Il ne faut pas oublier que c’est nous qui sommes les
natifs de cette ville et de ce pays. Nous appartenons à Jérusalem et nous avons
été présents ici bien avant le moment désastreux de l’histoire où l’occupation
s’est emparée de notre lieu de naissance et a promulgué ses lois
discriminatoires visant à nous métamorphoser en résidents conciliants ou à nous
rejeter comme des délinquants et des intrus sans foi ni loi.
Décembre 2013
Hier matin, en
traversant le checkpoint de Qalandya sur la route de mon travail à Ramallah,
j’ai « pris » une contravention. L’agent de police m’a informée que
j’avais violé le droit de passage en roulant sur une deuxième file autour du
rond-point avant le checkpoint. Je passe ici tous les jours, et tous les jours
les conducteurs roulent très lentement sur plusieurs files autour de ce
rond-point pour entrer dans le checkpoint engorgé.
Se voulant
« aimable », le policier qui remet les contraventions, qui sont très
chères pour moi et les autres conducteurs, m’a dit : « Je suis ici
pour aider les gens qui ont le droit de passage ».
« En réalité, »
lui ai-je répondu, « c’est le checkpoint qui fait obstacle au droit de
passage pour nous tous, pas ma conduite ».
Mais ce n’était pas
la seule « violation » que j’avais commise. En tant qu’habitante non
juive de Jérusalem-Est, conspiration, contrebande et corruption font partie de
ma vie quotidienne.
Je dois conspirer
avec mes sympathiques voisins afin de trouver une place de parking pour ma
voiture quand j’arrive à la maison tard le soir : ils déplacent leurs
voitures pour me laisser un espace rare pour stationner. Le manque de places de
stationnement entraîne de plus en plus d’incidents déplorables entre voisins
dans les quartiers rétrécis de Jérusalem-Est.
Je suis aussi
coupable de passer en contrebande de délicieux fromages de chèvre fabriqués
dans des villages de Cisjordanie. Quand mes amis m’en donne, je le cache sous
un siège de ma voiture et je conduis avec mon cœur qui bat très vite en
traversant le checkpoint, priant pour que les soldats ne le remarquent pas ni
me le confisquent, ou ne me mettent pas d’amende, et que le fromage et moi
arrivions sains et sauf pour faire un bon dîner avec ma famille. La loi
israélienne criminalise l’apport de viandes, fromages, œufs, fruits et légumes
de la Cisjordanie vers Jérusalem, ne laissant aucune option légale à tous ceux
qui boycottent les produits israéliens. Les soldats au checkpoint utilisent
même parfois des chiens pour s’assurer que personne ne transporte un produit
interdit.
À la maison, au lieu
de courir après les enfants en train de s’agiter dans notre étroit salon ou de
nous inquiéter quand ils jouent dans les rues où les gens conduisent vite, j’ai
recours à la corruption de mes neveux et nièces avec mon ordinateur portable,
mon smartphone et mon iPad pour les tenir sages à la maison. Alors que
Jérusalem Ouest dispose de 1000 parkings publics, 34 piscines, 26 bibliothèques
publiques et 531 installations de sport, Jérusalem-Est a 45 parkings, 3
piscines, 2 bibliothèques et 33 installations de sport. Ce qui ne laisse que
peu de possibilités à une communauté dont les enfants, dans leur grande
majorité, aiment piqueniquer et jouer à l’extérieur.
Le temps de loisirs
pour les Jérusalémites arabes de l’Est n’est pas seulement restreint par le
manque de ressources, mais encore par une politique officielle de
discrimination et de ségrégation. En mai, par exemple, un instituteur de Jaffa
n’a pas pu faire de réservation pour un voyage de classe à Superland, un parc
d’attractions. Quand il a dit quel était le nom de l’école arabe où il
enseignait, on lui a dit qu’il n’y avait pas de billets. Mais quand il rappelé
en parlant couramment l’hébreu et qu’il a donné le nom d’une école israélienne,
d’un seul coup, il y avait pleins de billets disponibles et ses élèves étaient
les bienvenus. Quand l’affaire a été rendue publique, la direction de Superland
a prétendu que beaucoup d’écoles demandaient à visiter le parc les jours où
seuls des élèves d’écoles du même groupe ethnique étaient là, afin d’assurer la
« sécurité » de tous les visiteurs. Cela ne ressemble-t-il pas
énormément à l’Amérique de la ségrégation dans les années d’avant le mouvement
des droits civiques.
Quel que soit le
matin à Jérusalem, les habitants arabes publient les photos sur les médias
sociaux des maisons qui viennent d’être démolies. Les statistiques montrent que
les permis de construire pour les Palestiniens sont presque impossibles à
obtenir. Alors que les colonies illégales réservées aux juifs continuent de se
développer, les familles palestiniennes dans leur croissance naturelle ne
peuvent agrandir ou rénover leurs maisons déjà vieillies ou trop petites. Ils
n’ont donc souvent pas d’autre choix que de construire sans permis, malgré les
risques omniprésents d’une démolition qui menacent des milliers de
constructions et mettent des milliers de familles face au risque de devenir des
sans-abri. Depuis l’occupation de la Jérusalem-Est arabe en 1967, les autorités
israéliennes ont contrecarré son développent en ne s’épargnant aucun effort
pour lancer des poursuites judiciaires contre les habitants non juifs qui
construisent sans permis.
