mercredi 2 septembre 2015

Tunisie : Le Facebook de la contestation (Benoît Delmas)

Depuis la révolution du 14 janvier 2011, les constructions anarchiques ont petit à petit dévoré l'espace public, les rues, les trottoirs, les parcs… Profitant de la désorganisation des pouvoirs locaux, les élections municipales ne se dérouleront qu'en 2017, des habitants ont annexé les trottoirs pour agrandir leurs maisons, leurs épiceries. Les cafés ont fait preuve d'ingéniosité pour développer leurs terrasses. Annexant trottoirs, rond-point, déployant tables et chaises jusqu'à l'asphalte de la route. Les piétons en sont réduits à se frayer un chemin à travers les voitures en mouvement faute d'espaces dédiés. Face à l'inaction et la nonchalance des autorités, une poignée d'architectes et d'urbanistes a lancé un groupe sur Facebook intitulé « Winnou Etrottoir » (« Où il est le trottoir »). Objectif : partager les photos de toutes les infractions commises sur la chaussée publique. Désormais, ils sont près de 35.000 membres à poster chaque jour leurs témoignages. Du plus anecdotique, celui qui s'est construit un garage à même la voirie, au plus stupéfiant, restaurant ayant reconverti la rue en une agréable et lucrative terrasse. Le mouvement prend de l'ampleur, contraignant au bout de deux mois le gouvernement à réagir. Le ministère de l'intérieur a indiqué sur sa page Facebook avoir procédé à 333 arrestations depuis le début de l'année pour étalages non autorisés.

Les réseaux sociaux, tambourins du mécontentement
Cette indignation signifiée sur les réseaux sociaux n'est en rien négligeable. Elle traduit un ras-le-bol à l'égard de la saleté ambiante, de la nonchalance des administrations concernées et de la corruption sous-jacente. Ben Ali avait proscrit les réseaux sociaux. Son Etat policier verrouillait internet avec une efficacité redoutable. La population surnomma d'un « Amar 404 » la censure 2.0. Poussé dans ses retranchements par la révolution, Zaba cru sauver son règne en rendant internet libre le 13 janvier au soir. Le lendemain, l'homme était contraint à la fuite, direction l'Arabie Saoudite. Le partage via FB des exactions policières à travers le pays, du Kef à Kasserine, accéléra la chute de la dictature. Depuis, les pages blanches et bleues imaginées par Mark Zuckerberg permettent de prendre le pouls du pays. La défiance à l'égard des médias étant manifeste, FB fait office de défouloir, de sources d'informations et de manipulations. Le gouvernement privilégie ce canal de communication. L'exemple de « Winnou Etrottoir » fait suite à « Winnou ElPetrole », campagne menée en mai dernier pour réclamer la transparence sur les ressources pétrolières de la nation. Ce premier essai, sans réel succès, a donné naissance à cette méthode de revendication et de contestation. Les premiers résultats ? Quelques terrasses de café démontés manu-militari, des voitures saisies par la fourrière, chaque succès donnant lieu à des photos partagés sur le web.

Réactions gouvernementales
Le ministre de l'équipement, confronté à l'ampleur du phénomène, a pour la première fois réagit publiquement le 27 août. Sahbi Gorgi, architecte urbaniste à l'origine avec six camarades du mouvement, raconte avoir remis « un document retraçant une partie des infractions commises à La Marsa ». Mais la situation n'est pas si simple. Depuis la fin 2011, les mairies sont devenues des « délégations spéciales » en attendant les municipales sans cesse retardées. « C'est un cercle vicieux : les policiers municipaux refusent d'intervenir sans la présence de la police mais la police explique qu'elle a d'autres soucis en ce moment » poursuit ce quadra qui réfute toute « politisation de cette mobilisation ». Dans une Tunisie idéale, « Winnou Etrottoir » n'aurait pas lieu d'être. L'arsenal juridique existe, le plan d'urbanisme est très précis sur l'interdiction de construction de salons de thé. L'entrée de La Marsa, le Neuilly tunisois, est strictement interdit à tout café et autre commerce. Depuis trois ans, on en dénombre une dizaine. Au point que le maire a évoqué lors d'une réunion publique l'existence « d'une mafia organisé à La Marsa ». Et ce en présence de députés. Pour l'heure, la pression effectuée sur Facebook agite la médiasphère sans pour autant provoquer une réaction concrète des pouvoirs municipaux. L'objectif ? « Créer un Winou Etrottoir dans les quelques 255 délégations spéciales que compte le pays » poursuit Sahbi Gorgi. Qui élargit le débat : « La Tunisie souffre du retour de l'hypercentralisation », très en vogue sous Ben Ali. Faute d'une action des élus, Facebook devient l'outil de la contestation. Récemment, un « Winou Elfonctionnaire » a apparu sur la toile. La société civile tente de s'organiser.

(02-09-2015 - Benoît Delmas)

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