La scène est rocambolesque. Mardi soir, les programmes de la
télévision algérienne sont interrompus pour laisser place à une
allocution présidentielle. Mais point d’Abdelaziz Bouteflika à
l’antenne. En lieu et place du président, que le public n’a plus entendu
depuis mai 2012, le ministre des Moudjahidine (anciens combattants),
Mohamed Cherif Abbas, chargé de prononcer en direct le discours du chef
de l’État. "Les conflits fictifs (...) entre les structures de l’Armée
nationale populaire relèvent d’un processus de déstabilisation bien
élaboré par tous ceux que le poids de l’Algérie et son rôle dans la
région dérangent", affirme le ministre, au sujet des attaques sans
précédent qui voient s’affronter depuis une semaine les caciques du
régime.
"Le président n’a même pas pu écrire son texte", assure Luis Martinez,
directeur de recherche à Sciences po. "C’est la preuve qu’il est
vraiment hors jeu." Pourtant, près d’un mois après sa dernière
hospitalisation à Paris, Abdelaziz Bouteflika, dont on dit qu’il a le
plus grand mal à parler, n’écarte toujours pas l’idée de se porter
candidat lors de l’élection du 17 avril prochain. D’après le message lu à
télévision par son ministre, le président appelle même à "une
compétition loyale et sereine" où doivent être confrontés des "projets
de société censés répondre aux attentes légitimes des citoyens".
Les services secrets accusés
Or, comme le souligne Mourad Hachid, rédacteur en chef du site d’El
Watan, nul ne sait quel sort le président malade (76 ans dont 15 ans au
pouvoir) réserve à l’Algérie s’il est élu pour un quatrième mandat
consécutif. "Le pays demeure aujourd’hui pratiquement à l’arrêt,
souligne le journaliste. Institutions, économie, tout est bloqué depuis
deux ans." Soit depuis que l’état de santé du chef de l’État s’est
considérablement aggravé. Pourtant, son lieutenant, le patron du Front
de libération nationale (FLN, parti majoritaire à l’Assemblée et dont
Bouteflika est le président d’honneur, NDLR), Amar Saïdani, répète à
l’envi que le président sortant est prêt à rempiler.
Pour faire taire les nombreux sceptiques, le chef du FLN décide de
monter au créneau début février. Fait rare, il ose s’attaquer à un
véritable mythe : le général Mohamed Mediène, dit "Toufik", directeur du
tout-puissant Département du renseignement et de la sécurité (DRS). Cet
homme de 74 ans, dont peu connaissent ne serait-ce que le visage, est à
la tête d’un véritable État dans l’État, imposant ses vues dans tous
les secteurs du pays. "Le DRS a profité de la lutte contre le terrorisme
pour être redéployé dans toutes les institutions de l’État", souligne
le politologue algérien Rachid Tlemçani. Bien sûr, la puissante et non
moins secrète armée algérienne en fait partie.
L’armée divisée
Le patron du FLN n’en a cure et accuse publiquement "Toufik" d’être
hostile à un nouveau mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Il s’en prend à son
bilan : dénonçant les "multiples échecs" du DRS au cours des vingt
dernières années, de l’assassinat au président Mohamed Boudiaf en 1992 à
la prise d’otages d’In Amenas en janvier 2013, en passant par
l’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, Amar Saïdani estime même
que le chef du DRS aurait du démissionner. La boîte de Pandore est dès
lors ouverte.
En réponse, de nombreux responsables militaires ainsi que d’anciens
ministres se relaient dans les journaux pour défendre le DRS. Parmi eux,
le très écouté général retraité Hocine Benhadid, qui dit parler au nom
de ses "frères d’armes", reléguant au second plan le chef d’état-major
de l’armée en personne, le général Ahmed Gaïd-Salah, un fidèle du
président. "Impensable", écrit l’ancien militaire, que le président
Bouteflika brigue un nouveau mandat. "L’Algérie serait la risée des
nations", prévient-il. Jamais la grande muette n’avait ainsi lavé son
linge sale en public.
La fracture du Mali
Le conflit ne date pourtant pas d’hier. "Les dissensions traversent le
coeur du régime depuis la première élection de Bouteflika en 1999, tant
sur sa nomination même à la présidence que sur le rôle de l’armée après
la fin de la guerre civile", souligne Amel Boubekeur, spécialiste de la
politique algérienne au Brookings Doha Center. Avec en toile de fond le
partage de l’énorme manne financière du pays, l’Algérie étant devenue en
quinze ans le quatrième exportateur mondial de gaz.