La municipalité de
Jérusalem ne fait pas que de publier et de faire exécuter des ordres de
démolition à ses citoyens palestiniens, elle omet aussi de fournir les services
adéquats à Jérusalem-Est – en dépit du fait que nous payons les mêmes taxes et
des amendes beaucoup plus élevées que les Israéliens juifs. En outre, les
menaces d’ordres de démolition sont utilisées pour soutirer des centaines de
milliers de shekels aux propriétaires palestiniens. Encore aujourd’hui, la
famille Amira, de Sur Baher, village au sud de Jérusalem-Est, a démoli la
maison de deux étages qu’elle avait construite il y a un an, parce que les
cadastres israéliens désignent le terrain de la famille comme enregistré en
Zone C, où les autorités israéliennes interdisent toute construction aux
habitants palestiniens. Les autorités israéliennes ont menacé d’envoyer les
bulldozers pour raser la maison de la famille et de facturer au propriétaire
plus de 200 000 NIS (nouveau shekel israélien, soit plus de 41 000 €) pour
faire le travail à sa place.
L’écart entre l’Est
et l’Ouest de Jérusalem quand il s’agit de services vitaux tels que les
infrastructures, la construction, l’assainissement, la protection sociale,
l’enseignement, les affaires sociales, les routes et les installations
récréatives et culturelles, est énorme. Pourtant, les médias israéliens citent
habituellement des statistiques montrant que « les résidents arabe »
ont une fréquence plus élevée d’accidents domestiques et routiers – comme si
nous étions des êtres inférieurs, nous ne vivions pas dans un environnement
délibérément défavorisé.
Les bureaux du
gouvernement sont beaucoup plus accueillants à Jérusalem-Ouest, avec un accès
spécial pour les handicapés et des heures d’ouverture plus amples. Ils ont une
chose en commun cependant avec les bureaux situés à Jérusalem-Est : les
deux côtés présentent des panneaux et des formulaires écrits en hébreu
seulement. Dans le registre de la population du ministère de l’Intérieur à
Jérusalem-Est, par exemple, les habitants de langue arabe doivent soit payer
pour avoir les documents traduits, soit dépendre de la bonne volonté des
fonctionnaires qui y travaillent.
Israël est déterminé
à maintenir un « équilibre démographique » à Jérusalem en faveur d’au
moins 70 % pour les juifs. Avec une stratégie clé consistant à révoquer le
statut de résidence permanente pour les Jérusalémites Est arabes – comme si
nous étions des immigrants étrangers. De telles politiques draconiennes, comme
l’interdiction de construire et le refus d’appliquer le regroupement familial
avec les conjoints et les enfants palestiniens vivant en dehors de Jérusalem,
ont contraint des milliers de familles palestiniennes à quitter leur Jérusalem
natale pour Ramallah, Jéricho et d’autres endroits en Cisjordanie où la vie est
moins difficile. Ce faisant, elles perdent leur statut de résidents permanents
d’Israël – et ses droits inhérents. Le « droit » d’Israël à révoquer
le statut de résidence qu’il « accorde » aux habitants non juifs de
Jérusalem-Est est considéré comme « légitime » - bien qu’il ignore le
fait que nous sommes nés à Jérusalem, que nous y avons vécu toute notre vie, et
que nous n’avons pas d’autre maison ou droit de citoyenneté ailleurs.
Alors que je
contemple la contravention qui m’a été infligée pour « violation de la loi »,
il me paraît indéniable que les règlements israéliens sont scrupuleusement
conçus pour rendre notre vie quotidienne – et notre existence même – illégitime
à Jérusalem-Est, au point que l’on pourrait perdre de vue qui est l’offenseur
et qui est l’offensé. Il est certain que les lois israéliennes concernant les
habitants non juifs ne sont pas en accord avec les codes internationaux des
droits humains et de l’éthique. Au contraire, elles servent à nous priver de
notre liberté et de nos opportunités, à nuire à nos personnalités et à abîmer
nos âmes, tout en octroyant un faux sentiment de légalité à nos oppresseurs – à
l’opposé même de ce qu’une loi est censée faire !
Il ne faut pas
oublier que c’est nous qui sommes les natifs de cette ville et de ce pays. Nous
appartenons à Jérusalem et nous avons été présents ici bien avant le moment
désastreux de l’histoire où l’occupation s’est emparée de notre lieu de
naissance et a promulgué ses lois discriminatoires visant à nous métamorphoser
en résidents conciliants ou à nous rejeter comme des délinquants et des intrus
sans foi ni loi.
Samah Jabr est jérusalémite, elle est psychiatre et psychothérapeute et
se préoccupe du bien-être de sa communauté, et au-delà, des questions de santé
mentale.
Traduction : JPP
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