kurdistan irakien", ajoute le chercheur.
Que vaut l’armée turque en cas de conflit ouvert avec son voisin ? "C’est une armée moderne et bien entraînée, car intégrée au dispositif de l’Otan", explique Jean Marcou. "Elle paraît beaucoup plus performante que l’armée syrienne, mais, étant composée majoritairement de conscrits, elle souffre malgré tout d’un nombre trop faible de soldats." Parallèlement aux frappes, Ankara a déployé ses efforts sur le plan diplomatique. Mercredi soir, elle a convoqué en urgence, à Bruxelles, les 28 ambassadeurs de l’Otan. À l’issue de la réunion, l’organisation a exhorté le régime syrien à mettre fin à ses violations flagrantes du droit international."
L’Otan s’est prononcée au titre de l’article 4 du traité de l’Atlantique Nord, qui prévoit une consultation en cas de menace sérieuse portée sur l’un des pays membres. Mais elle n’a pas évoqué l’article 5, qui implique une close mutuelle d’assistance militaire en cas d’agression. "Le sujet est pris extrêmement au sérieux à l’Otan", assure pourtant David Rigoulet-Roze (2), chercheur à l’Institut français d’analyses stratégiques. "D’autant plus qu’il marque le débordement du conflit, tant redouté par la communauté internationale." En effet, outre la Turquie, le Liban subit déjà depuis plusieurs mois l’onde de choc du conflit syrien. Or, à la différence de l’ONU, les Occidentaux ne peuvent plus se cacher derrière le double veto sino-russe.
"Personne ne veut d’un conflit ouvert", souligne David Rigoulet-Roze. "L’engrenage militaire pourrait entraîner des conséquences dévastatrices pour la région." Dans ce contexte international pour le moins bloqué, quel intérêt revêt la poursuite de bombardements turcs en Syrie ? D’après Jean Marcou, "la Turquie fait savoir à la communauté internationale qu’elle ne veut plus rester seule face à une crise de dimension internationale".
(06 Octobre 2012 - Par Armin Arefi)

(1) Jean Marcou, pensionnaire scientifique à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.

(2) David Rigoulet-Roze, auteur de L’Iran pluriel (éditions L’Harmattan) et de Géopolitique de l’Arabie saoudite (éditions Armand Colin).

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