Ces luttes internes prennent un tour nouveau avec l’avènement du
Printemps arabe, notamment l’intervention de l’Otan en Libye en mars
2011, qui réveille un véritable traumatisme en Algérie. "Cette guerre a
été vécue comme un complot occidental visant à déstabiliser la région",
explique le spécialiste de l’Algérie, Luis Martinez. Dès lors, la
décision du président algérien d’autoriser en janvier 2013 les Rafale
français à survoler le ciel algérien a sonné comme une véritable
trahison, notamment au sein des renseignements algériens.
Corruption
"Le DRS estimait que la France entraînait l’Algérie dans une guerre
contre le terrorisme qu’elle avait elle-même provoqué avec
l’intervention au Mali, indique Luis Martinez. Or, nul n’a oublié que
Paris n’a pas répondu aux appels à l’aide de l’Algérie durant la
décennie noire." Un épisode qui scelle la fracture entre présidence et
DRS. Dès lors, Toufik va profiter de la santé chancelante du président
Bouteflika pour prendre sa revanche.
Lorsque, en 2013, le chef de l’État est victime d’un AVC qui l’oblige à
quitter le pays pour une hospitalisation de quatre-vingts jours à Paris,
le chef du DRS a déjà commencé sa minutieuse traque contre ses proches.
"Toufik possède une capacité de nuisance inégalée contre la présidence
et son clan, car il est le seul à pouvoir monter des dossiers contre
eux", souligne le journaliste Mourad Hachid. Dans son viseur, nombre
d’hommes d’affaires s’étant enrichis au cours de la dernière décennie,
dont Chakib Khelil, l’ancien ministre de l’Énergie et ex-président de
l’entreprise pétrolière d’État Sonatrach. L’homme, que Bouteflika voyait
volontiers comme son futur Premier ministre, n’a eu d’autre choix que
de fuir aux États-Unis pour éviter les poursuites pour corruption.
Atmosphère "effrayante"
La contre-attaque du "clan Boutef" ne va pas tarder. Deux mois à peine
après le retour du président en Algérie, en juillet 2013, celui-ci
retire au DRS trois services névralgiques de l’armée, qu’il place sous
l’autorité du chef d’état-major, le général Ahmed Gaïd-Salah, qu’il a
nommé en décembre dernier vice-ministre de la Défense. Début février,
Bouteflika envoie à la retraite un officier jugé proche de Toufik. La
démarche ne fait désormais plus aucun doute. La guerre est déclarée au
sein de l’État algérien.
Une atmosphère que le spécialiste Luis Martinez juge "effrayante". "Le
contexte rappelle les fractures au sein du régime qui avaient déchiré le
pouvoir à la fin des années 1980", pointe le chercheur, qui rappelle
qu’après la chute de Muammar Kadhafi, l’Algérie est l’un des derniers
pays de la région à posséder des "dirigeants rigides capables de régler
leurs comptes dans le sang". Et si, lors du discours lu par le ministre,
Abdelaziz Bouteflika a semblé conforter le DRS dans ses prérogatives,
il paraît aujourd’hui dans l’incapacité totale d’éviter le délitement de
son régime.
"Mise en scène"
"L’Algérie possède tellement de forces centrifuges, tellement de
difficultés sociales et économiques, qu’un défaut de consensus entre ses
dirigeants peut aboutir à un désastre", avertit Luis Martinez, qui
décrit ce scénario comme la hantise du peuple, dix ans après la décennie
noire. De la poudre aux yeux, estime au contraire Amel Boubekeur. Comme
d’autres spécialistes de l’Algérie, la chercheuse plaide pour une crise
à étapes "mise en scène" par le régime avant que celui-ci ne présente
Bouteflika ou tout autre affidé comme dernier recours contre
l’instabilité.
Or, comme le souligne le journaliste algérien Mourad Hachid, "la seule
chose qui pourrait déstabiliser le pays, c’est l’entêtement d’un
Bouteflika malade à s’accrocher au pouvoir".
(20-02-2014 - Armin Arefi)
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