Si ce n’est pas la guerre, cela y ressemble fortement. L’armée turque
bombarde depuis mercredi des positions de l’armée de Bachar el-Assad,
situées en territoire syrien, autour du poste-frontière de Tall
al-Abyad.
D’après l’Observatoire syrien des droits de l’homme
(OSDH), les frappes turques auraient coûté la vie à "trois soldats
syriens". Elles ont été avalisées jeudi par le Parlement turc,
majoritairement acquis aux islamistes modérés de l’AKP. Les hostilités
ont débuté mercredi, après que les forces de sécurité syriennes ont
pilonné le village frontalier d’Akçakale, en territoire turc, tuant cinq
civils : une mère et trois de ses enfants, ainsi qu’une proche.
"C’est un incident très grave qui dépasse les bornes", s’est emporté
dans la foulée le vice-Premier ministre Besir Atalay. Le responsable
faisait sans doute référence à l’avion de chasse turc abattu en juin
dernier par des batteries antiaériennes syriennes, dans des
circonstances assez troubles. La chaîne d’information saoudienne Al
Arabiya a relancé samedi dernier les spéculations, en affirmant que les
deux pilotes décédés dans l’attaque ont en réalité été exécutés sur
ordre de Bachar el-Assad. En réponse, Ankara s’est cantonnée à augmenter
le nombre de ses soldats déployés à la frontière.
"L’incident de mercredi est le premier à entraîner la mort de civils
turcs", note Jean Marcou (1), professeur à l’Institut d’études
politiques de Grenoble. "La Turquie ne pouvait pas se permettre de ne
pas réagir."
Pourquoi un tel acharnement syrien contre son voisin ?
Il faut dire qu’il y a à peine plus d’un an, Ankara entretenait avec
Damas de véritables relations de fraternité, illustration de la
politique de "bon voisinage" développée par le ministre turc des
Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu. Mais l’idylle a tourné court. La
répression menée par le régime de Bachar el-Assad a même fait de la
Turquie l’un de ses plus farouches opposants.
Accueil du Conseil national syrien (CNS), ouverture de 13 camps de
réfugiés à travers le territoire pour y abriter quelque 100 000 Syriens,
la Turquie sert surtout aujourd’hui de base arrière aux rebelles de
l’Armée syrienne libre (ASL), qui mène depuis l’été la "mère des
batailles" à Alep. D’après le Canard enchaîné, les soldats déserteurs,
armés et financés par le Qatar et l’Arabie saoudite, disposeraient même
d’un camp d’entraînement près de la ville d’Adana, à 130 kilomètres de
la frontière syrienne. Pris en charge par Doha, les rebelles seraient
entraînés par les services américains, britanniques, mais aussi
français.
"Les Français sont présents pour faire le tri dans l’ASL, pour ainsi
lutter contre les filières djihadistes de plus en plus présentes",
explique au Point.fr une source bien informée. "Inquiets de l’influence
grandissante d’al-Qaida au sein de la rébellion, les Américains ont
chargé les services secrets turcs de gérer le camp." Pourquoi une telle
implication de la part d’Ankara ? Outre la répression sans fin menée à
ses frontières - 31 000 morts en un an et demi -, la Turquie se retrouve
aujourd’hui piégée par ses soucis de politique interne.
Si Bachar el-Assad concentre ses efforts sur la reprise de la ville
d’Alep, il a totalement laissé à l’abandon les régions kurdes du nord du
pays. Pour le plus grand plaisir des soldats du Parti de l’union
démocratique (PUD), une formation armée proche du Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK), qui réclame l’autonomie des régions kurdes de
Turquie. Et est-ce donc un hasard si, depuis, la Turquie enregistre une
recrudescence des attaques terroristes sur son territoire ? "La question
kurde se révèle déterminante dans la crise actuelle", juge Alican
Tayla, spécialiste de la Turquie à l’Institut de relations
internationales et stratégiques (Iris). "Ankara veut à tout prix éviter
que ne se développe en Syrie une région kurde autonome, sur le modèle du
Kurdistan irakien", ajoute le chercheur.
Que vaut l’armée turque en cas de conflit ouvert avec son voisin ?
"C’est une armée moderne et bien entraînée, car intégrée au dispositif
de l’Otan", explique Jean Marcou. "Elle paraît beaucoup plus performante
que l’armée syrienne, mais, étant composée majoritairement de
conscrits, elle souffre malgré tout d’un nombre trop faible de soldats."
Parallèlement aux frappes, Ankara a déployé ses efforts sur le plan
diplomatique. Mercredi soir, elle a convoqué en urgence, à Bruxelles,
les 28 ambassadeurs de l’Otan. À l’issue de la réunion, l’organisation a
exhorté le régime syrien à mettre fin à ses violations flagrantes du
droit international."
L’Otan s’est prononcée au titre de l’article 4 du traité de l’Atlantique
Nord, qui prévoit une consultation en cas de menace sérieuse portée sur
l’un des pays membres. Mais elle n’a pas évoqué l’article 5, qui
implique une close mutuelle d’assistance militaire en cas d’agression.
"Le sujet est pris extrêmement au sérieux à l’Otan", assure pourtant
David Rigoulet-Roze (2), chercheur à l’Institut français d’analyses
stratégiques. "D’autant plus qu’il marque le débordement du conflit,
tant redouté par la communauté internationale." En effet, outre la
Turquie, le Liban subit déjà depuis plusieurs mois l’onde de choc du
conflit syrien. Or, à la différence de l’ONU, les Occidentaux ne peuvent
plus se cacher derrière le double veto sino-russe.
"Personne ne veut d’un conflit ouvert", souligne David Rigoulet-Roze.
"L’engrenage militaire pourrait entraîner des conséquences dévastatrices
pour la région." Dans ce contexte international pour le moins bloqué,
quel intérêt revêt la poursuite de bombardements turcs en Syrie ?
D’après Jean Marcou, "la Turquie fait savoir à la communauté
internationale qu’elle ne veut plus rester seule face à une crise de
dimension internationale".
(06 Octobre 2012 - Par Armin Arefi)
(1) Jean Marcou, pensionnaire scientifique à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul.
(2) David Rigoulet-Roze, auteur de L’Iran pluriel (éditions L’Harmattan) et de Géopolitique de l’Arabie saoudite (éditions Armand Colin).
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